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C'est Peu Dire

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Et Moi

  • AR.NO.SI
  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

7 novembre 2025 5 07 /11 /novembre /2025 03:28

[Cinquième partie du Voyage de Nubecito. Perdu sur la côte mexicaine, le jeune cumulus hawaïen a été pris en charge par Brad qui doit le ramener chez lui. Après avoir traversé le Mexique avec Ludmilla, puis l’Atlantique sur le Françoise-Sagan, Brad, devenu Nov, a remonté la Seine à vélo jusqu’à Paris. Après une étape à Milan chez Alomè, il va passer par Trieste et Ljubljana avec son père pour rejoindre ensuite Olga en Serbie.]

Le train démarrait. Nov lut.

Il avait posé sur la tablette son carnet, son téléphone et une bouteille d’eau et il reprit la lecture de son Moby-Dick interrompue à Milan. Quelques pages par jour, il en viendrait bien à bout en moins d’un an. Donc, Moby-Dick, chapitre 14, Nantucket. « Seul le Nantuckais réside sur la mer. C’est là son foyer.  […] Pendant des années il ne sait plus rien de la terre, et lorsqu’il y revient enfin, elle a pour lui un parfum d’autre monde, plus étrange que celui de la lune n’en aurait pour un terrien. »

Nov pensait. Le train continua.

Je risque moi aussi, d’être sacrément surpris à mon retour au Mexique. Il tapa “Nantucket” sur son téléphone. « Île américaine au sud-est de Boston. Port d’attache du Pequod, le baleinier sur lequel Ismaël embarque dans Moby-Dick de Melville ». Est-ce que j’ai un port d’attache, moi ? Je vais faire le tour du monde et revenir à Puerto Valla, j’aurai bien fait un tour, une boucle, mais est-ce que ce sera un retour à mon port d’attache ? Est-ce qu’on peut retourner ? On peut avancer lentement, on peut faire une pause, on peut faire marche arrière, on peut se retourner, bien sûr, mais j’ai l’impression qu’on ne retourne jamais. C’est peut-être parce que la Terre est ronde qu’on a l’impression de revenir, mais c’est une illusion. Il prit son carnet et écrivit : « Quelqu’un a dit, on ne part jamais, moi je pense qu’on ne revient jamais. »

Des passagers montèrent. Nov textait.

« Salut Dad, je suis dans le train, j’arrive à 19h27 à Trieste. Je te rejoins comme convenu à l’hôtel. C’est bon ? ». Il remarqua que son père n’était pas connecté, il devait être occupé.

Il continua. « Coucou Mam, super séjour à Milan, découvert Caravaggio et Italo Svevo, mais rien vu de la ville à cause de la tempête, à part la statue du Saint écorché, oublié le nom du saint et du sculpteur. On se fait une visio demain. Ce soir suis avec Dad, on appellera. Kissou. » Pas de réponse non plus. Il était onze heures à Mexico, elle devait être en cours.

Il texta à Alomè : « Suis dans le train. Ouf ! Milan est assis sur un volcan qui se réveille parfois. Personne ne le sait mais moi j’ai bien senti les secousses et la chaleur. Ou alors, je t’ai rêvée. Appelle si tu existes pour de vrai ! ». Il repensa à son départ précipité. Une bonne partie de la nuit à écouter Alomè lire, un sommeil léger et intermittent, puis l’effondrement au petit matin jusqu’au réveil brutal à 13 heures. Un café trop noir, une douche trop rapide et ses affaires jetées en vrac dans son sac, le taxi qui traînait, les embouteillages pour rejoindre la gare et le tout sous un soleil de plomb. Après le déluge, on annonce un retour de la canicule. Il prit son carnet et nota : « Dedans comme dehors, le désordre et l’intensité gagnent ». Pas de réponse. Il texta encore : « J’ai oublié de te remercier. C’est aussi que je trouvais le mot un peu court (cinq lettres) à côté de ce que tu m’as offert (deux livres). Appelle, si tu veux. J’ai aimé ce petit tour dans ton monde. Ou écris. »

Combien de temps était-il resté à Milan ? Le Mexique lui semblait tellement loin. Était-il déjà en train d’oublier ? Il eut soudain envie d’aller s’allonger à l’ombre sous la barque de Diego, très envie aussi de parler à Ludmilla. Il lui texta : « Buona sera Vera, hola Ludmilla, je ne t’ai pas oubliée. Je pense à vous. Fort. Appelle ».

Les paysages défilèrent. Le téléphone se taisait.

« Hello, le monde, je suis là ! Y’a encore quelqu’un ou je suis le dernier survivant. » Il regarda son livre sans enthousiasme. Il relut du bout des lèvres les quelques lignes griffonnées sur son carnet. Bof ! De toute façon, il y a déjà eu un Proust, deux, ça ferait trop. Oui, le soleil mexicain, la barque de Diego, l’énergie de Vera, il y pensait.

*****

– Allo, chéri, tu voulais quelque chose ?

– Salut Dad, je voulais te prévenir que j’arrive tout à l’heure.

– … mais… il y a eu un changement par rapport à hier ?

– Hier ?

– Oui, hier, on s’est téléphoné et on s’est mis d’accord pour le rendez-vous.

– Hier ?

– Oui. Je t’ai envoyé l’adresse du Savoia comme convenu. Il y a un problème ?

– Tu veux dire que tu m’as téléphoné hier ?

– Chéri, tu m’inquiètes. Quelque chose ne va pas ?

– Non, non, rassure-toi. J’ai seulement l’impression d’avoir passé des jours et des jours à Milan. En fait, c’est comme si le temps s’étirait, comme si chaque seconde devenait un moment, enfin…, quelque chose comme ça.

– Écoute, tu m’expliqueras, je ne suis pas sûr de bien comprendre. Tu es sûr que tout va bien, n’est-ce pas ?

– Oui, sûr et certain. Ça s’étire et en même temps, ça accélère, c’est vraiment bizarre… Je serai à l’hôtel avant huit heures.

– Parfait, tu auras le temps de prendre une douche, j’ai réservé une table dans un bon restaurant, mais tu préféreras peut-être te reposer, tu me diras. Excuse-moi, j’ai une visio avec le ministère, tu sais que je suis « en mission », en quelque sorte. Je voudrais tout liquider pour être tranquille demain. Allez, à tout de suite.

*****

Nov essaya à nouveau d’appeler Alomè, mais avant même d’avoir fini de composer le numéro, son téléphone sonna.

– Allo Nov, désolée, j’ai pensé cent fois t’appeler et chaque fois j’avais quelque chose d’important à faire. Je suis tellement désolée. Bien sûr que nous aussi, on pense à toi. Il s’est passé pas mal de choses depuis deux jours, il y a des bonnes nouvelles et d’autres moins bonnes.

– La bonne nouvelle, c’est que tu appelles. On essaie de mettre la vidéo, j’aimerais bien te voir.

– OK. Si c’est trop lent, je la déconnecterai. Où en es-tu ? Je n’ai même pas eu le temps de te suivre, en plus l’appli de ton ami plante souvent. Tu es toujours à Paris ?

– Non, non, je viens de quitter Milan et je rejoins Dad à Trieste. Tout va bien, je te raconterai, mais parle d’abord. Commence par la mauvaise nouvelle.

– D’accord, c’est au sujet de Pap’. Ses copains m’avaient déjà alertée sur ses maladresses et ses chutes. À la maison et en mer, je n’avais rien remarqué, il semblait normal, mais c’est parce qu’il connaît chaque centimètre carré. Sa maison, la mer, c’est son monde. Son copain policier, tu sais Juan Luis, il m’a conseillé de l’emmener voir l’oculista, alors on y est allés avant-hier. Pap’ a une iritis, je ne sais pas si tu connais, c’est une inflammation de l’iris. Il va progressivement perdre la vue, il y a des traitements, mais c’est assez lourd et Pap’ a dit non. Mais le pire, c’est la cause. On va devoir faire des analyses, l’oculista pense à une infection bactérienne, il pense à la syphilis.

– Pardon ?

– Oui. Une forme latente que Pap’ aurait depuis longtemps. Il m’a interrogée sur sa vie sexuelle, tu sais que je parle librement de tout ça, mais là, c’était quand même gênant. J’ai répondu que je ne savais pas, mais je lui ai dit pour ma mère. Son conseil, c’est de le laisser tranquille avec son iritis puisque ça ne le fait pas souffrir. Ça peut évoluer très lentement et compte tenu de son mode de vie, il s’adaptera. Il lui a seulement prescrit des gouttes. Pour la syphilis, si les analyses confirment son hypothèse, il faudra agir et il y aura un traitement à suivre absolument. Il faudra aller voir un médecin avec les analyses.

Qué mierda! Et Pap’, comment il prend ça ?

– Devine ! Ce n’est pas parce que c’est mon père, mais vraiment il est unique. Il a dit, « viens, je t’invite à manger une glace, ça fait bien vingt ans que je n’en ai pas mangé. Je ne sais pas s’ils font toujours le parfum chocolat ? »

– Ah ah, génial ! Oui c’est lui, Diego, je le reconnais. Qu’est-ce que vous me manquez ? Cette glace, elle était unique, j’aurais aimé la manger avec vous.

– Oui et il était comme un enfant en la mangeant, il en a mis partout parce qu’il riait à chaque léchage. Il a une réserve inépuisable de joie en lui. Mais derrière tout ça, je sais bien aussi qu’il y a sa façon d’envisager la mort et ça, ça me fait mal. Je n’ai pas sa sagesse. La mort, c’est une belle invitation à ne pas refuser. Ça, je ne peux pas… On en parlera quand tu rentreras.

– D’accord.

– Autrement, ce soir, je pars à Mexico. Jack m’a demandé de m’occuper de l’agence pendant une semaine.

– Et Karolyn ?

– Écoute, il n’est pas rentré dans les détails, mais ils se sont rapprochés tous les deux, on va dire, ils partent ensemble une semaine. Ils vont faire un trek du côté de Chihuahua, « sur les traces de Pancho Villa ». Jack n’en peut plus des tours, je cite, “insolites et cools” pour “bourgeois incultes”. Il rêve d’aller épuiser des Yankees capitalistes sur les traces des révolutionnaires mexicains, sans oublier de leur faire payer cher, au premier sens du terme.

– Je suis sûr que ça marchera. Tu loges à la maison ?

– Oui, en plus on a programmé une sortie avec Nadja. Ils viennent d’ouvrir un nouveau musée Frida Kahlo, la Casa Kahlo, c’est à côté de la Casa Azul. En fait, c’est dans sa maison familiale, la Casa Roja. C’est là qu’elle a passé son enfance, mais c’était aussi une sorte de refuge où elle venait se reposer et se réparer dans les moments de crise avec Diego. On va aller voir, ça peut être intéressant et montrer un peu de la personne derrière le personnage. Voilà, tu sais tout de ma vie qui ne change pas beaucoup. Je sais aussi que vous avez prévu une visite virtuelle de Trieste, « sur les traces de Joyce ». Ta mère est ravie de cette idée ; le dernier cours, elle a fait une digression d’au moins une heure sur Ulysses, dans le texte bien sûr, et sans une note. C’est à croire qu’elle connaît le livre par cœur. J’essaierai d’être là, au moins l’après-midi. Excuse-moi, je te laisse, le cours reprend.

– À demain alors, je t’embrasse.

*****

– Allo ? Ah mon fils d’amour, quel soulagement de t’entendre ! Tu vas bien ?

– Mam ? Bien sûr que je vais bien. Qu’est-ce que c’est que cette voix inquiète. Ne me dis pas que Dad t’a parlé de moi ?

– Mais bien sûr que non !

– Mam…

– Bon, c’est vrai, il m’a dit que tu semblais être pris par une espèce d’absence. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’il disait, il m’a répondu, moi non plus. Alors je voulais en savoir plus.

– D’accord. Alors note et écris en capitale, Nov va très bien.

– Parfait. On n’en parle plus. Raconte-moi plutôt ton séjour à Milan, tu as apprécié, n’est-ce pas ? Qu’as-tu vu d’intéressant ?

– Comme je t’ai dit, il a fait un temps pourri, je ne suis sorti qu’une fois, pour aller manger un cannoncini et voir la statue d’un écorché dans la cathédrale.

– Ah oui, le fameux cannoncino de Serge Milano. Je ne le connais que de nom, ça doit être délicieux. Et la statue, j’imagine que c’était le Saint Barthélémy de Marco d’Agrate.

– C’est ça ! Tu connais ?

– Oui, j’ai visité plusieurs fois le Duomo, une fois j’étais avec Livia et sa fille qui a fait des études de kinésithérapie. Elle nous a fait beaucoup rire en nous montrant les incohérences anatomiques de la sculpture, elle nous a expliqué très sérieusement que cette statue ne pourrait pas courir parce que le quadriceps fémoral n’était pas solidaire du bon tendon et que je ne sais plus quel muscle fléchisseur était mal positionné. Dis-moi, ça fait longtemps que je n’ai rien lu de toi.

– Ah oui, mais je ne peux pas tout faire, là, j’ai suivi un cours d’histoire de l’art et de littérature en accéléré, alors je n’ai pas eu le temps d’écrire. Je viens juste de reprendre la lecture de Moby-Dick, j’y vais lentement, je t’enverrai mes impressions au fur et à mesure. On se voit demain alors.

– Oui, je suis ravie de vous accompagner à Trieste, je vous lirai quelques passages d’Ulysses.

– Comment, tu ne le connais pas par cœur ?

*****

Nov raccrochait. Le téléphone sonna.

– Tiens, un numéro inconnu ?

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1 novembre 2025 6 01 /11 /novembre /2025 03:17

– Assenzia est la plus jeune de mes tantes. Oui parce que mes grands-parents ont eu sept filles et le tout sur plus de vingt ans ; ma mère est l’avant-dernière, et, donc, moi je suis la plus jeune de tous les cousins, non.

– C’est drôle, en espagnol, ausencia, ça veut dire absence !

– Ah oui, et en italien, c’est encore mieux, absence se dit… assenza ! D’ailleurs, son vrai prénom, justement, c’est Assenza, mais nous les cousins, on l’appelle Assenzia. Le plus incroyable, c’est que son prénom n’a rien à voir avec l’absence, il vient du village d’Assenza sur le lac de Garde d’où mon grand-père était originaire. Autre coïncidence, en plus de l’appartement de Milan, elle a une grande maison qui lui vient de feu son mari, sur l’autre rive du lac, juste en face d’Assenza, à Gardola, où elle vit le plus souvent.

– Que d’absence autour de toi, Alomè. En tout cas, on n’est pas dans l’absence de moyens !

– En fait si. Bon, je te raconte, mais je résume. Mes grands-parents étaient pauvres. Très pauvres. Sans doute pour compenser l’absence de cadeaux, ils ont donné à leurs filles, et sans compter, des principes d’éducation durs, très durs, absurdes souvent et parfois même violents, si tu vois ce que je veux dire. Sauf pour Assenza, la petite dernière, qui avait littéralement tous les droits. Ce qui la conduisit le jour de ses vingt ans à un bal. On est à la fin des années soixante-dix, non. Elle danse, elle rit, elle boit et se retrouve enceinte du beau Gabriele. Petit scandale, mais finalement rien de dramatique ni même d’original, elle aurait pu rentrer à la maison et élever son enfant, assistée de ses six sœurs. Sauf que le beau Gabriele était aussi le fils unique d’une famille de banquiers génoise, très riche et très catholique, les Boccabianca, chez qui on n’avorte pas et on assume. Donc, tout est allé très vite. Il a été proposé aux grands-parents, un mariage immédiat accompagné d’une petite somme d’argent (qui devait quand même faire beaucoup pour nous puisque Grand-père n’a pas hésité une seconde). En contrepartie, il y avait une condition sine qua non : qu’il n’y ait plus aucun contact entre les deux familles après le mariage, à part une visite de ma tante à sa famille, de temps en temps, mais sans son mari et sans son enfant. Ma tante n’ayant évidemment pas son mot à dire. Tu imagines un peu la violence de la chose, mais, bon, il restait six filles, j’imagine que ça suffisait à Grand-père. Alors, les spaghettis ?

– Délicieuses.

– Délicieux. Oui, aglio e olio, c’est simple et efficace.

– Et ta tante a survécu ?

– Tu vas voir. Donc, au mariage, mes grands-parents ont rencontré pour la première et dernière fois les Boccabianca. Au début, Assenzia venait une fois par mois, en voiture avec chauffeur, les bras chargés de chocolats et de cadeaux. Tu imagines le contraste. Mais rapidement – je ne sais pas si les beaux-parents avaient une bonne connaissance de l’âme humaine et qu’ils avaient prévu la chose – rapidement, Assenzia a espacé les visites parce qu’elle était littéralement harcelée ; elle a fini par ne plus venir du tout. Elle aurait pu disparaître définitivement, mais dix ans plus tard à peu près, le grand-père Boccabianca meurt, suivi de sa femme, deux mois plus tard, laissant Gabriele comme seul héritier. Ce n’est pas fini, triste série noire, Gabriele meurt à son tour dans un accident de voiture, quelques années plus tard. On est au début des années quatre-vingt-dix, je vais bientôt naître. Assenzia se retrouve alors à la tête d’une fortune colossale et elle n’a même pas trente-cinq ans.

– Et son enfant ?

– Ah, j’ai oublié de te dire. Ironie de l’histoire ou plutôt sarcasme morbide de l’histoire, une fois mariée et installée avec son mari, elle a accouché d’un enfant mort-né et il semble bien qu’elle soit devenue stérile. Évidemment, après le décès de son mari, elle a retrouvé les siens. En quinze ans, il y avait eu quelques mariages et quelques naissances. Retrouvailles émues, embrassades chaleureuses, cris et larmes, à l’italienne, non. C’est mon cousin Roberto qui m’a raconté, il se souvient très bien, il a pratiquement le même âge qu’Assenzia à cause du décalage de générations – c’est peut-être aussi la communauté des exclus. Pour Roberto, son histoire vaudrait le détour – homosexuel banni par sa famille, docteur en physique théorique et aujourd’hui, apiculteur décroissant ! –, mais il faut que je me tienne à celle d’Assenzia, sinon on va se perdre dans la saga familiale.

– J’espère qu’il y a un écrivain chez les cousins pour raconter tout ça.

– Ah ah, oui, j’ai une cousine Brigitta qui a écrit là-dessus, mais ça n’intéresse personne. Pourtant, c’est un vrai feuilleton. Je continue. Évidemment, c’était prévisible, la joie des retrouvailles a rapidement cédé la place à la jalousie, aux remontrances et aux menaces, surtout de la part des six beaux-frères. Individuellement, ils n’étaient pas méchants, mais ensemble, ils mutaient et devenaient une meute de mâles voraces et grossiers et je ne te parle pas de leur orientation politique. Alors, Assenzia s’est mise à entretenir six familles, disons à aider. Je ne sais pas de combien, mais ça devait être correct. En revanche, pour la génération suivante, la mienne, ça a été, no limit. Sauf pour Roberto, l’inetto de service, qui n’a jamais accepté une lire.

– Et au niveau des cousins, les relations sont bonnes ?

– Oui, excellente. Nous sommes dix-neuf cousins, plus Roberto. On est les deux seuls à ne pas être casés, je ne sais même plus combien j’ai de neveux et nièces. On a tous fait des études supérieures.

– Donc c’est très différent de la génération d’avant, la meute.

– Oui. Une autre planète. Les oncles se sont calmés entretemps, gavés par Canale 5, tu sais, la télévision privée de notre milliardaire pays, Berlusconi. Gavés et isolés, donc inoffensifs. Aujourd’hui, je n’ai même plus besoin d’imaginer des mensonges pour ne pas assister aux réunions familiales puisqu’il n’y en a plus. Les grands-parents sont morts, les oncles sont gros et les tantes se téléphonent. Peut-être que j’exagère, peut-être que je devrais faire des efforts, peut-être qu’il y a du bon en chacun d’entre eux, sûrement même, mais je me suis tellement éloignée, non.

– Peut-être aussi qu'ils se sont éloignés de toi.

– En effet. Je ne sais pas si c’est l’héritage fasciste ou l’éducation religieuse, mais ils n’ont jamais, je ne dis pas accepté, mais seulement compris mon homosexualité. Même certaines de mes tantes. C’est soit une maladie, soit une perversion, soit une punition divine. Tu sais que le mariage homosexuel n’est toujours pas légal chez nous. Et Meloni n’a pas l’intention de changer les choses, elle dit que l’union civile existe déjà et que ça suffit. En passant, je ne comprends pas ce qui vous séduit chez elle, vous les Français. On a un des régimes les plus réactionnaires de l’Union européenne, simplement, elle est plus jolie qu’Orban et sans doute plus rusée.

– C’est vrai. Je ne suis pas ça de très près, mais elle inquiète moins qu’au moment de son élection.

– Moi je vous dis, soyez vigilants, amis français. Je ne suis pas historienne, mais je suis Italienne. En France, je vous entendais souvent parler, dans une même phrase, du fascisme et du nazisme. Je ne veux pas nier les horreurs du nazisme, mais il y a une chose que vous oubliez souvent, c’est que chez nous la dictature a duré plus de vingt ans. Et en vingt ans, je peux te dire qu’une idéologie empoisonne tout et diffuse son venin en profondeur et qu’il en faut du temps après pour nettoyer ça. C’est Roberto qui dit toujours, “Potare è un arte, abbattere è un mestiere, ma sradicare è una guerra.” Tu comprends ? Élaguer est un art, abattre est un métier, mais sradicare, tu sais, enlever la souche et les racines, ça c’est une guerre. Et ça veut dire que dans toutes les familles, en Italie, il y a, aujourd’hui encore, des fascistes et dans toutes les familles, il y a des antifascistes, parce qu’on a aussi développé un vaccin. Peut-être que je me trompe, peut-être que je généralise comme d’habitude, mais je crois que chez vous et chez les Allemands, l’expérience du nazisme a été trop courte pour laisser des traces durables. Disons que c’est un chapitre dans vos livres d’histoire, pas une cicatrice honteuse. Évidemment, je ne parle pas de ceux qui ont vécu ces horreurs.

– C’est possible, mais peut-être aussi que tu es particulièrement sensible.

– Ce n’est pas simplement moi. Disons que nous sommes particulièrement vigilants. Mais je reviens à mes cousins. Il y a autre chose qui nous a éloignés de la génération précédente. Nous sommes tous des transfuges de classe, comme vous dites, mais sans la névrose et la culpabilité qui vont parfois avec, bien au contraire.

– Explique un peu, s’il te plait.

– C’est simple, grâce à Assenzia, on a tous fait des études supérieures, connu un autre monde et rencontré d’autres gens. Je ne te cache pas que j’ai pu faire des études et passer cinq ans en France grâce à elle. Ce n’est pas la pauvreté qui me gênait, c’était l’étroitesse, la rigidité et le fatalisme de mes oncles. Dans ma vie, ça se traduisait par la prévisibilité : mon histoire était déjà écrite, ce serait celle de ma mère, pauvre, docile, inculte. Tu te rends compte, sans Assenzia, on ne se serait pas rencontrés nous deux, peut-être que j’aurais été femme de ménage sur le Paris-Milan et que tu ne m’aurais même pas vue.

– Ouf, on a évité une autre absence !

– Et donc, je réponds à ta question, comme elle a aussi sa maison à Gardola, plus un appartement à Gênes, elle n’est pas souvent à Milan. Chaque cousin a une clé et y passe de temps en temps. À une époque, ça a été une vraie coloc d’étudiants. C’était génial et tu trouvais toujours des inconnus, des tomates fraîches et du persil. Aujourd’hui, il reste des chambres vides pour les étrangers, des placards pleins de pâtes et la grande bibliothèque.

– Et tu vas y rester longtemps ?

– Tu sais, là, je navigue à vue. Même si j’ai peu d’espoir, je voudrais quand même savoir ce que je peux sauver de ma relation avec Laura. Ensuite, je vais voir comment vont s’organiser mes cours et donc, le salaire qui ira avec. Il est possible que je reste ici quelques mois. Et après… on verra. Allez, on retourne dans la chambre. En passant, je vais te montrer la bibliothèque.

– Ce sont les livres de ta tante ?

– Pas vraiment, elle ne lit que des revues. En fait, très vite, il y a eu un rituel ici. Chaque visiteur venait avec un livre et le laissait. Il arrivait aussi qu’on en prenne un. Ça a été pendant longtemps une bibliothèque vivante et à chaque passage, on trouvait des livres nouveaux. Il y a plusieurs gros liseurs chez nous. Au début, on les empilait dans le couloir et puis Assenzia a fait monter cette immense bibliothèque qui doit bien faire dix mètres de long.

– En effet ! J’espère qu’ils sont bien rangés.

– Oui, il y a une dizaine d’années, on s’y est mis à cinq et on a tout rangé par ordre alphabétique. Tiens, voyons voir s’il y a du Svevo. Stendhal, Stern, Swift, Svevo... C’est là-haut, essaie de les attraper.

– Alors, La Cosienza di Zeno, en deux exemplaires, Una Vita.

– Ah oui, c’est son premier livre. Tiens, sors-le-moi, je ne l’ai jamais lu. Ensuite ?

Senilità, évidemment, et Corto viaggio sentimentale.

– Hein ? Montre-moi. Je ne savais pas que Svevo avait écrit ça. Regarde, c’est dédicacé. “Pour Brigitta, ma Bolognaise préféré. Giulio l’affamé. Avril 2011”. Énorme ! Brigitta, c’est ma cousine, Giulio, c’est son ex, ils ont étudié le français ensemble à Bologne. Je ne serais pas étonné qu’elle l’ait quitté pour son orthographe approximative et son humour douteux. Elle est enseignante maintenant. Tiens, cadeau, c’est pour toi. En plus, il vaut mieux que son mari ne tombe pas sur la dédicace, il est très jaloux. Allez viens, on retourne sous la couette, je t’invite dans mon lit cette nuit, exceptionnellement.

– On va lire encore ?

– Peut-être. Tu pensais à autre chose ?

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26 octobre 2025 7 26 /10 /octobre /2025 02:33

– Allez, installe-toi Nov. Je te résume l’histoire de Senilità, mais ce n’est pas le plus important, ce qui est vraiment intéressant, tu vas voir, c’est l’analyse psychologique des personnages, non. C’était vraiment nouveau à l’époque. Au lycée, on le compare toujours à Joyce, le copain de ta mère, et à votre Proust. Je ne sais pas, c’est peut-être exagéré, de toute façon, ce n’est pas ça qui compte non plus. Svevo invente une espèce d’antihéros, l’inetto, c’est-à-dire, l’inapte, l’inepte, l’incapable, l’inadapté, l’impuissant, le velléitaire... vous n’avez pas vraiment d’équivalent en français. C’est une sorte de charlot avec peu d’humour et beaucoup de lucidité. Tu imagines, à l’époque où le Latin lover va s’imposer, genre Rudolph Valentino, sans parler du surhomme fasciste qui arrive... Le livre n’a eu aucun succès, évidemment, ni en Italie ni ailleurs. Senilità, c’est encore le récit d'une disparition, et moi, ça me plaît beaucoup.

– Je vois ça. Tu as l’air de vraiment t’amuser. Remarque, ça change du balcon !

– Non, c’est lié. Tu te souviens du triangle rectangle et de ton hypoténuse, eh bien disons que l’inetto est en dehors, ou à la marge, c’est un marginal si l’on prend comme référence, l’action, l’événement, ce qui a lieu et se fait, ce qui doit se faire et se dire. Tu me suis ?

– Je préfère quand tu es moins abstraite. Donne-moi un exemple.

– Justement, Emilio, le héros de Senilità

– Tu veux dire le sénile de l’histoire ?

– Oui, mais il ne s’agit ni d’artères ni de neurones. Il a trente-cinq ans, c’est sa vie qui sent le moisi, une vie fade et routinière. Un premier roman oublié, un métier sans intérêt, des relations superficielles, la vie d’un vieux garçon qu’il partage avec sa sœur, vieille fille comme lui. Puis il rencontre la belle Angiolina, jeune, vivante, joyeuse… mais la beauté angélique est aussi menteuse, manipulatrice et vénale. Alors sa vie bascule. Sa névrosée de sœur se suicide, son infidèle d’amoureuse le quitte et son seul ami qui réussit en tout, séduit son amoureuse, émeut sa sœur et s’en va le cœur léger et l’esprit libre. C’est ça Senilità, l’histoire d’un trentenaire obsessionnel, déjà vieux, qui finit seul, seul avec les souvenirs de tout ce qu’il n’a pas fait, déjà fatigué d’une vie qu’il n’a même pas vécue.

– Waouh ! Vu du balcon, ça a l’air d’une sacrée fête ! Et toi, ça te rend joyeuse ?

– Disons que ça me réveille et puis tu sais que les surhommes, moi, ça ne me fait pas rêver, ça me fait vomir. Attends, je lis des passages au hasard, en italien d’abord et ensuite, je traduis. « Egli traversava la vita cauto, lasciando da parte tutti i pericoli ma anche il godimento, la felicità… il traversait la vie, prudent, laissant à part tous les dangers mais aussi le plaisir, le bonheur… A trentacinque anni si ritrovava nell’anima la brama insoddisfatta di piaceri e di amore… à trente-cinq ans, il trouvait dans son âme le désir insatisfait de jouissances et d’amour…  e già l’amarezza di non averne goduto… et déjà l’amertume de n’en avoir pas profité… e nel cervello una grande paura di se stesso e della debolezza del proprio carattere… et dans son cerveau, une grande peur de lui-même et de la faiblesse de son propre caractère… invero piuttosto sospettata che saputa per esperienza… en fait plutôt soupçonnée que connue par expérience »

– J’ai l’impression qu’il pense trop, ton gars !

– Exactement, il analyse mais n’agit pas. Il se prépare et attend toujours le bon moment. Et puis, miracle !, il rencontre Angiolina. « Raggiante di gioventù e bellezza ella doveva illuminarla tutta…  rayonnante de jeunesse et de beauté, elle devait l’illuminer totalement… facendogli dimenticare il triste passato di desiderio e di solitudine… lui faisant oublier son triste passé de désir et de solitude… e promettendogli la gioia per l’avvenire ch’ella, certo, non avrebbe compromesso… et lui promettant la joie pour l’avenir qu’elle ne saurait, c’est sûr, compromettre. »

– Ah ! enfin un peu d’action.

– attends. Tu vas dire que j’interprète, mais voilà, la disparue de Manet, c’était zia Maria, ma tante préférée et l’inetto de Svevo, c’est un peu mon vieux cousin Roberto.

– Ton cousin préféré, je parie.

Ecco. Maintenant, Roberto est apiculteur près de Turino. Mon hypothèse, c’est que les inettti souffrent d’un mal-être parce qu’ils sont inadaptés à leur environnement, mais cette inadaptation est en fait le signe d’une grande santé, parce que c’est leur environnement qui est malsain, non. Pour Emilio, je ne sais pas, parce que ça manque un peu de couleurs et de folie, mais pour Roberto, c’est exactement ça : il ne s’est jamais adapté à son environnement toxique et il est resté en bonne santé. À part ses yeux, il a toujours été très myope. Peut-être que ça l’a protégé aussi. Il faudrait creuser ça, l’inetto est souvent myope.

– Je ne voudrais pas juger trop vite, je ne dis rien de ton cousin que je ne connais pas, mais ton Emilio, pour moi, il appartient plutôt à la famille des losers ?

– Pas exactement, parce qu’il ne commet pas vraiment d’erreur, puisqu’il s’arrête toujours avant d’agir. Il est nul, ça c’est vrai, non pas parce qu’il fait mal, mais parce qu’il ne fait pas.

– Je me demande si ce n’est pas pire encore. En tout cas, il n’a pas l’air très épanoui et lui-même se prend pour un nul.

– Peut-être, ce qui est bizarre, c’est que je suis toujours séduite par eux. Derrière leur nullité, je vois autre chose, je ne sais pas, quelque chose comme une faille qui ouvre sur une réalité insoupçonnée. Ils m’attirent. J’ai toujours envie de les comprendre et de les défendre. J’ai envie de m’occuper d’eux.

– J’espère que tu ne parles pas de moi ?

– Toi ! Jamais ! Tu n’es ni nul ni lucide. Toi, tu es un French lover qui s’ignore. Un gros calibre, une arme de séduction massive. Tu fais sans faire et tu vas même jusqu’à toucher les lesbiennes !

– Ah ah ! Quel portrait ! Je suis flatté.

– Attends, calme-toi, j’ai dit toucher, pas couler. Allez, je continue. Tiens, écoute ça, c’est la fin. « Erano passati per la sua vita l’amore e il dolore… l’amour et la douleur avaient traversé sa vie… e, privato di questi elementi, si trovava ora col sentimento di colui cui è stata amputata una parte importante del corpo… et, privé de ces éléments, il se trouvait maintenant avec le sentiment de celui qui a été amputé d’une partie importante de son corps… Il vuoto però finì coll’essere colmato… le vide, pourtant, finit par être comblé… Rinacque in lui l’affetto alla tranquillità, alla sicurezza, e la cura di se stesso gli tolse ogni altro desiderioRenaquit en lui l’affection pour…

– Bravo ! Il rebondit vite ! Pas si inetto que ça, finalement.

– Attends la suite. « Renaquit l’affection pour la tranquillité et la sécurité, et le soin qu’il prit de lui-même lui ôta tout autre désir. »

– Non ! C’est vraiment sinistre. Pour moi, je persiste, c’est un loser, mais un loser lucide.

– Lucide, oui, très lucide et assez doué pour les analyses et les constructions mentales, mais nul en vie, si je puis dire. Son ami dit de sa sœur Amalia qu’elle est nata grigia, née grise. La formule est monstrueuse mais elle convient aussi à Emilio, tous les deux sont nés gris et vieux. En fait le mot senilità n’apparait pas dans le texte si je me souviens bien, s’il est déjà vieux, ce n’est pas parce qu’il a beaucoup vécu, c’est exactement le contraire, et c’est l’inaction qui l’a épuisé. Angiolina, elle est jeune et belle, bien sûr, mais il dit d’elle plusieurs fois qu’elle est da una bela salute, elle a une belle santé. J’aime beaucoup la formule. Bon, il va vite lui découvrir beaucoup de défauts, il finira même par l’insulter et lui lancer des cailloux – c’est à peu près le seul moment où il fait preuve d’énergie. En tout cas, il ne s’agit pas vraiment d’une différence d’âge, puisque Amalia et Emilio sont des trentenaires, comme moi, Angiolina est une vingtenaire, comme toi, mais déjà sacrément expérimentée.

– Ça c’est de l’histoire d’amour ; ça fait envie !

– Ah ah, la fin est monumentale. Dans ses souvenirs, Emilio finit par donner à Angiolina le caractère de sa sœur, il lui confisque sa belle santé et la contamine, en quelque sorte, en lui donnant le virus de la tristesse et de la lucidité.

– … et ils disparurent dans l’absence, allant rejoindre la femme au balcon et la vieille à Emmaüs ! Moi je trouve ça macabre et barbant. Je ne sais pas à quel âge vous étudiez ça, mais tu ne crois pas que ça peut déprimer les élèves !

– Oui, c’est magnifique et terrifiant. Je ne sais pas ; ça peut traumatiser, ça peut aussi inspirer. Et ça pourrait même parler à certains ou à certaines.

– À quinze ans, si je me souviens bien, on a envie d’histoires et d’action, parce qu’on est encore un peu enfant et on a besoin de modèles ou de chemins, parce qu’on est bientôt adulte et qu’on n’a aucune idée de ce qu’on doit faire. Je dis une connerie ?

– Tu poses une question tellement difficile. Qu’est-ce que peut l’art ? Qu’est-ce que doit la littérature ? Est-ce que les artistes et les auteurs ont un rôle ou une mission ? J’aimerais bien avoir une petite réponse compacte qui tiendrait gentiment dans une phrase, mais c’est une question vertigineuse.

– Essaye quand même. J’imagine que tes étudiants vont te poser la question chaque année.

– Disons que l’art m’intéresse quand il bouscule, quand il provoque. Prends un Caravaggio, qu’il le fasse sciemment ou pas, il brouille les frontières, frontières entre le divin et l’ici-bas, entre le bien et le mal, le sacré et le profane, le mystique et l’érotique, comme s’il soupçonnait le caractère simpliste de ces oppositions et même entre le masculin et le féminin, entre la lumière et les ténèbres, il montre que tout s’emmêle.

– Oui, c’est le saint aux pieds sales, le petit joueur de luth aux traits féminins et le chiaro-obscuro.

Il chiaroscuro, oui ! Tu apprends vite. Et Svevo, plutôt que de décrire la joie, la réussite, le partage, il décrit la fatigue, l’ennui, l’incompréhension, peut-être pour dénoncer l’hypocrisie et la violence qui sont souvent derrière le succès. C’est comme si tout s’entremêlait. En fait, je ne pense pas que l’art entremêle les choses, disons qu’il donne à voir l’entremêlement. Voilà, l’art n’obscurcit pas, il éclaire l’obscurité, mais sans la remplacer par la lumière.

– J’aime bien la formule. Je crois que je commence à mieux comprendre. Caravaggio présente l’absence, comme tu dis. Par exemple, il montre la vieille femme, c’est discret, elle ne fait rien, rien sur elle n’accroche le regard, et normalement, sauf si on s’appelle Alomè, on ne la voit pas parce qu’elle est transparente. Sauf que si, justement, elle finit par crever la toile. Imagine un truc, le peintre fait l’appel de ses modèles : – Jésus ? – Présent ! – Aubergiste ? – Présent ! – Disciples ? – Présent ! – Présent ! Et puis il demande encore : – Vieille femme ? Et là, elle répond – Absente ! Mais personne n’entend, sauf certains...

– Ah ah. J’aime bien la scène aussi.

– Quand même, je ne peux pas m’empêcher de me poser la question du “à quoi ça sert ?”. Je ne suis pas sûr de voir l’intérêt de peindre l’absence ou d’écrire la vie d’un raté ? Voilà, ce que je veux dire, c’est, pourquoi pas démêler plutôt. Ou bien est-ce que ceux qui cherchent un guide ou veulent comprendre un peu, genre moi, doivent aller voir ailleurs que dans l’art ?

– D’abord tu dois savoir que je n’ai pas les réponses, je suis moi aussi encore en train de chercher. Ensuite il faudrait commencer par réfléchir aux raisons qui nous poussent à vouloir des réponses. Tiens, prends l’exemple de la Cena in Emmaus

– Euh… dis-moi, Alomè, à propos de Cena, on n’irait pas grignoter un truc ? J’ai le cerveau plein mais l’estomac vide.

– D’accord, j’aime bien la formule aussi. En haut, c’est comme en bas, il faut prendre le temps de digérer. Viens. On ne va rien trouver de frais, mais on va pouvoir se faire des spaghetti aglio e olio.

– Mais ta tante, elle est souvent absente ?

– Ah Assenzia ? C’est encore toute une histoire.

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20 octobre 2025 1 20 /10 /octobre /2025 03:44

– Allez, on va quand même faire un petit tour virtuel à la Pinacoteca di Brera. Je vais te montrer la Cena in Emmaus, le “Souper”, comme vous traduisez, même si, en cinq ans, je n’ai jamais entendu un seul Français utiliser le mot, ni comme verbe ni comme nom. L’avantage de la tablette, c’est que je vais pouvoir te montrer aussi la version de la National Gallery, à Londres. Tiens, on va faire un jeu. Je te montre les deux versions et tu me dis ce que tu en penses, non.

– Sans hésiter, je préfère ce tableau-ci, avec quatre personnages. L’autre est sombre et triste, celui-ci est lumineux et il y a plein de choses à voir. Techniquement, c’est incroyable, les pommes, le raisin, la veste déchirée, c’est tellement réaliste. Et j’adore la dynamique, on dirait que le personnage de dos va se lever. Et puis la main du personnage de droite qui s’avance vers le spectateur, c’est comme dans les films 3D, on a l’impression qu’elle va sortir du tableau. Je préfère celui-ci, l’autre, je crois que je n’aurais pas grand-chose à en dire. C’est ça ?

– Je te laisse parler, je ne veux pas t’influencer. Tu as le droit de dire ce que tu veux, tu as même le droit de te tromper…

– D’accord. J’aurais dû dire le contraire. Pourtant, tu es d’accord avec moi que celui-ci est plus coloré, plus riche, plus spectaculaire.

– Oui, je suis d’accord, et c’est pour ces raisons qu’il est moins puissant, moins révolutionnaire. C’est la version londonienne, il date de 1601, Caravaggio est presque au sommet de sa gloire, non. On va dire qu’il en rajoute un peu. Il “surpeint”. C’est un virtuose, tu comprends, et il le fait savoir. Donc tu as raison, il sait tout peindre, regarde l’osier de la panière, c’est extraordinaire, regarde les pommes, on a envie d’en croquer une, sauf la première qui est abimée, et le coquillage sur la veste du disciple, de loin, on pourrait penser que c’est un vrai qui a été collé, et le raccourci de la main gauche du disciple, effectivement, elle sort littéralement du tableau. En fait, techniquement, c’est un festival de tout ce que tu apprends à peindre dans les ateliers, le bois, la porcelaine, le verre, la peau, les cheveux, les tissus, etc., c’est à rendre fou les élèves à qui on demanderait de reproduire ce tableau. Caravaggio est un surdoué, mais la virtuosité ne fait pas le génie, non.

– Montre-moi alors le génie dans l’autre version, celle qu’on aurait dû aller voir.

– Oui, l’autre version date de 1606. Caravaggio vient de s’enfuir de Rome – tu te souviens qu’il est accusé de meurtre – ou peut-être qu’il est sur le point de s’exiler, c’est ce que je crois parce que la vieille femme est un de ses modèles romains, mais ce n’est pas important. Regarde son visage justement, elle ne semble pas vraiment concernée par ce qui se passe et ce qui va se passer. Au fait, tu connais l’histoire ? le passage de la Bible ?

– Non, figure-toi que je n’ai pas eu le temps de lire la Bible depuis hier.

– Ah, c’est vrai. Donc, Jésus vient de ressusciter et ses deux disciples qui ne l’avaient pas reconnu, comprennent soudainement que c’est bien lui, mais il va disparaitre à nouveau, et rejoindre son Père, pour l’éternité. Donc regarde, cette vieille servante, elle a l’air ailleurs, dans ses pensées ou plutôt dans sa vie pénible et sans joie. Ce qui est curieux, c’est que Caravaggio ait ajouté ce personnage par rapport à la version de Londres. Pourquoi ?

– Et oui. Pourquoi ?

– Attends, je te pose la question autrement. Regarde tous les visages. Qu’est-ce qu’ils expriment, je veux dire qu’est-ce qu’ils pensent de ce qu’il se passe ? Imagine que c’est une BD et que tu remplis les bulles.

– OK. Alors la servante, ce n’est pas qu’elle s’en moque, mais elle a ses propres problèmes, elle ne dit rien et probablement ne pense à rien. Elle est d’ailleurs la seule à ne pas regarder Jésus. C’est vrai, on se demande bien pourquoi il l’a ajoutée ? Ensuite, il y a l’aubergiste. Lui, il est plutôt curieux, peut-être qu’il ne connaît pas bien Jésus, qu’il ne sait pas qu’il a été crucifié et qu’il a ressuscité. Tu as raison, à bien regarder, je préfère l’attitude qu’il a dans le deuxième tableau, on dirait qu’il se dit : “vas-y mon gars, il paraît que tu fais des miracles, montre un coup qu’on rigole”. Et il y a les deux disciples, qui comprennent subitement ce qui se passe. Dans le premier tableau, ils sont choqués, le premier de dos, on l’entend dire “WTF !”, enfin, un truc comme ça, il saute de sa chaise, littéralement. Dans le deuxième tableau, c’est une émotion plus intériorisée, disons spirituelle.

– Très intéressant. Je te résume : indifférence fatiguée de la servante, méfiance curieuse de l’aubergiste et surprise ou saisissement ou stupeur des disciples ou illumination. Pas mal. Et le Christ ?

– Le Christ de Londres, il fait un peu son show, il est dans la lumière avec ses beaux habits rouges ; dans la version de Milan, je ne sais pas, il a l’air triste ou grave, il est à moitié dans l’ombre.

– Tout à fait. Le premier rappelle le miracle extraordinaire de la résurrection qui a eu lieu et le deuxième annonce le mystère incompréhensible de la disparition qui va avoir lieu. Maintenant, on revient à la servante, non. Regarde bien. Sur les deux tableaux, l’événement est inscrit dans une sorte de triangle rectangle et Jésus occupe le milieu du grand côté.

– Ça s’appelle l’hypoténuse, si je me rappelle bien le cours de madame Lambert.

– Tu as raison, soyons précis. Et là, à Milan, on a un cinquième personnage qui n’est pas dans le triangle, qui ne regarde pas Jésus et…

– et…

– … et qui n’est pas un homme.

– D’accord avec tout. Qu’est-ce que tu en déduis ?

– Beaucoup de choses intéressantes, par exemple la place marginale des femmes dans la religion et la société en général, à cette époque, mais je vois quelque chose de plus profond encore. Je vois l’absence.

– Tu vois l’absence. Alomè voit l’absence !

– Mais tu l’as dit toi-même. Le tableau manque de tout ce qui occupe brillamment la version de Londres. La table s’est vidée, plus de pommes ou de poulet, la lumière a baissé, Jésus a commencé à se retirer, il s’enfonce dans l’ombre, et une grande partie du tableau, disons un petit quart, est tout noir. D’autres auraient mis une fenêtre ouvrant sur un paysage, une décoration accrochée, un second plan, éventuellement des signes pour aider à comprendre ce qui va se passer. Non, Caravaggio peint une absence, une absence dont la présence gagne du terrain.

– C’est vrai, mais la présence de la servante contredit un peu ta théorie de la disparition.

– Non, elle la confirme.

– Ben, non !

– Si. La servante représente une autre absence, elle présente l’absence, elle est la présence douloureuse et triste de l’absence. Et c’est une absence ordinaire, quotidienne, féminine, allez, humaine aussi, qui n’intéresse personne, dont on ne parle pas, dont on ne se plaint pas, qui ne mérite pas une seule ligne dans la Bible. Mais c’est une absence incarnée. Et Caravaggio peint ça !

– Je ne suis pas sûr de te suivre. Comme souvent, je pense que tu exagères, mais je ne trouve pas les arguments pour te contredire.

– Nov, je n’exagère pas, et même, je me contiens. Je retiens ma colère, parce que ça me met en colère, ça. Je vais te raconter quelque chose. Déjà, toute petite, j’adorais les images, photos ou tableaux. Dès que j’en trouvais, je les découpais et les collais dans un cahier. Certains font des herbiers, moi je faisais des sortes de catalogues. Et dans un de mes cahiers, il y avait un tableau qui me terrorisait. Tu vas être surpris. Attends que je te le trouve, il est à Orsay. Je le regardais souvent, mais à chaque fois, je passais très vite dessus tellement il provoquait en moi des sentiments complexes d’angoisse, de révolte, de jalousie, de haine. Je sais que tu vas être étonné. Regarde, c’est ce tableau.

– Oui, j’ai déjà vu ce tableau. Bof ! C’est bien dessiné, mais ça ne m’inspire pas grand-chose. On dirait un peu une photo ancienne trouvée au fond d’un tiroir. Mais je ne vois pas ce qu’il a d’angoissant. Je trouve ça plutôt ridicule, tout semble codé, comme la vie dans certains milieux bourgeois, les habits, les gestes, les rôles. C’est qui le peintre, déjà ?

– C’est le Balcon de Manet. À chaque fois, ce tableau me faisait peur et en même temps me donnait la rage, non. J’avais peur pour les femmes de mon entourage – plus que pour moi, d’ailleurs, parce que curieusement, je ne me sentais pas exposée, à tort, peut-être –, peur qu’on les efface, elles aussi, et cela me mettait en colère parce que je voyais très bien le coupable. Tu vois cet immonde personnage masculin qui se tient debout, un peu en retrait, lui là, il s’impose et impose tout, son regard, son espace, son odieux machisme, sa posture ridicule, sa cravate grotesque, il est dans une hyperprésence. Il espère sans doute compenser sa taille réelle, parce que chez lui, évidemment, tout est petit, tout est minuscule, tout est étroit et ratatiné, oui mais voilà, c’est un homme et il écrase tout. C’est ça qui est insupportable, il est fermé et en plus il enferme tout. Tu ne peux pas imaginer à quel point je le détestais.

– Alomè ! Je vois bien que tu ne plaisantes pas, mais tu ne crois pas que tu vas un peu trop loin dans l’interprétation.

– Bien sûr que je vais très loin ! Je continue quand même. Regarde les deux femmes. À gauche pour nous, il y a une femme assise, on sent qu’elle n’a pas encore disparu, je devrais dire qu’elle n’est pas encore disparue, tu es d’accord ?

– Oui, d’ailleurs, c’est drôle, au Mexique, quand on parle des disparus, tu sais, ceux qui sont tués ou kidnappés par les narcos, on dit aussi qu’ils sont ou ont été disparus, están desaparecidos ou fueron desaparecidos.

– Oui, j’ai entendu parler de ce problème dans le film d’Audiard Emilia Peréz. C’est terrible, ça aussi. Pour les femmes du balcon, à la fois on les fait disparaître et à la fois elles s’y résignent. Celle qui est assise résiste encore, il y a encore un peu de rêve et de désir en elle, peut-être même un peu de gaité, un tout petit peu, non. Mais chez celle qui est debout, c’est fini, on l’a éteinte, on l’a étouffée et elle s’absente, sans faire de bruit, sans appeler.

– C’est vrai, je suis d’accord quand tu me montres les choses. Je comprends, mais ça reste difficile de ressentir les choses comme toi, d’autant que moi, je suis entouré de femmes qu’on ne peut pas éteindre, Mam, Vera, toi, Olga… Mais tu crois que Manet pensait à tout ça ?

– Non, enfin pas exactement. On sait qui sont les modèles qui ont posé pour lui. La femme debout, c’est une de ses amies, une violoniste talentueuse qui n’a rien de la “nigaude” ou de la “godiche” – c’est comme ça qu’elle est toujours décrite – du tableau.

– Donc, tu interprètes.

– Oui. Je lis, je traduis, je compare, j’imagine, et je me souviens. Allez, on arrête avec ce balcon, ça me fait monter une mauvaise énergie. On oublie la tablette, la palette et … quel était ton troisième -ette ?

– Branlette ?

– Non ! Nov, tiens-toi un peu ! C’était statuette. On va faire un peu de lecture, après on ira voir dans la cuisine de ma tante Assenzia si on trouve de quoi manger pour notre “souper”. Et après, on verra. Un peu de lecture ensemble d'abord, avant que toi, tu ne disparaisses comme un voleur demain et sans doute pour toujours, non.

– Si je peux me permettre, tu en sais beaucoup plus que moi sur le passé, OK, mais sur l’avenir, on est à peu près à égalité.

– Je te l’accorde. Donc, puisque tu vas à Trieste demain et qu’on ne sait pas ce qu’il pourrait nous arriver après-demain, je vais te parler ce soir du grand Svevo, Italo Svevo.

– Encore un Italo ? Quelle imagination !

– Cette fois, c’est un nom de plume qu’il s’est lui-même donné parce qu’il n’aimait pas son vrai nom, Aron Hector Schmitz. Il voulait rappeler ses racines italienne et souabe parce qu’il naît en Autriche-Hongrie et meurt en Italie. À Trieste.

– Et il naît où ?

– À Trieste, qui était devenue italienne entre-temps. Il a changé de nationalité et de pays, mais sans bouger. D’ailleurs, trouver sa place, ça sera le problème de sa vie et, en un sens, celui de ses personnages. Et cela nous mène à cette figure que l’on trouve dans presque tous ses livres, l’inetto. Enfin, dans les deux que j’ai étudiés au lycée. Le plus connu, tu en as peut-être entendu parler, c’est la Conscience de Zeno, mais je veux te parler de Senilità.

– Désolé, jamais entendu parler ni de Zeno ni de Svevo. Pas au programme dans les lycées français, en tout cas, il n’était pas sur ma liste de textes au Bac.

– Allez, viens sous la couette, je vais te faire la lecture. Emilio Brentani era un inetto

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13 octobre 2025 1 13 /10 /octobre /2025 03:11

– Bonjour, est-ce que Monsieur Gavazzeni est là ?

– Non. Ça fait un moment qu’on ne l’a pas vu, mais Giovanni est là.

– Très bien, vous pouvez lui dire qu’Alomè aimerait le voir, s’il vous plait.

– Je t’explique, Serge Milano – encore un qui a changé de nom – en fait, c’est Sergio Gavazzeni. Je parie que ça ne te dit rien, mais ici, en Italie, il est très connu, pour ses sacs et ses ceintures en cuir, non. C’est un hyperactif et la mode, ça ne lui suffisait pas, alors il a pris des cours du soir en cuisine. Tu imagines, le gars, il a plus de cinquante ans, il est riche et reconnu, et il suit des cours du soir pour apprendre à faire une pâte feuilletée ! Che bravo! Et le plus incroyable, c’est que dix ans plus tard, Serge-le-pâtissier est devenu plus célèbre encore que Sergio-le-styliste. Massimo respetto!

– Incroyable. Ça s’appelle la passion. C’est ce que vous avez tous et qui me manque, je crois. Toi, Serge, Michelangelo, Mam… Je ne comprends pas, je suis entouré de gens passionnés, Vera, Dad, Manon… et moi, rien. Je pense que…

Alomè!

– Ciao Giovanni, je te présente mon ami français, Nov. Je voulais lui montrer les incontournables à Milan, le Duomo, la Cena in Emmaus et les cannoncini.

– Ah ah, tu te moques déjà, mais merci quand même, je suis très honoré d’être dans ton tiercé. Quel courage vous avez de braver les éléments, c’est un temps à rester sous la couette ! Bonjour jeune homme, tu es entre de bonnes mains avec Alomè.

­– Ça, j’avoue. J’ai…

– Je voulais l’emmener voir Fontana au Novecento, mais il est fermé, il y a eu une inondation alors on va aller voir Caravaggio à Brera.

– Tu es historien de l’art, toi aussi ?

– Euh, non, je découvre et j’apprends lentement.

– Ah, tu es pâtissier, peut-être ?

– Non, plus.

– Ah bon ! Alors, c’est que tu dois avoir de belles qualités cachées pour être l’ami d’Alomè. Elle est très sélective et n’aime pas tout ni tout le monde. Par exemple, je ne l’ai jamais vu toucher à un seul de mes macarons !

– Ah ah c’est vrai ! Mais c’est Sergio qui dit toujours, « ceux qui aiment tout n’aiment rien ; mais ceux qui aiment presque rien, peuvent l’aimer totalement. »

– Entièrement d’accord, je te taquine. Dis-moi, je rentre demain à Erbusco, venez que je vous fasse visiter mon nouveau laboratoire, tu ne vas pas reconnaître. Nov, je te ferai goûter ma tarte Tatin déstructurée ! Tu vas crier au scandale, mais tu vas adorer.

– C’est probable… que j’adore. C’est vraiment gentil pour l’invitation, malheureusement, je dois être à Trieste demain pour rejoindre mon père.

– Parfait, c’est sur la route ! Vous vous arrêterez pour le déjeuner, on a une carte salé maintenant. Pour Alomè, il y aura un feuilleté croquant à la Franciacorta, un inédit.

– Je suis vraiment désolé, mais ça va être impossible, je vais à Trieste en train. Mais je suis très touché et, ça, c’est sûr, je reviendrai, j’ai tellement de choses à voir et à faire.

– Je comprends. Bon, arrête-toi au moins à Treviso, le train y passe. Ça va être la finale de la Coppa del Mondo.

– Quoi ?

– Oui, the World Cup.

– La Coupe du monde ? Mais c’est l’année prochaine. Je le sais parce qu’il y aura des matchs où j’habite, à Guadalajara.

– Ah ! Très bien pour toi, mais moi, je parle de la Coupe du monde de tiramisù !

– Oh non ! Pas toi ! Pas le maestro Giovanni Cavalleri. J’ai passé cinq ans à Paris à expliquer à mes amis qu’il existe autre chose que le tiramisu et le cappuccino chez nous, non, et toi, tu gâches tout.

– Je vois. Alors, je m’explique un peu. Cette coupe du monde s’adresse à des amateurs, les pâtissiers-concepteurs comme les juges-goûteurs doivent être des amateurs, j’aime cette idée. Ensuite, il y a deux épreuves. D’abord tu dois préparer un tiramisu classique, c’est-à-dire selon la recette du premier tiramisu, celui des Campeol du restaurant La Beccherie – enfin c’est comme ça qu’il écrive l’histoire du tiramisu à Treviso. Ensuite, tu dois réaliser un deuxième tiramisu créatif. Comme aux patins à glace, tu as les figures imposées et les figures libres. C’est exactement comme ça que je conçois la pâtisserie et peut-être même l’art. Une reprise libre de la tradition. Parce que, pour rompre le fil, il faut qu’il y ait un fil.

– D’accord, là je te suis, même si je pense qu’il y a des petits génies du marketing cachés sous la couche de mascarpone, non !

­– Évidemment, mais on ne peut pas s’opposer à ça, Alomè, il faut jouer avec cette situation. Tu vois, pendant que certains se bagarrent pour avoir le titre de berceau du tiramisu, d’autres décalent ou déplacent et inventent un tiramisu aux fruits des bois, par exemple.

– Oui, je vois ce que tu veux dire. Les deux pieds bien ancrés dans le savoir-faire traditionnel et le regard lancé loin devant, au-delà de l’horizon.

– Voilà. Pour moi, la création ex nihilo, il n’y en a qu’un qui sait faire ! Nous autres, on recrée, on renouvelle, on revisite. En plus, je crois que notre palais, comme nos yeux, comme nos oreilles ont besoin de ces deux ingrédients, le neuf et l’ancien, l’étrange et le familier. Trop de neuf, on est perdus et on se détourne, trop d’ancien, on s’ennuie et on se referme.

– Vous aimez les gâteaux, Giovanni, mais je vois que vous aimez aussi les mots et les idées, comme Alomè.

­­­– Ça c’est vrai. Et je crois que la pâtisserie est une belle illustration de ces questions…, je ne sais pas comment les appeler, questions politiques ou philosophiques. J’ai beaucoup plus peur du passé que du futur, ou plutôt de l’usage que certains font du passé.

– Mais comme je suis d’accord avec toi, Giovanni ! En Italie, nous sommes atteints de “traditionite” aiguë, non, le vrai tiramisu, la pizza d’origine, la recette intouchable des spaghettis alla carbonara de la grand-mère… moi je dis attention, il faut aussi se laisser déséquilibrer, c’est obligé, si on veut avancer. Vous, les Français, vous connaissez bien le déséquilibre et l’instabilité… bon, là, peut-être que vous y allez un peu fort, en ce moment. C’est important d’avoir les deux pieds bien ancrés, mais alors que ce soit sur un fil de fer, comme le funambule.

– Belle image, mais peut-être que tu généralises un peu, Alomè. Je ne sais pas si quelque chose comme “les Français”, ça existe. En tout cas, les Italiens que je rencontre ou dont j’entends parler sont des personnes incroyables. Pour revenir à la cuisine, Giovanni, vous n’auriez pas une adresse à me conseiller à Trieste, mon père est un gourmet et un amateur de littérature, de James Joyce notamment.

Alors pour les restaurants préférés de James Joyce, je ne sais pas trop, il y a des tours organisés, tu sais des “balades joyciennes”, mais méfie-toi. Là encore Alomè va crier à la manipulation touristique et elle aura partiellement raison.

– Par exemple, tu verras une plaque sur une maison ordinaire sur laquelle sera écrit, “ici a enseigné James Joyce”, et un pavé gravé “ici Joyce a posé le pied gauche”…

– Ah ah, tu es terrible !

­– Pardon, j’exagère un peu. En plus je fais confiance à tes parents, qui semblent bien connaître Joyce, pour relire ses livres plutôt que revivre ses faits et gestes.

– Va quand même au café Pirona pour goûter un presnitz, c’est leur spécialité ; Joyce en raffolait, dit-on. C’est un rouleau de pâte feuilletée garnie de noix et de fruits secs. Honnêtement, c’est proche du strudel, bon, on est loin du côté aérien du cannoncino, mais je ne veux pas t’influencer.

– Alors là, c’est raté Giovanni, tu es aussi chauvin que moi !

–  Tu crois ? En même temps, c’est un peu normal, Trieste a gardé des souvenirs de son passé autrichien.

– C’est vrai, le charme de Trieste tient à son strabisme divergent. Un œil vers l’Europe de l’Ouest et l’autre vers l’Europe centrale.

– Tout à fait. Et même un troisième œil, vers le Sud et les Balkans. Bon, pour le restaurant, Nov, je vous conseille d’aller goûter le harrysotto au Harry’s Piccolo, c’est avec des fruits de mer et des algues. Matteo et Davide sont les chefs, c’est la nouvelle génération qui monte, des funambules eux aussi.

– OK, c’est noté. Merci pour les conseils gastronomiques et les leçons de philosophie et surtout, merci pour l’invitation. La prochaine fois, on se voit à Erbusco, c’est promis.

– Ciao Giovanni. Allez, après nos palais, on va aller gâter nos yeux, comme tu dis.

*****

– Décidément, on n’a pas de chance, je voulais te montrer Fontana au Novecento, fermé à cause d’une inondation ; Caravaggio à la pinacothèque de Brera, fermée pour laisser le personnel rentrer avant la tempête ; je voulais aussi te montrer une sculpture de Marco d’Agrate dans la cathédrale, elle n’a pas ouvert de la journée. Éole se fait manipuler par le dieu de la couette, on dirait. Le plus sage, c’est de suivre le conseil de Giovanni, non.

­– T’inquiète, jolie brunette, une statuette et une palette sur la tablette et c’est la fête sous la couette, ça sera très chouette dit l’estafette à la mouflette.

­– Ah ah, pouët-pouët ! Bravo le poète ! En même temps, des mots en -ette, il y en a des milliards en français. Tu avais aussi branlette et bistouquette. Scusa! Bon, à propos… euh, ne t’affole pas, je veux dire à propos de statuette. Je voudrais te montrer le san Bartolomeo scorticato du Duomo. Regarde, c’est une sculpture saisissante de Marco d’Agrate. Selon la Bible, c’est un martyr, il aurait été écorché vif et la sculpture le représente décharné, portant sa peau sur l’épaule comme un manteau. On a mis la statue dans un coin, non, parce qu’elle effrayait les enfants. Ce qui est intéressant, c’est que sur son socle, on a gravé “ce n’est pas Praxitèle mais Marco d’Agrate qui m’a sculpté”. Praxitèle, tu ne le sais peut-être pas, c’est l’un des plus grands sculpteurs de l’Antiquité grecque.

– Son nom me dit quelque chose, ça me rappelle un cours de math, le seul qui m’ait intéressé d’ailleurs, où le professeur montrait les proportions parfaites d’une statue, la tête par rapport aux pieds, la main par rapport au bras...

– Tu n’es pas loin. Tu parles du Doryphore, le porteur de lance, mais c’est une sculpture de Polyclète. En effet, il est sensé représenter l’homme parfait dans ses proportions idéales. Il n’est donc copié sur aucun modèle réel, il incarne des règles mathématiques. Et c’est là que Praxitèle arrive, un peu plus tard, lui, il sculpte une Aphrodite en s’inspirant d’un modèle réel, une prostituée d’ailleurs. Alors tout le monde connaît l’histoire, inventée évidemment, de Phryné, son modèle, qui se serait dénudée devant les juges lors d’un procès, pour que sa beauté prouve son innocence. Cette histoire est passionnante, mais je voudrais te parler d’autre chose. Ça ne te rappelle rien, l’idéal, les modèles, la prostituée ?

– Bien sûr que si ! Caravaggio et Fellide.

­– Bingo ! Alors pour continuer dans les proportions, je dirai que Praxitèle est à Polyclète ce que Caravaggio est à Leonardo da Vinci. Tu me suis ?

– Oui, mais explique un peu quand même.

– Caravaggio, comme Praxitèle avant lui, veut en finir avec l’idéalisation du corps, le beau canonique. Il peint ce qu’il voit, réellement, des pieds sales, des ongles rongés, des yeux cernés, des coups de soleil, un sein plus gros que l’autre… Les chiffres et les règles font des merveilles dans le monde des idées, mais ici, chez nous, le beau, l’émouvant, le saisissant n’ont rien à voir avec le vrai, ni même avec le bien.

– Tu sais, j’aime vraiment l’histoire de l’art avec toi, et en plus, je comprends des trucs. Quand je vais parler de Caravaggio ou de Praxitèle à Mam, elle va halluciner.

– Je t’aurais bien suivi à Trieste pour avoir un cours, moi aussi, sur Joyce. Je ne sais pratiquement rien de lui, mais si tu veux je peux te parler d’Italo Svevo, son ami, parce qu’ici, au lycée, je peux te dire qu’on en mange, du Svevo, en première et en terminale. « Era un uomo che non aveva mai saputo fare nulla, neppure amare. Era un inetto anche in amore », il s’agit d’Emilio dans Senilità, c’est mon livre préféré. Inetto, tu comprends ?

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7 octobre 2025 2 07 /10 /octobre /2025 02:50

Et allez ! ils recommencent leurs jeux sous la couette. Bon, je vais faire un tour. C’est vrai qu’il fait un sale temps, et n’allez pas croire qu’un petit cumulus hawaïen se sente comme chez lui dans la bouillasse milanaise. Cela dit, c’est important que je me retrouve avec moi-même pour réfléchir un peu ; je vois et j’entends tellement de choses déconcertantes. Là, on était loin du thème du mal, mais ça m’intéresse aussi, même si ça me parle moins. Enfin l’extase, si on enlève la dimension mystique (que je ne comprends pas), ça va, je suis ; l’élévation, l’illumination, le flottement hors de soi, la dilution du moi et même la relation bizarre à l’immense, tout ça, je crois que nous les nuages, on peut l’expérimenter, mais l’orgasme, là… je reste sec. Et quand ils commencent à distinguer joie, plaisir, bonheur, euphorie, j’avoue que je décroche. J’ai même le sentiment, parfois, de ne plus les comprendre alors que juste avant j’avais l’impression de les avoir déchiffrés. Comme c’est compliqué. Parfois je me demande si réfléchir, ça fait vraiment avancer dans la réflexion. En remontant les méandres de la Seine, j’ai compris une chose qui m’avait échappé en traversant l’Atlantique : pour avancer, tu dois parfois tourner à gauche et parfois à droite, et parfois même, tu dois reculer. Tu recules, et pourtant, tu avances encore. Justement, j’ai l’impression que je suis en train de reculer dans ma connaissance des humains. Le problème, c’est qu’on peut aussi reculer vraiment… quand on recule. Enfin, vous voyez peut-être ce que je veux dire.

*****

– Salut Sam, ça va ? Ça fait tellement longtemps qu’on ne sait pas vus.

– Hey, Nov ! Demat, penaos 'mañ ?

– Pardon ?

– Ah ah, mon française est terrible, je le parle un petite, mais les peuples, ils ne l’ont pas alors je parle en breton. C’est Sterren, elle donne moi des leçons privées.

D’un commun accord, ils continuèrent en anglais.

– En fait, Nov, on s’est quittés au Havre il y a un peu plus d’une semaine, mais c’est vrai, ça paraît si loin, il s’est passé tellement de choses. D’ailleurs, il faut qu’on parle du futur.

– En effet Sam, parce que mes plans ont un peu changé et je voulais voir quelque chose avec toi.

– Mes plans aussi ont changé. Vas-y d’abord !

– Bon, Moby et moi, on renonce à passer par la Russie et à rejoindre Séoul par Vladivostok, on voudrait plutôt aller directement à Séoul. Sans doute directement, ou pas, en avion, ou pas. Comme tu peux le voir, c’est encore imprécis. Et donc, je voulais savoir quand tu penses retourner en Corée.

– Voilà justement le hic ! Je ne pense pas y retourner dans l’immédiat et j’ai mis mon projet de site de ressources animales en attente, tu sais HodoriX. D’abord parce que Oscar et Alan se sont séparés, mais surtout, c’est ça la vraie raison, parce que, entre Sterren et moi, ça marche fort. Tu captes ? On a récupéré un van et on en a fait un food truck, enfin plutôt un krampouezh truck, on fait des galettes et des crêpes. Tu ne peux pas imaginer le succès. On a une carte très serrée, mais uniquement avec des produits excellents. Je m’aperçois que les gens en ont marre des choix infinis, ils comprennent que ce n’est pas ça la liberté. « Ils préfèrent être accompagnés sur de beaux chemins » - c’est Glenn, le père de Sterren, qui dit ça. Alors, quelques bons produits suffisent, mais surtout du beurre, ah ah, on en consomme des tonnes, et moi, ma galette préférée, c’est beurre-beurre ! Alors voilà, on va finir la saison ici, peut-être jusqu’en octobre et après on verra. Je pense qu’on fera un tour par chez moi, avec Sterren, et ensuite, la Corée, la Bretagne, l’Irlande… ou peut-être la Lune. Tant qu’on est ensemble, avec Sterren, et qu’on a des crêpières, ça me va.

– En effet, quel changement ! Je suis vraiment content pour vous. C’est difficile de t’imaginer devant une crêpière plutôt qu’un clavier.

– Bon, pour être honnête, j’ai quand même fait une petite application, rapide, avec code QR. Tu saisis le code, tu commandes et tu payes, en mode “skip the line”, mais tu sais quoi, la plupart des clients, ils préfèrent attendre. On boit une bolée de cidre et on se raconte nos vies. J’adore. Et Sterren aussi. On est amoureux, quoi !

– Magnifique, ça fait plaisir. Bon, on reste en contact alors. Tchao.

– Bien sûr. Kisses, bisous, pokoù

*****

– Bonjour mon chéri, j’appelle tard, je ne voulais pas te réveiller.

– Salut Dad. Merci. Sur ce plan, je n’ai pas changé, je suis toujours un gros dormeur. Alors, quelles sont les nouvelles ?

– Je t’appelle pour ça. J’ai malheureusement un planning très contraint et peu de marge de manœuvre. Donc je serai demain à Trieste, ta mère est tellement excitée à l’idée de cette balade joycienne virtuelle que je ne pouvais pas l’annuler. Je ne resterai qu’une nuit, je suis ensuite attendu à Ljubljana par le directeur du centre culturel, je dois aussi rencontrer le conseiller culturel. Tu crois pouvoir me rejoindre demain ?

– Demain à Trieste ? Bon, d’accord, je pensais rester un peu plus longtemps à Milan parce qu’il pleut depuis mon arrivée et je n’ai encore rien vu, mais tu peux compter sur moi, bien sûr. Je vais regarder les horaires de train, je t’enverrai un message. Ensuite, je te suivrai en Slovénie.

– Parfait, je m’occupe de l’hôtel, j’ai déjà loué une voiture, j’ai une heure et quart de route à peine. Après la Slovénie, nos chemins se sépareront, j’irai en Pologne, il se pourrait que ce soit ma prochaine affectation, n’en parle pas encore à ta mère, rien n’est fait, mais je sais que ça l’enchanterait. Et toi, si j’ai compris, tu continueras vers Istanbul, n’est-ce pas ?

– Oui la Turquie, pour rejoindre Moby, mais en passant par la Serbie pour voir mon amie Olga. Après, c’est encore flou.

– Dis-moi, tu as eu le temps, quand même, de visiter la cathédrale ?

– Non, je te l’ai dit, je ne suis pas sorti, c’est un déluge ici. Mais on devrait quand même aller soit au musée Novecento, soit à la Pinacothèque de Brera avec l’amie qui m’héberge, Alomè. Elle est historienne de l’art.

– Quelle aubaine ! Formidable, c’est toujours passionnant les visites guidées par de vrais amateurs. Je crois que c’est là que ce trouve l’incroyable Christ mort de Mantegna, le tableau est saisissant, on a l’impression que l’on pourrait toucher les pieds du Christ !

– Ah ? Je ne connais pas, non. Et toi, tu connais Caravaggio ?

– Oui, bien sûr, c’est curieux que tu me parles de lui, j’étais justement hier au musée Jacquemart-André à Paris. En même temps, c’est vraiment l’exposition à ne pas manquer en ce moment. J’ai eu droit, moi aussi, à une visite guidée par un grand connaisseur, Pierre Curie, c’est le conservateur. Il nous a fait découvrir son exposition sur Georges de La Tour. Absolument sublime ! Mais je crois que j’avais encore préféré sa première exposition en 2018, si je me souviens bien, sur Caravage justement.

– Sans blague, et j’étais où, moi ?

– Tu étais avec tes cousins. À dix-sept ans, je crois que vous aviez d’autres distractions. En revanche ta mère était bien là. Elle a failli s’évanouir quand elle a vu le petit luthiste, je ne sais pas si tu as le tableau en tête. Elle l’avait déjà vu à Saint-Pétersbourg adolescente, je crois que c’était la première fois qu’il quittait le musée de l’Ermitage, alors c’est toute une tranche de vie qui lui est remontée à l’esprit. Mon Dieu, je ne l’avais jamais vue aussi émue.

– Ça alors ! Vous vivez de drôles d’aventures, vous deux ! Donc Alomè est spécialiste de Caravaggio, mais aussi d’un peintre encore vivant que tu ne dois pas connaître, Pistoletto. J’adore son nom.

– Michelangelo Pistoletto ! Si, bien sûr, je le connais, je l’ai déjà rencontré. Mais toi aussi, tu l’as déjà rencontré…

– Quoi ! Tu plaisantes. Raconte.

– Mais non, c’était en 2011 ou 2012, il faudrait vérifier, tu étais encore un petit garçon, on participait au Rebirth Day. C’était une performance festive et collective, on était 365 personnes dessinant une chaîne qui représentait, tu sais, son symbole du troisième paradis, l’infini mathématique avec une troisième boucle au milieu. Cette troisième boucle, c’est la réconciliation entre les deux autres boucles, l’humanité et la nature. Il est incroyable cet homme, à son âge, alors qu’il y a tant de grincheux pessimistes et réactionnaires, lui, à presque cent ans, il croit en l’avenir et multiplie les actions et les projets. Un jour, il faudra que tu ailles visiter sa Cittadellarte, ce n’est pas loin de Milan, c’est dirigé par son gendre Paolo Naldini. Ces personnes sont vraiment admirables.

– Alors là, je n’en reviens pas. Je n’ai aucun souvenir de tout ça. J’y étais ! Tu es sûr ?

– En réalité, je me rappelle maintenant, tu n’étais pas resté très longtemps, il faisait froid, tu étais fatigué et je crois aussi que ta mère, qui n’a jamais été friande de ces grands événements participatifs, était contente d’avoir une raison de s’éclipser.

– Mais non ! C’est énorme ! J’y étais !

– Oui. Et moi, au contraire, j’ai beaucoup aimé l’ambiance très sincère et sans chichi institutionnel. Il n’y avait aucun officiel, Aurélie Filippetti, la ministre de l’époque, était prise ailleurs, par le Louvre d’Abou Dhabi, je crois, et le conservateur Loyrette finissait son mandat. Bref, c’est sans doute mon côté fleur bleue, mais j’ai beaucoup aimé faire la ronde, avec des inconnus dans la cour Napoléon pour marquer la naissance d’une nouvelle ère.

– Ah ah, je te reconnais bien là… Non mais quand même, c’est sidérant cette histoire. Et je n’ai aucun souvenir. Dis, tu ne crois pas que je devrais m’inquiéter, je suis un peu jeune pour avoir des problèmes de mémoire.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ! Bien sûr que non.

– Alors là ! Tu m’as tué ! Je connaissais Pistoletto. C'est ding ! J’avais déjà rencontré Pistoletto. Bon, je t’appelle dès que j’ai mon billet. Salut Dad, je t’aime.

*****

– Alomè ! Alomè !

Cosa? Cosa succede qui? Merda! Je me suis endormie ?

– Eh oui, je crois que tu peux modifier ta théorie ou peut-être que tu as le curseur qui a dérapé côté mâle…

– Ah ah, oui, ça a l’air un peu fumeux, ma théorie. Montre-moi quand même les photos.

– Tiens regarde. Et j’ai plein d’autres choses à te dire, aussi. J’ai suivi tes consignes, pas de photos pendant l’orgasme, ensuite j’ai attendu quelques minutes, puis j’ai shooté.

Oddio! C’est moi, ça ? Ce sont les photos d’une femme qui dort, pas d’une femme en extase. Et en plus, je dors la bouche ouverte ; il ne manque plus que le filet de bave… Efface vite.

– La bonne nouvelle, c’est que tu ne ronfles pas.

– Ouf ! Je n’étais pas très en forme, je crois que je manque de sommeil. Il faudra réessayer. Alors, quoi de neuf ?

– J’ai eu Dad au téléphone, je le rejoins demain à Trieste, c’est rapide, mais c’est son seul jour de disponible. Je prends le train de 15h15.

– Demain ! Mon bébé va déjà me quitter ! Il faut absolument qu’on sorte alors. Je vais appeler le Novecento pour voir à quelle heure ils ferment. En chemin, on s’arrêtera chez Serge Milano pour que tu goûtes enfin ses cannoncini.

– Bonne idée. Il faut encore que je te dise quelque chose d’incroyable.

– Vas-y, je t’écoute.

– Quand j’avais une dizaine d’années, j’ai rencontré Michelangelo Pistoletto, et peut-être même qu’on s’est croisé nous deux.

Vero? C’était où et quand ?

– Au Louvre, pour le Rebirth Day. J’y étais avec mes parents. Bon, je ne m’en souviens pas très bien, mais mon père est formel, on était là ce soir et on faisait partie de la chaîne. Tu y étais aussi ?

Che pazzia! C’est fou ! Non, malheureusement. C’était en 2012, j’étais encore à Milan, je devais y aller, mais j’avais une grippe carabinée, comme vous dites. C’est trop drôle. Ce qui est clair, c’est qu’on ne pouvait pas se rater une deuxième fois, d’ailleurs, je préfère t’avoir rencontré aujourd’hui plutôt qu’à dix ans. Allez, on bouge ! Tu connais Praxitèle ?

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1 octobre 2025 3 01 /10 /octobre /2025 03:31

– Brrr, il fait un froid de canard. La couette nous appelle, Nov, pourquoi résister ?

– Tu as raison, il faut savoir s’adapter aux circonstances. Alors, explique-moi mieux tes croquis.

– OK mais je dois te dire, d’abord, que je ne suis pas titulaire d’un doctorat en géométrie sexologique, deuxièmement, que mes hypothèses reposent sur des conversations que j’ai eues avec un échantillon non représentatif de la population italo-française et troisièmement, que je polarise excessivement pour mieux comprendre, mais que les choses ne sont pas binaires, il y a un continuum entre les deux pôles sur lequel un curseur se déplace, avec, disons, des zones plus fréquentées.

– Avance, je ne comprends toujours pas. Ça m’a l’air trop sérieux.

– Alors là, je suis d’accord avec toi, les choses sont toujours trop sérieuses, mais en l’occurrence, ce n’est pas sérieux, c’est grave.

– Ah ben, voilà, tout s’éclaire ! Tu ne voudrais pas plutôt que l’on continue à lire Baricco.

– Tu confirmes mon hypothèse, l’axe du temps. Tu vas trop vite. Regarde, je trace en bleu l’évolution du plaisir sexuel masculin, non. Ça monte – l’axe vertical, c’est l’intensité tu te rappelles – et ça monte plutôt rapidement, ce n’est pas toi qui vas me contredire. Et ça monte plutôt haut. Là, c’est quand même une grande interrogation, est-ce que la courbe rouge va monter plus haut ? J’y reviendrai. Je ne mets pas non plus d’unité sur cet axe, pour garder un peu de poésie quand même, sinon il faudrait se demander “tu jouis combien ?” Tu sais comme les médecins qui te demandent, sur une échelle de zéro à dix, vous situez où votre douleur ? Donc, on atteint assez vite un pic, c’est l’orgasme lors de l’éjaculation. Tu connais, on passe. Ce qui est très intéressant, c’est ce qui suit. La courbe a un tout petit plateau, bien sûr, ça dépend de l’unité de temps sur l’axe horizontal, je suis prudente, mais « pour ce que j’en sais », ça ne dure que quelques secondes.

– D’accord.

– Et ensuite, c’est le krach, c’est la grande dépression, au sens propre. Ça s’effondre, il se peut même que ça passe dans le négatif, comme un “plaisir négatif”. Alors pas au sens d’une douleur, enfin, sauf abus ou accident, mais je crois savoir que ça ne fait pas mal.

– Encore d’accord.

– Au sens d’une dysphorie, ou mieux, une tristesse ontologique.

Traduzione per favore?

– Tu connais la formule, omne animal triste post coitum, tout animal est triste après le coït. Eh bien, je crois qu’il faut préciser deux choses ; d’abord, il s’agit surtout de l’animal masculinum, le mâle, donc chez nous, l’homme ; ensuite la tristesse en question est un mélange très complexe, une fuite massive d’énergie, plus la conscience diffuse d’une impuissance (heureusement provisoire), plus un sentiment lointain de culpabilité, plus une nostalgie pâteuse, etc., le tout écrasé par une envie molle de dormir, c’est-à-dire finalement de ne plus être.

– D’accord pour l’envie de dormir, pour le reste, tu y vas fort.

– C’est comme un pneu trop gonflé qui crève, l’air qui s’échappe, c’est la vie ou disons, le désir. Maintenant, regarde la courbe rouge. On est d’accord, c’est l’évolution du plaisir féminin, non. Sachant que, gnagnagna, je ne vais pas tout répéter, les pôles, le curseur, la généralisation, les hommes qui sont féminins et l’inverse…

– Oui, j’ai compris ça.

– Alors d’abord, regarde comme ça monte lentement. La courbe bleue a déjà atteint son pic que la rouge est encore très bas, elle monte, monte, monte, lentement, très lentement. Tu vois là, en deux graphiques simples, tu as l’explication du plus terrible malentendu relationnel dans les couples hétéros. Mais ça, ce n’est pas mon problème, on ne peut pas se battre sur tous les fronts. Donc ça monte lentement. Combien de temps ? Impossible à dire, bien sûr, et variable, mais c’est lent. Ensuite, autre question, et je n’ai pas la réponse, jusqu’où ça monte, est-ce que le pic rouge dépasse le pic bleu. Je pense, et “pour ce que j’en sais”, mais je n’ai pas de preuve, que le pic masculin monte plus haut. Un peu plus haut, non. Je ne sais pas. Laura pensait le contraire, mais Laura était particulièrement douée… en jouissance. Bon évidemment, on n’a pas l’instrument de mesure… et c’est peut-être mieux comme ça.

– Et après ?

– Et voilà, vite, vite, vite, toujours trop pressé. Ah ce goût vulgaire pour le quickie ! Donc après, c’est là que la différence est incommensurable. Il faut déplacer la question. Il ne s’agit pas de savoir qui jouit le plus, mais qui jouit le mieux. Or, c’est ma thèse, et c’est le fruit d’expériences personnelles et de témoignages directs, l’animal femininum est joyeuse post coitum. Regarde, la courbe rouge a un plateau bien plus large et elle redescend plus lentement. C’est ce que j’appellerai une joie ontologique : le plaisir redescend, avec des répliques, comme pour un tremblement de terre. Mais ça dure, ça dure, et ça peut durer longtemps. Ce sont des moments incroyables entre femmes, enfin entre Laura et moi. On pouvait s’endormir dans cet état et même se réveiller comme ça, tu imagines, se réveiller avec une mémoire de cet état joyeux. Bien sûr, il faudrait faire un peu de ménage conceptuel là, joie, plaisir, euphorie, plénitude… c’est lié et en même temps, c’est différent. En tout cas, la conclusion, elle, est très claire, je suis contente d’être une femme, et très contente d’être une femme lesbienne.

– Globalement, ça se tient, mais tu es sévère avec nous.

– Non, non, je ne reproche rien à personne, je crois que c’est un vice de fabrication, vous n’y pouvez pas grand-chose. On a été fait comme ça, et les représentations enfoncent le clou. Je n’accuse pas les mâles et je ne félicite pas les femelles, c’est comme ça. Mais il y a une autre différence sur laquelle on a plus la main, c’est le rapport au-dedans.

– Quel dedans ?

– Le dedans du corps, le dedans du langage, le dedans du temps et des lieux.

– Alomè, tu vas trop loin pour moi.

– C’est ce que je dis, je vais trop loin à l’intérieur. Vous, les hommes, vous êtes tout en extériorité, tout dépasse, tout déborde, votre sexe, vos projets, votre voix, vos exploits, vous saturez l’espace extérieur… Tu n’oublies pas que je généralise, non, je polarise, et aucun nous pur ou vous pur n’existe, évidement. Mais quand même. Vous ignorez tout du dedans – qui, soit dit en passant, est notre dedans. Vous entrez en nous seuls et en oubliant tout, vous vous oubliez, vous nous oubliez.

– Mouais, je continue à penser que les accusations sont excessives et partiales, mais je ne trouve pas d’arguments pour nous défendre. Au fait, on n’aurait pas oublié Marie-Madeleine aussi ?

– Ce n’était pas un oubli mais un détour. Est-ce que tu vois le lien entre La Marie-Madeleine en extase et mes graphiques ?

– Non, enfin oui, mais je préfère que tu m’expliques.

– D’accord. Donc, mon hypothèse, c’est que le tableau ne montre pas une femme en extase, mais une femme qui vient d’avoir un orgasme. Pour être honnête, cette hypothèse, je la dois à Manara, tu connais ?

– Je connais un Manara, mais ça ne doit pas être le même, celui que je connais est un célèbre auteur de BD érotiques.

– Oui, c’est lui, le fumettista. Comment vous dites déjà, bédéiste, non ?

– Moi je dis auteur de BD. Donc, l’auteur du fameux Déclic a fait une BD sur Caravage ?

Le Déclic, ah oui, c’est comme ça que vous avez traduit il Gioco. Oui, oui, c’est bien lui, Milo Manara, qui a fait une belle BD sur Caravaggio, il y a une dizaine d’années. Tiens, encore un qui habite à Vérone, en passant. Tu sais qu’il a réalisé des affiches et l’en-tête du papier à lettres pour le Club di Giulietta, une Juliette très chaste d’ailleurs.

– Non, je ne savais pas. C’est quoi ce club ?

– Des bénévoles, des jeunes filles presque exclusivement, qui répondent aux milliers de lettres qui viennent du monde entier, désespérées le plus souvent, et qui demandent des conseils à Juliette, experte reconnue en choses de l’amour. Mais je ne devrais pas me moquer. Quand même, je me demande si ces jeunes filles qui écrivent sous l’œil prude des Giulietta de Manara connaissent ses BD ? Quelle drôle d’affaires, cette histoire ?

– Quelle histoire ?

– L’amour. Donc, dans sa BD sur Caravaggio, La Grazia, Manara traite de ce moment où le peintre s’enfuit de Rome parce qu’il est condamné à mort pour meurtre. Ça, c’est historique. La suite, il l’invente. Caravaggio est recueilli, blessé, par des bohémiens qui le cachent et le soignent. Parmi eux, il y a une jeune fille, Ipazia, évidemment très belle et très sensuelle, très “manarienne”, disons. Alors qu’elle se baigne nue, des soldats tentent de la violer. Le peintre, qui a retrouvé ses forces, se bat et la sauve. Ça, c’est inventé aussi, mais très plausible. Caravaggio était connu pour être bagarreur et grand cœur et plusieurs fois, il a eu des démêlés avec la justice pour s’être battu en défendant des femmes. Ensuite, on arrive à mon point, il surprend Ipazia en train de se masturber et il s’inspire de son visage après l’orgasme pour peindre sa Madeleine en extase.

– C’est quand même sacrément osé, non !

– Oui mais Manara n’est pas le premier à avoir rapproché ou confondu extase mystique et orgasme. Et je pense que les choses ont dû se passer à peu près comme ça. Caravaggio a demandé à son modèle, par souci de réalisme, de faire l’amour ou de se masturber et ensuite de s’asseoir pour qu’il puisse la peindre.

– Tu crois vraiment qu’il a trouvé un modèle qui a accepté ça ?

– Oui. La question de l’identité du modèle est un mystère, malheureusement encore irrésolu. On connaît assez bien les modèles qu’il avait à Rome. Pas parce qu’on a des biographies officielles ou qu’on en parle dans les livres d’histoire, mais parce qu’elles passaient souvent par la case prison et qu’elles ont laissé de nombreuses traces dans les rapports de police. Tu te rappelles de Judith qui décapite Holopherne, eh bien c’est Fellide Melandroni qui a posé, et on la retrouve dans plusieurs tableaux. C’était une femme tout en traits, au menton légèrement pointu, au regard perçant et sévère, ayant souvent la même coiffure avec une raie très nette au milieu et tout ça lui donnait un air volontaire et déterminé. Elle était plutôt élancée, avec une forte poitrine, et des seins fermes et hauts, une posture solide, bref, on avait l’impression d’une forte personnalité, ce que confirment les rapports de police. C’était la personne idéale pour ce tableau, mais Caravaggio était sans doute aussi un excellent directeur d’acteur, parce que les modèles sont des acteurs et je l’imagine assez bien disant à Fellide, pour l’aider à rentrer dans son personnage, « tu dis au général, désolé, j’aurais préféré que ça se termine autrement, mais tu ne me laisses pas le choix, je n’ai pas de haine, mais ma main ne tremble pas ; je te décapite, mais je ne tue pas cruellement un homme, je libère mon peuple assiégé ».

– C’est du théâtre quoi !

– Oui, en un sens, mais c’est le théâtre de la vie, pour en finir avec cet autre théâtre que Caravaggio détestait, l’idéalisation, le symbolisme, le surnaturel, tu sais, les petits anges, les saints qui volent et les martyrs qui s’illuminent comme des guirlandes… Il fait poser des gueux aux pieds sales et des prostituées habituées aux jeux de rôles.

– Et pour Marie-Madeleine ?

– Il a sans doute recruté sur place, une prostituée peut-être, en tout cas une beauté ! Ce n’est pas sûr que Fellide aurait fait l’affaire. D’ailleurs, il a peint une Madeleine repentante et il a fait poser un autre modèle, Anna Bianchini. Elle, elle avait le visage plus rond et plus doux, elle semblait innocente, presque vulnérable, sur le tableau, elle avait les lèvres entrouvertes, elle était plus petite que Fellide et parfaite dans ce rôle de repentante. Mais assez d’histoire de l’art, je voudrais que tu m’assistes pour vérifier mon hypothèse.

– Aïe ! Qu’est-ce que je dois faire ?

– Voilà, je vais me masturber pour voir quel visage et quelle posture j’ai après l’orgasme. Je veux bien que tu m’aides, tu peux regarder si tu préfères, mais à condition que tu te contiennes, enfin, je veux dire intellectuellement au moins, parce que moi, je ne vais pas faire semblant. Tu peux me faire jouir – tu te souviens, pas de pénétration – ou bien je vais me faire jouir, et toi, après tu vas prendre des photos. Des photos, je ne veux pas de film. Tu vas prendre des séries de photos, trois ou quatre à la suite, toutes les cinq minutes à peu près, jusqu’à ce que je revienne. Du visage, les photos. Disons jusqu’au ventre, pas en dessous ? D’accord ? Je veux bien avoir les mains aussi.

– …

– Mais on dirait qu’il rougit, le garçon ! Trop mignon… Allez, au travail. On a essayé de faire ça plusieurs fois avec Laura, mais à chaque fois, on était tellement bien qu’on a oublié les photos. Attends, j’ai une idée. Je vais d’abord m’occuper de toi, pour qu’ensuite, tu aies l’esprit libre. Et les mains aussi. En plus, ça ne devrait pas durer très longtemps. Mais tu ne t’endors pas, hein ?

– D’accord.

Alomè branlait. Nov jouit.

Puis Alomè se branla. Nov photographiait.

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25 septembre 2025 4 25 /09 /septembre /2025 03:22

– Alors ? Le plaisir des femmes ?

Pazienza, Nov, justement, la première chose à savoir, c’est que c’est une affaire de lenteur. Je voudrais d’abord que tu me dises comment tu envisages la suite de ton voyage pour qu’on s’organise un peu.

– Bon d’accord, mais je te rappellerai ta promesse si tu oublies.

– Je n’oublierai pas et je peux même te dire que ce ne sera pas seulement un cours théorique.

– Merci, ça aide bien à patienter, ça ! Alors, mon voyage. J’avance. Je fais étape par étape, mais je pense que je vais devoir modifier mon trajet, je suis rattrapé par le réel et la géopolitique. Traverser l’Asie est plus difficile aujourd’hui qu’à l’époque d’Hervé Joncour. Donc, dans l’immédiat, je vais rejoindre mon père à Ljubljana. Avant, s’il trouve le temps, il voudrait me retrouver à Trieste. Mes parents sont des grands fans d’un certain James Joyce et, si j’ai bien compris, il a longtemps habité à Trieste. Mais d’abord, je pense m’arrêter à Vérone.

– OK. Je te laisse terminer, après je te dirai ce que j’en pense, et sans t’influencer.

– À Trieste, il voudrait faire une “balade joycienne” ; ma mère, qui est à Mexico en ce moment, aimerait bien en profiter aussi, en vidéo. Ils sont comme ça, mes parents. Et ne me demande pas une dissertation sur Joyce, je n’ai jamais entendu parler de lui. Je ne sais pas si je dois en avoir honte, mais je ne connais qu’une Joyce, c’est la chanteuse Joyce Jonathan.

– Ah ah, oui je la connais, elle chante Les Filles d’aujourd’hui. « Elles sont énervantes, les filles d’aujourd'hui. Un petit tour d'amour et puis s’enfuient. » Je t’expliquerai un ou deux trucs sur les filles, moi aussi. Pour James, rassure-toi, moi non plus je ne l’ai pas lu.

– Et donc mon voyage, qu’est-ce que tu en penses ?

– OK, je te donne mon avis. Je vais essayer de ne pas être trop partiale, mais je ne te cache pas que j’aimerais bien te garder un peu et continuer nos lectures sous la couette, donc ce ne sera peut-être pas d’une objectivité exemplaire. En plus, ils ont prévu deux jours de pluie et ça doit être la même chose à Vérone.

– Vas-y, ça m’intéresse.

– Selon moi, tu dois sauter Vérone. C’est la plus grande arnaque touristico-littéraire du monde, non. La vieille ville est proprement magnifique, là on est d’accord, et on y mange des millefeuilles divins, mais c’est une arnaque. Vérone, la ville des amants malheureux, c’est surtout una grande truffa.

– Tu peux m’expliquer.

– Tout est centré sur Roméo et Juliette. Tu visites la maison de Giulietta, qu’elle n’a jamais habitée, évidemment, puisqu’elle n’a jamais existé, c’est un personnage de Shakespeare. Tu fais un selfie sur son balcon qui a été installé il y a moins d’un siècle alors qu’il n’y en a aucune trace dans le texte ; si tu en veux encore, tu ajoutes dix euros aux vingt déjà dépensés pour aller voir sa tombe, qui est une mangeoire en pierre – et, oh surprise, elle est vide ! Tu viens surtout allonger la file interminable des pigeons. Mais le pire – bleah! ça me donne la nausée –, tu te fais prendre en photo en train de toucher le sein d’une Giulietta en bronze, ça rend fertile et ça porte chance, en plus c’est gratuit. Petit rappel, Giulietta a treize ans dans la pièce. Fa schifo!

– Sans blague ! Mais ils ne te le disent pas clairement ?

– En fait, l’ambiguïté est savamment entretenue, mais de toute façon, comme neuf visiteurs sur dix sont en détresse amoureuse, ils sont prêts à croire n’importe quelle cazzata romantique, même si on leur dit explicitement que c’est une fiction littéraire. Ce qui est beau, c’est le texte de Shakespeare ou le ballet de Prokofiev, oui, c’est sublime, mais le parcours fléché entre le balcon et la tombe, c’est une honte.

– Bon, j’hésite un peu, alors.

– Mais. Parce qu’il y a un mais. Tu vois que j’essaie d’être objective, non. Tu mangeras à Vérone le millefoglie Strachìn de la famille Perbellini. C’est le grand-père Ernesto qui l’a inventé. J’étais copine avec Carlotta au collège, la nièce de Giancarlo Perbellini et pendant les vacances, on allait souvent à Bovolone. Ils sont tous pâtissiers dans la famille, sauf Giancarlo qui a mal tourné. Il est devenu chef étoilé. Tu pourras le conseiller à ton père, c’est l’un des rares Italiens à qui “vous” avez daigné accorder trois étoiles. Il est connu pour son tartare de bar à la réglisse, mais moi, je le vénère surtout pour son mille e millefoglie, assurément le meilleur millefeuille d’Italie et peut-être du monde, mais je ne les ai pas tous goûtés.

– Ouh là, ça fait beaucoup de feuilles. Mais dis-moi, c’est une passion chez toi, les dolce.

Dolci. Mais je ne dirais pas ça comme ça, je ne te parle pas de gâteaux, je te parle d’œuvres d’art, non. D’ailleurs, à ce niveau, noter ou classer n’a plus aucun sens. On est dans la qualité pure. On ne compare pas un Praxitèle et un Rodin. Avec Laura, on s’était constitué une sorte de pâtisserie imaginaire, on y rangeait tous les chefs-d’œuvre qu’on avait goûtés. Elle, c’était les gâteaux au chocolat, les Trianon surtout, moi, c’était la pâte feuilletée, millefeuilles et tartes.

– D’accord. Tu me fais visiter ?

– Bien sûr. On avait inventé un petit jeu. Une à deux fois par mois, on allait goûter une nouvelle pâtisserie. Chaque fois, on devait lui associer une phrase courte et un lieu où on allait le manger. Le lieu, c’était souvent Laura qui le trouvait.

– Elle est née à Paris.

– Non, ça n’existe pas les gens nés à Paris, mais elle connaissait comme sa poche. Bon, je ne vais pas te raconter sa vie, ça risque de nous éloigner de l’histoire.

– Comme tu veux. Et donc, qui est le Rodin du millefeuille ?

– Je mets de côté Giancarlo, je n’ai pas envie que tu décides finalement d’aller à Vérone pour lui. En plus, ça me fait mal de reconnaître ça, mais je dois avouer que l’art du millefeuille, c’est votre truc à vous, les Français. Qu’est-ce que vous êtes doués !

– Des noms !

– OK. Dans le désordre, comme ça. Il y avait bien sûr Pierre Hermé et son 2000 feuilles. La phrase, c’était « Terre de femme et ocre noir » et le lieu, c’était les colonnes de Buren, place Royale. Évidemment, il fallait patienter jusqu’au lieu avant de commencer à manger. C’était très difficile pour moi qui suis plus gourmande que Laura. Elle était gourmande aussi, mais avait plus de volonté que moi.

– Du pur héroïsme. Respect !

– Il y avait encore l’incroyable François Perret et son Millefeuille To Go, tout en longueur pour qu’on puisse le manger facilement. Ça, ce n’est pas ce que l’on préférait et encore moins son nom, on l’avait d’ailleurs rebaptisé, Millefeuille To Gode… – je te laisse goûter ! – et la petite phrase, c’était « Mille abaisses pour une déesse ».

– Mille abbesses, ça fait un couvent, pas une pâtisserie.

– Non, abaisse, b a i. Tu chercheras dans le dictionnaire, j’ai appris le mot moi aussi. C’est une phrase de Laura et pour tromper son monde (enfin, son monde, c’était moi…) elle avait choisi le cimetière du Père-Lachaise comme lieu, la tombe de Jim Morrison. C’était sa génération ; elle était un peu plus âgée que moi.

– Drôle de lieu pour un goûter !

– Et puis encore, il y avait Philippe Conticini – Mamma Mia, son bar à millefeuilles éphémère… –, le lieu, trouvé par Laura encore, c’était la pointe de l’île de la cité, sous le saule pleureur et la phrase, c’était « Voyage, voyage ».

– Tiens, c’est drôle, c’est le nom de l’agence où travaille mon amie Vera au Mexique.

– Ah ! Décidément, cette chanson a fait le tour du monde.

Ensemble, ils chantaient. « Voyage, voyage, Plus loin que la nuit et le jour, Voyage, Dans l'espace inouï de l'amour. »

– Ah ah, quel duo ! Mais revenons à ton voyage à toi. Voici mon conseil. Tu annules ton détour par Vérone, ce qui libère un ou deux jours que tu passes ici. Ensuite tu rejoins ton père à Trieste pour votre pèlerinage littéraire, ça fera plaisir à ta mère qui doit se sentir un peu seule. Il y a un train direct qui met quatre heures. Et en attendant, si tu veux, on retourne sous la couette parce qu’il pleut vraiment trop fort.

– Si c’est pour faire un peu de lecture italienne, je crois que je vais me laisser tenter.

– Ah ah, toi aussi, tu as une passion pour les petites douceurs de Baricco. Écoute, je te propose un autre jeu qui te plaira sûrement aussi. Tu te souviens de la Madeleine renversée ?

– Non, tu m’as montré tellement de tableaux.

– La voilà. Regarde, on l’appelle aussi la Madeleine en extase. Il y a je ne sais combien de copies. Il semble que l’on ait trouvé l’original, je ne sais pas, je ne l’ai pas vu. Tu sais ce que c’est l’extase, non ?

– Oui, je crois. Quelque chose comme un plaisir extrême.

– Oui mais là c’est à entendre au sens théologique, ce plaisir extrême, plaisir ou joie est dû à un état très particulier de communion avec Dieu. On sortirait de soi pour rencontrer directement et pleinement Dieu. Et cela provoquerait, comme tu dis, un plaisir extrême. Tu me suis ?

– Oui, même si ça reste très théorique pour moi.

– Justement, il y a peut-être moyen de comprendre un peu mieux. Caravaggio, tu te souviens, peignait ce qu’il voyait, non. Or, des mystiques en pleine extase, ça ne courait pas les rues de Naples ni de Rome. J’ai donc une hypothèse, il a fait poser une femme qui venait d’avoir un orgasme et l’a peinte avec le plus de réalisme possible. Et voilà, pour vérifier mon hypothèse j’ai besoin de toi.

– Là, je ne te suis plus complètement.

– Tu vas vite comprendre, mais avant, tu dois prendre ta petite leçon d’érotisme féminin. Passe-moi ton livre de Baricco, je vais te faire deux croquis. Voilà, l’axe horizontal représente la durée du plaisir, l’axe vertical, l’intensité ; en rouge, la courbe du plaisir masculin, en bleu, le plaisir féminin.

– Tu as une vision sacrément théorique de la chose.

– Attends, les T.P. vont suivre.

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18 septembre 2025 4 18 /09 /septembre /2025 02:31

– Alors voilà le problème, Nov, vous allez devoir prendre une décision pour le passage par la Russie. Ton père m’a dit que les relations avec la France ne cessent de se détériorer et que le ministère déconseille formellement tout voyage là-bas. Il m’a dit aussi – ça je n’y avais pas pensé – que la difficulté, ce n’est pas le visa, ni le passage de la frontière, c’est après, parce que tu n’es pas un Français lambda : ton père est lié au gouvernement, ta tante, tu sais, la sœur de ta mère qui vit en Amérique, est une proche de la veuve de Navalny et ta mère, elle-même, a signé des tribunes contre la guerre de Poutine.

– D’accord Moby, mais ce n’est pas écrit sur mon visage et, toi, tu connais du monde là-bas.

– Oui, c’est vrai et je suis naïf comme toi, mais ton père m’a expliqué que les choses avaient beaucoup changé depuis trois ans. Le recoupement avec ta famille serait très facile à faire, d’autant qu’il y a tellement peu de touristes français que le FSB est un peu désœuvré, alors quand ils ont un client potentiel, ils se ruent dessus.

– Je vois. Déjà que je ressemble à un personnage de roman d'aventures, je n’ai pas très envie d’être aussi le héros d’un film d’espionnage. Mais peut-être que je ne devrais pas plaisanter.

– En effet, parce que tu serais plutôt la victime que le héros. Il m’a dit aussi que les Russes recommençaient à pratiquer la diplomatie des otages et toi, tu es un candidat idéal, à très haute valeur d’échange. Finalement, ce sera à vous deux de prendre la décision, mais je crois que j’ai été un peu optimiste. De toute façon, nous deux, on se retrouve à Istanbul, quoi qu’il en soit. Après, on pourrait envisager un vol direct d’Istanbul à Séoul. C’est une option. D’ailleurs, tu devrais reprendre contact avec Sam.

– Bon, en effet, ça se complique. Oui je vais appeler Sam ; aux dernières nouvelles il découvrait la Bretagne avec Sterren. Dommage, j’aurais bien aimé prendre le Transsibérien avec toi.

– Oui, moi aussi. En tout cas, ça ne change rien pour Nubecito.

– Eh, Nubecito ! Oui tu as raison, je l’avais oublié.

*****

Tiens, on pense à moi. Quel honneur ! Moi, je n’arrête pas de penser à eux, les humains, j’essaie de les comprendre, parce que, vraiment, ce sont de drôles de créatures. Par exemple, je pense aux mauvaises personnes. J’entends parler de Poutine ou du capitaine Achab, ils semblent avoir un pouvoir de nuisance démesuré. Hommes de pouvoir ou hommes de force qui méprisent ou tuent, qui mentent ou exploitent. Hommes, oui, hommes plus souvent que femmes. J’en entends parler, mais je ne les vois pas. Est-ce qu’ils se cachent ? Est-ce qu’ils sont peu nombreux ? Ceux et celles que je vois, les Moby ou Magali, les Diego, les Swann, tous ceux qui entourent Nov, ceux-là, ils sont bons et souvent font du bien, patiemment, discrètement. Alors je m’interroge, comment se fait-il qu’une poignée de méchants – je les appelle “méchants”, mais je suis d’accord qu’il faudrait approfondir – puissent détruire aussi vite ce que tant d’autres ont construit difficilement ? Remarque, c’est un peu comme chez nous, je n’ai pas les chiffres exacts, mais on a un cyclone pour des milliers de petits cumulus inoffensifs et plutôt jolis à regarder, sans vouloir me vanter. C’est comme si le mal faisait plus de mal que le bien ne fait de bien. Enfin, je ne sais pas si vous me suivez, je simplifie sûrement.

*****

Pendant que Nov téléphonait, Alomè avait repris le livre de Baricco pour vérifier un point de traduction. Mes lèvres, “je les entrouvrirai”, le texte disait “le schiuderò”. Bizarre ! “Je laisserai ton sexe, qu’il ouvre un peu ma bouche”, et en italien “que socchiuda la mia boca”. Schiudere, socchiudere, et même dischiudere, c’est toujours construit sur chiudere, fermer. C’est ça ! Le français dit entrouvrir ou ouvrir un peu quand l’italien dit “entrefermer” ou fermer à peine. Ça m’énerve ça, je préfère le français. Est-ce que c’est encore une manifestation de notre caractère conservateur et réactionnaire ? Chez eux, la porte, les yeux, la bouche, ça s’ouvre, ça s’ouvre sur le dehors, sur l’ailleurs, ils sont tendus vers l’avenir, prêts à voyager, à regarder les autres et à chanter quand nous, on se referme, sur quoi ?, sur un dedans craintif et un passé moisi, et on marmonne et on ressasse je ne sais quel dicton usé. On dit les Italiens casaniers, on dit que quand ils voyagent, c’est pour aller chercher du travail. C’est exagéré, bien sûr, et les choses ont bien changé depuis mes grands-parents, en plus à Milan, on n’est pas comme ça. Mais quand même, c’est fou que la langue ait gardé la mémoire de ça ! Ça m’énerve ça.

*****

Et puis j’ai encore plein d’autres questions. Est-ce que le mal fait mal à tout le monde et à tout, dans le monde ? Et la question inverse aussi, est-ce que le bien fait du bien à tout le monde ? Je repense à l’histoire de Magali et Paco sur la vengeance et la jalousie. Est-ce que, sincèrement, on peut être heureux du bonheur d’un autre ? Est-ce qu’on peut être heureux que son ex soit heureux dans les bras d’un ou d’une autre ? Eh bien non. Oui mais j’ai un peu dévié, je suis passé du bien au bonheur. Il y aurait donc du mal qui fait du mal à certains, normal, mais qui fait aussi du bien à d’autres. D’accord, mais est-ce que du mal qui fait aussi du bien, c’est encore du mal ? Là, je bloque.

*****

– Dis-moi Nov, est-ce que “entrefermer”, ça se dit ? Est-ce que tu peux dire, une porte entrefermée ou des lèvres entrefermées ?

– Tu sais, je ne suis pas une référence et il y a plein de mots que je ne connais pas, mais je n’ai jamais entendu dire ça.

– Merci. Est-ce que tu me trouves casanière ?

– Waouh, il faut te suivre de près toi, sinon on te perd. Parfois j’ai l’impression qu’on se rencontre sur un quai, toi tu viens de très loin et moi j’habite chez le chef de gare. C’est ça, tes questions, quand tu les poses, elles ont déjà beaucoup voyagé.

– J’aime bien ce que tu dis, mais en l’occurrence, c’est toi qui fais le tour du monde et moi qui t’accueille sur le quai, non. Toi, tu pars vraiment, avec tes pieds et tes jambes, moi je voyage dans ma tête. Au mieux, je fais des allers-retours Paris-Milan et quelquefois, je pousse jusqu’à Rome ou Venise.

– Oui mais toi, tu voyages avec la peinture et la littérature. Tu as un regard de voyageur, tu vois les différences. Tu regardes un tableau comme on visite une ville et tu vois même des ruelles invisibles sur Maps.

– Peut-être, mais chaque fois que je parle d’un artiste, je le compare à Caravaggio, si c’est un pays, je le compare à l’Italie et si c’est une ville, je la compare à Milan. Tu sais au lycée, en Italie, tous les élèves étudient Calvino, non ; c’est un peu notre Camus, en plus fantaisiste ou notre Saint-Exupéry, en plus ironique. Justement, il a écrit Le Città invisibili et on apprend tous par cœur ce passage, « ogni volta che descrivo una città, dico qualcosa di Venezia ». Tu comprends ?

– Je pense, oui. « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise. » Toi, ta ville, c’est plutôt Milan. Tu aimes ta ville, tu aimes ton pays, tu aimes ta langue, je trouve ça bien, moi parfois, je me dis que je n’ai pas de racines et on ne peut pas être de partout.

Vero! Pourtant, je ne sais pas d’où ça me vient, mais j’ai peur de ce nationalisme : j’aime l’Italie, mais je n’aime pas l’aimer autant… Tu sais, le prénom de Calvino, c’est Italo, et il détestait s’appeler comme ça. C’est notre histoire aussi, on a tendance à associer nationalisme et fascisme, non. C’est sa mère qui l’avait appelé comme ça ; comme ils habitaient à l’étranger, elle avait peur qu’il oublie ses origines. Tu crois qu’en voyageant, on oublie ?

– Disons que tu penses moins souvent à tes amis et à ta famille, mais tu n’oublies pas.

– Quand même, je crois que voyager, c’est apprendre à oublier, c’est apprendre que les choses passent. Ou peut-être que ça accélère cet apprentissage de la disparition, mais c’est la vie. Et c’est pour ça, je pense, que je voyage peu, j’ai peur que ça s’efface.

– Qu’est-ce qui s’efface ?

– Tout. Surtout ce que j’aime. Je n’ai pas envie d’oublier Laura, je n’ai pas envie que la nonna meure, c’est ma grand-mère, elle a quatre-vingt-quatorze ans.

– Ça change, mais ça ne disparaît pas.

– Ça s’absente. Ou bien, c’est moi, je m’absente. À Paris, je parle de Milan ; à Milan, je pense à Laura ; avec Laura, j’imagine… j’imaginais des voyages. Tu sais, les villes de Calvino, elles ne sont pas invisibles, elles sont imaginaires, mais je ne pense pas que ce soit très habitable, l’imaginaire. Quelquefois, j’ai l’impression de ne pas être dans le monde. Dis-moi, Nov, tu ne trouves pas que je suis un peu à côté de la plaque ?

– Pas du tout, je trouve que tu as une vie intérieure riche et ça ne t’empêche pas de faire des rencontres et d’être « dans le monde » comme tu dis.

– C’est drôle, en italien on dit essere fuori strada, c’est exactement ce que je sens, je ne suis pas dans la rue, avec les autres, je suis perdue dehors, dans des rues imaginaires que tu ne trouveras jamais sur Maps, en effet. Insomma, je suis un peu déboussolée, non.

– Je ne sais pas si tu es perdue, mais moi, tu me perds un peu. En fait, je trouve Milan bien réelle, et surtout la rue Ciovasso chez ta tante, sous la couette avec toi.

– Ah ah, toi, même sans boussole, tu ne perds pas le Nord. Allez, colle-toi un peu, je t’ai promis de te parler du plaisir féminin…

*****

Ah, je vais les laisser tranquilles, je ne voudrais pas passer pour un cumulus pervers. C’est intéressant ce qu’ils disent sur le voyage, le réel, l’imaginaire, la disparition… Il faudra que je réfléchisse à ces questions aussi, mais pour le moment, je reste concentré sur mon sujet parce que j’ai encore une question. Est-ce que tout le monde appelle mal la même chose ? Ça, c’est un vrai problème. Avec leur manie de tout nommer, ils s’imaginent tout connaître, les humains. Des mots, ils en ont beaucoup, mais infiniment moins qu’il n’y a de choses. C’est commode d’avoir un mot pour dire plusieurs choses, par exemple nuage, mais je peux vous affirmer que je n’ai pas grand-chose à voir avec un cirrostratus. Un petit mot comme mal, m a l, ce n’est pas possible que ça désigne autant de choses différentes : le harcèlement, la rage de dents, la guerre, le viol, le cancer d’un enfant, la torture, le mensonge de l’infidèle… On pourrait dire, oui mais tout ça, ce n’est pas le vrai mal, le mal pour de vrai, le mal pour de bon. En fait, moi, je me demande s’ils n’utilisent pas le même petit mot, justement, pour tout confondre et ne pas risquer de “rencontrer une connaissance”, si vous voyez ce que je veux dire.

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12 septembre 2025 5 12 /09 /septembre /2025 02:25

Alessandro Baricco, Seta.

Nov prit le livre et commença à lire. Alomè traduisait.

Rimani così, ti voglio guardare

Reste comme ça, je veux te regarder

io ti ho guardato tanto ma non eri per me, adesso sei per me

je t’ai tellement regardé, mais tu n’étais pas pour moi, maintenant tu es pour moi

non avvicinarti, ti prego, resta come sei, abbiamo una notte per noi

ne t’approche pas, je t’en prie, reste comme tu es, nous avons une nuit pour nous

– J’aime bien, c’est assez facile à comprendre, c’est simple et léger. Comme de la soie.

Meno male si tu aimes. Pour moi, ça manque quand même de terre de Sienne brûlée et parfois, ça me paraît tellement léger que ça en devient transparent, ce n’est plus de la soie, c’est de la mousseline de coton. Ça doit être mon caractère “offensif” qui me rend inapte à saisir la grâce de l’innocence. Allez, continue.

e io voglio guardarti, non ti ho mai visto così

et je veux te regarder, je ne t’ai jamais vu comme ça,

il tuo corpo per me, la tua pelle, chiudi gli occhi, e accarézzati, ti prego

ton corps pour moi, ta peau, ferme les yeux et caresse-toi, je t’en prie

– Bon, toi, tu ne fermes pas les yeux ; attends, enlève ton caleçon, c’est moi qui vais te caresser parce qu’il faut que tu tiennes le livre. Lis.

– Mais… tu… je croyais que tu étais homo.

– Oui, je suis lesbienne, pourquoi ? Eh, ragazzo, détends-toi… si je puis dire… et ne va pas t’imaginer des choses. Allez, lis.

Nov se déshabilla et continua à lire. Alomè caressait.

Nessuno ci può vedere e io sono vicina a te

Personne ne peut nous voir et je suis à côté de toi

accarézzati signore amato mio, accarezza il tuo sesso, ti prego, piano

caresse-toi seigneur mon aimé, caresse ton sexe, je t’en prie, doucement

è bella la tua mano sul tuo sesso, non smettere

elle est belle ta main sur ton sexe, ne t’arrête pas

a me piace guardarla e guardarti, signore amato mio

j’aime la regarder et te regarder, seigneur mon aimé

non aprire gli occhi, non ancora, non devi aver paura, son vicina a te, mi senti ?

n’ouvre pas les yeux, pas encore, tu ne dois pas avoir peur, je suis à côté de toi, tu me sens ?

sono qui, ti posso sfiorare, è seta questa, la senti?

je suis ici, je peux te frôler, c’est de la soie, tu la sens ?

è la seta del mio vestito, non aprire gli occhi e avrai la mia pelle

c’est la soie de ma robe, n’ouvre pas les yeux et tu auras ma peau

– Nov, j’adore ta voix et ton accent franco-espagnol, c’est un régal. Une chose quand même, la peau, c’est pél-lé, la pelle, c’est autre chose, je ne vais pas t’en donner un coup… Oh ! pardon, j’oubliais que les hommes perdent leur sens de l’humour dans certaines circonstances critiques. Tu ne parles plus ? On continue un peu ? Tu ne réponds pas, je prends ça pour un oui. Bon, lis.

Alomè sourit et recommença à branler. Nov haletait.

Avrai le mie labbra, quando ti toccherò per la prima volta sarà con le mie labbra,

Tu auras mes lèvres, quand je te toucherai pour la première fois, ce sera avec mes lèvres

tu non saprai dove, forse sarà nei tuoi occhi

tu ne sauras pas où, peut-être, ce sera dans tes yeux

appoggerò la mia bocca sulle palpebre e le ciglia,

je poserai ma bouche sur tes paupières et tes cils

sentirai il calore entrare nella tua testa,

tu sentiras la chaleur entrer dans ta tête,

e le mie labbra nei tuoi occhi, dentro

et mes lèvres dans tes yeux, dedans,

o forse sarà sul tuo sesso, appoggerò le mie labbra, laggiù

ou peut-être, ce sera sur ton sexe, je poserai mes lèvres, en bas,

e le schiuderò scendendo a poco a poco

et je les entrouvrirai en descendant peu à peu

– Nov, piano! Prends ton temps…

Lascerò che il tuo sesso…

Je laisserai ton sexe…

– Nov, aspetta! Doucement. Continue à lire, Nov.

Socchiuda… la mia boca… entrando…

ouvrir un peu ma bouche, en entrant…

– Oui ? entrando? Concentre-toi, Nov. Continue.

… tra le mie labbra

à travers mes lèvres

Nov prit la main d’Alomè et accéléra. Alomè accélérait.

lingua… saliva… pelle…

Pél-lé pas pèl. Eh là, Nov, attends, attends… attends… Trop tard !

– …pardon, je n’ai pas pu me retenir.

Tranquilla! Dis donc, quelle générosité ! Serge Milano n’a qu’à bien se tenir. Bon moi, il faut que j’arrête avec mes blagues débiles.

Pél-lé…

– Voilà, c’est mieux. Tu as aimé ? Je parle du texte de Baricco ?

Pél-lé

– Très bien, tu es quasi bilingue. Passe-moi le livre, s’il te plait, que je vérifie quelque chose.

Alomè relut un passage et fronça les sourcils. Nov somnolait.

*****

– Nov, c’est ton téléphone qui sonne.

– Oui, allo, bonjour ?

– Eh, Nov, on dirait que je te réveille ! C’est Moby, tu veux que je te rappelle plus tard ?

– Non, non.

– Alors ? что нового (chto novogo) ?

– Hein ? Ça, je n’ai pas encore appris.

– Ça veut dire quelque chose comme “quoi de neuf ? ”.

– Ah ! Tout va bien, je faisais une petite sieste. Le voyage en train m’a un peu fatigué.

– Je comprends, ça fait longtemps maintenant que tu es parti. Nov, j’ai une bonne nouvelle et une autre moins bonne.

– Vas-y.

– La bonne, c’est pour Alomè. Tu peux me la passer ?

– Bonjour Moby, je suis à côté de Nov, je vous entends. Alors ?

– Bonjour, Florent a pris les photos en très haute définition. Il les envoie en fichiers compressés. Il n’a rien vu de spécial qui se refléterait sur le couteau, mais quel chef-d’œuvre ! Vous allez pouvoir zoomer, vous verrez peut-être autre chose.

– Peut-être. Et vous, qu’est-ce que vous avez vu ?

– Ce que j’ai vu, moi ? Oh, tellement de choses, je suis resté assis à regarder presque une heure pendant que Florent travaillait. Vous savez peut-être que je suis catholique, j’en ai profité pour relire le passage de la Bible qui parle de cette décapitation de Jean-Baptiste. À vrai dire, je n’ai pas trouvé le tableau très religieux. Je veux dire que je n’ai pas senti de présence divine, j’ai trouvé que c’était un incroyable résumé des différentes attitudes que les hommes ont face à la mort.

– Très intéressant. Allez-y, je suis curieuse.

– Alors ce que j’ai vu d’abord, peut-être parce que c’est l’attitude la plus adaptée à la situation, c’est l’effroi de la vieille femme, celle qui se prend la tête dans les mains. Elle exprime de l’horreur et aussi de la pitié. Je pense que beaucoup de gens feraient comme elle.

È così vero! Je crois aussi que beaucoup de gens doivent s’identifier à elle. C’est un peu la conscience morale du monde, non.

– Ensuite il y a l’attitude du geôlier, en fait, lui, il a la totalité de la situation à gérer, dans mon métier, on parlerait de logisticien : cette chose sur le cou de Baptiste, elle doit être coupée puis déposée sur le plateau pour être remise à Hérodiade. Il ne montre pas d’émotion, il est concentré car il veut accomplir sa mission. Tout est froid et mécanique dans son attitude, comme les clés qu’il porte.

– Complètement d’accord. C’est un fonctionnaire de la mort, il ne représente pas la loi ou le pouvoir, mais l’ordre. Il administre et il coordonne ; simplement, ici, il ne s’agit pas de conteneurs mais d’une tête !

– Après, il y a le bourreau. Lui, il n’a qu’un segment à traiter, mais il veut faire ça bien. C’est un sportif de haut niveau, il est entraîné et sûr de lui, il ne laisse pas de place à l’improvisation.

– Encore d’accord. Et il n’a évidemment aucun doute sur l’issue de l’événement, c’est un champion, un des meilleurs de sa catégorie.

– Évidemment, il y a Saint-Jean-Baptiste, bien sûr, il n’exprime pas grand-chose, on ne sait pas s’il est encore dans son corps ou déjà là-haut. Ce qui est clair, c’est que c’est un homme, disons normal, enfin ni un héros ni un martyr.

– Oui, c’est la marque de fabrique de Caravaggio, pas d’idéalisation, on peint ce que l’on voit. Ni monstre ni saint, ni ange ni démon.

– Et puis, il y a encore les deux prisonniers sur la droite ; cette mort est spectaculaire et ça vient casser leur ennui, peut-être aussi qu’ils se disent qu’il y a pire que leur situation. Si on est honnête, on doit dire qu’on leur ressemble, parce que la mort, surtout celle des étrangers, nous fascine, comme dans les accidents de la route, on veut tous voir.

– Oui, on revient à l’humain, c’est du voyeurisme morbide, chaque époque en a sa forme.

– Exactement. Qui est-ce qu’il y a encore ? Ah oui Salomé. Alors là, une petite déception.  Je m’attendais à voir une Salomé manipulatrice et même sadique, mais le personnage du tableau n’exprime rien. Je me demande si ce n’est pas plutôt une deuxième servante.

– En effet, c’est difficile de trancher, mais je crois que c’est Salomé. Caravaggio a peint d’autres Salomé avec la tête de Jean-Baptiste, à chaque fois elle est indifférente ou détachée. Elle n’exprime jamais ni plaisir malsain ni horreur, vous voyez, elle n’est jamais triomphante. Je dirais qu’elle exprime une autre forme de tragique, très contemporaine, l’absurdité de la vie.

– Incroyable tout ce que vous voyez, Moby et toi, on n’a vraiment pas les mêmes yeux. Moi, je ne vois rien.

– Mais si, Nov, tu vois comme nous, mais tu regardes un peu moins. D’ailleurs, tu as le tableau sous les yeux, n’est-ce pas, alors dis-moi, est-ce qu’on n’a pas oublié un personnage ?

– Non, je ne vois pas. Et toi Alomè, tu en vois un autre ?

– Ah ah, oui. J’en vois même trois.

– OK. J’ai compris, nous trois. Remarque c’est vrai : on regarde les prisonniers qui regardent la vieille et le geôlier qui regardent le décapité qui a les yeux fermés. Bon là, je commence à avoir mal à la tête, je crois que je préfère les petites histoires de Baricco. Au fait Moby, tu devais me parler d’autre chose.

– Oui, ton père m’a téléphoné, il a essayé de te joindre ce matin, mais tu devais encore dormir. Il m’a dit que vous allez vous retrouver à Ljubljana bientôt ou à Trieste. C’est à propos du passage par la Russie. Rien n’est définitif, mais ça se complique et il faudrait peut-être envisager un plan B.

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6 septembre 2025 6 06 /09 /septembre /2025 03:47

Alomè fixait Nov.

– Alors ? Tu as très bien entendu la question, Nov.

– Ben… euh… donc, est-ce que tu me plais, c’est ça ? Alors, c’est-à-dire que, quand même, c’est un peu bizarre de poser cette question.

– Alors ?

– Est-ce que tu… mais tu veux dire physiquement ?

– Allons pour physiquement si c’est ce qui te vient à l’esprit d’abord.

– Non, non, ce n’est pas ça, mais en général, c’est ce que ça veut dire.

– Alors ?

– OK. Disons que, oui, je te trouve jolie.

Dannazione! On arrive à Milan. Ne fais pas cette tête, je peux voir ta déception de devoir interrompre cette conversation. Rassure-toi, on y reviendra.

– Ah ah, immense déception, oui. C’est vrai que tu es une experte en lecture de visage.

– Tu peux dire ça comme ça. Bon, exceptionnellement, on va prendre un taxi, non, parce que je suis très chargée, qu’il est déjà tard et que je suis affamée. On en a pour quinze minutes et ça nous coûtera vingt euros. Dix chacun. Tiens, on va commander tout de suite au Bauscia et on passera prendre la commande en arrivant. Je prends un risotto con funghi porcini. Regarde la carte, je te conseille les tagliolini al tartufo ou bien, si tu aimes les fruits de mer, les gnocchi alle vongole.

*****

Alomè frappa à la porte et entra en même temps, elle s’assit sur le lit de Nov et le regarda un instant.

Salve, jeune homme. Bien dormi ? Tu sais qu’il est déjà onze heures ? J’ai eu le temps de me doucher, de prendre un café, d’aller faire une course en ville et de prendre un deuxième café.

– Oui ça va bien, merci, je me suis effondré hier soir. Je suis un gros dormeur.

– C’est très bien parce qu’on a un programme culturel chargé. Justement, tu vas devoir choisir. Voici les options. Soit on va faire un tour au Novecento, depuis le temps qu’on en parle. Il y a une belle salle consacrée à Fontana, un artiste un peu plus âgé que Pistoletto ; je pense que tu devrais être intéressé. Ou bien, option deux, on va à la Scala pour voir une répétition de la Cenerentola, mais avec une contrainte horaire. Il faut y être avant quatorze heures, c’est Andréa, une copine, qui nous fera entrer. Après, c’est son chef qui sera là et, disons qu’on ne s’aime pas beaucoup tous les deux. Donc ça voudrait dire que tu boives rapidement ton café, que tu sautes dans ton pantalon et qu’on y aille, subito.

En short et en chemisier, Alomè se déchaussa et se glissa sous la couette.

– Ce n’est pas mon option préférée, parce que, tout d’un coup, je me sens très fatiguée et je crois que je préférerais rester encore un peu au lit avec toi.

– Comme tu veux. En plus, je ne bois pas de café. Le matin, c’est chocolat au lait.

Cosa? Pas de café ! Il faut vraiment que je tienne à toi pour laisser passer ça. Au moins tu ne m’as pas parlé de cappuccino comme tous les Français. Bon, passons. Troisième option, on prend notre temps, on va goûter les cannoncini de Serge Milano et ce soir, vers vingt heures, on monte sur les terrasses du Duomo, avec les touristes mais… surprise, on ne redescend pas avec eux. C’est Dario, un copain, qui vérifie qu’il ne reste personne. Et là, on a la nuit pour nous, on sort les couvertures et les sandwiches et on refait le monde sous les étoiles, jusqu’à l’aube, protégés par la Madonnina. Je faisais ça souvent quand j’étais étudiante. Alors, che ne pensi?

– Oui, ça me plait bien, la nuit sur le toit du Duomo, en plus, on aura le temps de faire un tour au Novecento avant.

Perfetto! Alors ?

– Alors, d’accord.

– Nov. Alors ?

– Alors quoi ?

– Ma question d’hier. Tu croyais vraiment que j’allais te laisser tranquille ? Ah ah, le mauvais élève qui espère que son professeur a oublié le devoir annoncé la veille.

– Non, je te connais encore très peu, mais j’imagine que tu ne lâches rien. Jamais. Et j’étais sûr que la question allait revenir.

Ottimo! Alors ?

– Donc oui, je te trouve jolie.

Vabbè, tu ne réponds pas exactement à la question, mais passons. Bon, imagine que je suis un tableau, non, un portrait peint par Novangelo, un grand peintre méconnu, décris-moi en disant ce qui te plait beaucoup et ce qui te plait moins.

– D’accord, je vais essayer, mais tu sais que la description, ce n’est pas ma spécialité. Je commence par la tête ?

Fai pure, fais-toi plaisir !

– Bon, j’aime assez ta tête. Les cheveux courts, ça va bien avec ton caractère… disons, offensif, enfin offensif en un sens positif. Comment on pourrait dire ?

– Déterminé, peut-être ?

– Voilà, oui, c’est le mot que je cherchais. Après, tes oreilles, elles sont normales, j’aime bien la perle que tu as à gauche, il n’y en a pas à droite, ça veut peut-être dire quelque chose, je ne sais pas, c’est discret et en même temps on la voit bien puisque tu as les cheveux…

– … courts. Ah ah, trop drôle, tu m’amuses, Nov…

– Alors, ça par exemple, ça me plait beaucoup chez toi.

– Ah ? Tu m’intéresses. Tu parles de quoi exactement ?

– Ton visage qui s’allume et qui s’éteint. Quand tu ris, tu ris de partout, tu comprends, les yeux, la bouche, le front, même tes oreilles bougent et ça fait miroiter la perle, comme une boule en boite de nuit…

Alomè éclata de rire.

Che ridere! Tu veux me tuer…  le nightclubber poète !

– … ou plutôt, c’est comme s’il y avait une lumière sous ta peau et ça s’allume. Et puis sans prévenir, tu fermes tout, tu éteins tout et tu t’en vas. D’ailleurs, ça peut inquiéter, c’est comme si tu partais, mais tu es encore là, tu t’absentes. Tu vois, c’est exactement ce que tu fais, là.

– Intéressant, on ne m’avait jamais dit une chose pareille. Continue.

– Donc, ton visage me plait bien.

Dài! Continue. Descends.

– Tu veux dire…

– Je veux dire descendre, ce qui signifie aller vers le bas.

– Bon. Ton cou, je n’ai pas fait très attention, mais ça va, il est normal. Tes épaules, j’aime bien, elles partent à l’horizontale, je préfère. Ça te donne un côté…

– … offensif.

– Ah, ah, non, je veux dire que c’est une ligne bien dessinée, c’est géométrique, un peu comme une sculpture de musée. Mais c’est vrai que ça va bien avec ton caractère.

– Laisse mon caractère tranquille et dis-moi ce que tu vois et ce qui te plait. Descends.

– Tes bras, ça va, rien à dire, tes coudes, pareil. Enfin, normal, quoi. J’aime bien tes bracelets, mais ça ne compte pas, j’imagine. Tes mains, alors là, c’est un peu en décalage, parce que tu les gardes souvent croisées, tranquillement. Tu ne les utilises pas pour parler comme les Italiens font souvent.

– D’accord, laisse la psychologie et laisse l’anthropologie aussi. Remonte.

– Ah ! Euh… remonter, oui, je connais… plus haut, il y a ton chemisier, il est coloré.

– Mon chemisier ! Chi se ne frega! On s’en fiche ! En dessous.

– Quoi… tu veux dire sous ton chemisier…

– Oui, ma poitrine, mes seins. Nov, s’il te plait, ne fais pas celui qui n’est pas intéressé. Je veux bien que tu sois différent, mais sur la question des seins, il n’y a aucune exception. Aucune. Ça n’existe pas un hétéro qui ne s’intéresse pas à nos seins. C’est d’ailleurs une énigme encore inexpliquée, pourquoi nos seins vous passionnent-ils tant ?

– Dis donc, la question est directe quand même, c’est un peu gênant.

– Tu préfères que je te demande l’heure ?

– D’accord. Je pense que tu as une poitrine…

– … ne me dis pas “normale”, ti prego, pas “normale”, ti supplico. Allez, je vais t’aider.

Alomè enleva son chemisier. Elle ne portait pas de soutien-gorge. Elle se colla contre Nov.

– Bon, j’arrête de t’embêter. Hum, tu es chaud comme un petit pain qui sort du four, una michetta calda, j’adore. Tiens, j’ai une surprise pour toi. Un cadeau. Je crois que tu aimeras, ce n’est pas mon auteur préféré, mais après tout c’est un cadeau pour toi. Alessandro Baricco, Seta. C’est traduit par Soie, mais je ne l’ai pas trouvé en français, ça te fera un souvenir italien d’Alomè l’Italienne et une bonne raison d’apprendre ma langue. D’ailleurs on va faire un petit exercice, maintenant. Tu connais l’histoire ?

– J’ai vu le film, mais il y a un moment déjà. Avec Keira Knightley, je crois. Et toi, tu connaissais ?

– Je ne l’avais jamais lu, mais je connaissais parce que les Français me parlent toujours de ce livre quand vient le sujet de la littérature italienne ; à croire que Dante, Leopardi et Moravia n’ont pas existé. Bon, je l’ai lu ce matin, en t’attendant, cent pages. Donc, petit rappel. Hervé Joncour va au Japon pour acheter des œufs de vers à soie pour les filatures de son village. On est à la fin du dix-neuvième siècle. Là-bas, il fait affaire avec un marchand, mais il est complètement retourné par une jeune fille, belle et mystérieuse, qui lui laisse un mot en japonais, “Revenez ou je mourrai”. Je résume. Évidemment, il retourne au Japon, revoit la femme, mais rien de sexuel ne se passe entre eux, ils ne se parlent même pas. Et lors du quatrième voyage, ça se passe plutôt mal. Plusieurs mois après, il reçoit une lettre en japonais qu’il fait traduire par Madame Blanche, une Japonaise qui tient un bordel de luxe à Nîmes. C’est une déclaration enflammée. Voilà.

– Oui, je me souviens.

– C’est drôle, je trouve que tu ressembles un peu à Hervé Joncour.

– Encore ! Déjà Manon trouvait que j’avais quelque chose de l’Ismaël de Moby-Dick, maintenant je ressemble à Hervé Joncour. À croire que je suis un personnage de roman.

– Non, rassure-toi, tu es bien réel, juste une lointaine ressemblance, son côté séduisant et délicat. Écoute, « un tratto a tal punto amabile da tradire una vaga intonazione femminile – attends que j’essaie de traduire, donc – des traits séduisants ou aimables au point de trahir une vague intonation féminine ».

– Ah ! Tu trouves que j’ai des traits féminins ?

– Oui. Et tu comprends que ce n’est pas pour me déplaire. Et ça : « era uno di quegli uomini che amano assistere alla propria vita, ritenendo impropria qualsiasi ambizione a viverla – c’était un de ces hommes qui aiment assister à leur propre vie, trouvant inappropriée toute ambition de la vivre ».

– Oui, c’est un peu moi. Ou c’était.

– Et puis, c’est un grand voyageur comme toi. En plus, comme toi, c’est quelqu’un d’autre qui l’a poussé à partir. Mais là où la ressemblance s’arrête, enfin je pense, c’est quand sa nonchalance devient une mélancolie presque suicidaire. C’est l’effet pervers de l’amour passionnel, je déteste ça, l’amour plus fort que la vie, c’est du romantisme malade. Ne jamais tomber là-dedans – et je sais de quoi je parle ! Après tout, vous avez peut-être raison, ce livre a plus de qualités que je pensais. On va faire un petit jeu ; toi, tu vas lire la déclaration qu’Hervé Joncour reçoit et moi, je vais te la traduire. S’il te plait, enlève ton tee-shirt. Lis.

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30 août 2025 6 30 /08 /août /2025 02:55

Nov laissa Alomè s’endormir. Il n’avait pas sommeil. Il sortit son Moby-Dick, la biographie de Zola, un carnet et sa bouteille d’eau. Il regarda dehors. Le paysage défilait. Le ciel est vraiment bleu et la montagne est belle quand même… mais, ça se confirme, je suis nul en description, pensa-t-il. Il ouvrit Maps sur son téléphone pour voir où ils étaient. Modane. Et bientôt la frontière, sous le tunnel. Allez, lecture !

Melville. Page 104, chapitre 13, “La brouette”. Ismaël et Queequeg embarquent sur une petite goélette pour rejoindre Nantucket où ils trouveront un baleinier. Nov aimait beaucoup ce personnage de Queequeg et surtout la relation improbable entre Ismaël, plutôt cultivé, et “son sauvage” qu’il avait d’abord pris pour un cannibale. Elle était curieuse et belle cette amitié tendre entre ces deux êtres que tout opposait, elle lui rappelait le lien que Stevenson avait progressivement tissé avec son âne. Hein ? N’importe quoi ! Je suis en train de comparer Queequeg et Modestine. Il me vient parfois des idées sacrément tordues. Cela dit, on devine que ça va encore se terminer par une séparation tragique : « Dès ce moment (Queequeg, d’abord moqué et rejeté par les autres, sauve un marin tombé à l’eau), je m’attachai à Queequeg comme une bernacle (je pense qu’il parle du coquillage qu’on appelle plutôt le chapeau chinois), oui jusqu’à ce que ce pauvre Queequeg eût fait son dernier grand plongeon. » Ça veut dire que ça va mal finir.

Nov passa de Melville à Zola. Zola, l’amoureux, Cécile Delîle. Il aimait bien le titre et la belle photo de couverture lui rappelait son périple à vélo avec les filles. Bizarre, il ne s’imaginait pas Zola en séducteur et encore moins en amant organisé qui installe sa maîtresse et les deux enfants qu’elle lui donne dans une maison près de chez lui, sur des hauteurs voisines, afin de les voir avec une longue-vue depuis sa maison de Médan ! C’est drôle, on s’imagine souvent les gens plus sages et plus conventionnels qu’ils ne sont. C’est vrai aussi que certaines personnes ont des vies de personnages.

Nov ferma son livre et ouvrit son carnet. Il écrivit : « Quelle vie j’aurai, moi ? Et pourquoi j’utilise le futur, est-ce qu’on n’a pas déjà commencé sa vie à vingt-cinq ans ? Comment on sait si on est déjà dans sa vraie vie ? Et avant sa vraie vie, est-ce qu’on a des fausses vies ? » Je ne me posais pas toutes ces questions il y a un mois, pensa-t-il. La vraie vie commence peut-être avec les questions. Il posa son carnet, but quelques gorgées, jeta un coup d’œil sur Maps et s’assoupit.

Un peu avant d’arriver à Turin, Alomè le réveilla doucement.

– C’est Zola ou Melville qui t’a assommé ? En tout cas, ça a été efficace. C’est agaçant comme on se fait des idées sur les gens. Je ne t’imaginais pas en intellectuel lisant les classiques et écrivant tes pensées. Je m’attendais plutôt à te voir sortir une biographie de Ronaldo ou même une Switch ; ça s’appelle un a priori, non. Je corrige. Dis-moi Nov, je pensais à ça, tu restes combien de temps à Milan ?

– Ah ah, tu peux corriger ta correction, je ne suis pas un intellectuel, je te l’ai déjà dit, je lis très peu et très lentement. Je ne sais pas pourquoi, ils se sont tous donné le mot pour m’offrir un livre, mais toute ma bibliothèque tient là, dans mon sac. Sinon, je vais rester un jour ou deux, maximum, je voudrais être à Istanbul dans une dizaine de jours pour retrouver Moby, mon ami philippin.

– Et Moby-Dick, il y va à la nage à Istanbul ?

– Non, en porte-conteneur. D’ailleurs, il est déjà à Malte ou peut-être reparti…

– Où ça ?

– Malte, c’est une petite île de la Méditerranée, mais il y a un gros port pour…

– Oui, Malte. Je connais Malte. Tu veux dire que ton copain est à Malte en ce moment ? Tu as bien dit Malte ?

– Eh ! Qu’est-ce qu’il t’arrive Alomè, j’ai encore dit quelque chose que je n’aurais pas dû dire ? Pourquoi tu t’agites comme ça ?

– Écoute, c’est très important. Tu pourrais essayer de faire quelque chose pour moi ?

– Je ne sais pas, dis toujours, mais tu m’inquiètes.

– Non, rien d’inquiétant. Voilà. À La Valette, il y a un tableau du Caravage, je n’en ai jamais vu que des reproductions de mauvaise qualité. Tu crois que ton ami pourrait y aller pour faire une bonne photo.

– Je ne sais pas, c’est loin de Malte ?

– C’est à Malte, c’est la capitale.

– Ah. Le plus simple, ça sera de l’appeler.

– Oui, mais tu pourrais faire ça maintenant ? Subito!

*****

– Allo Moby, Привет, (Priviet), c’est Nov ! Tu vas bien ? Toujours à Malte ?

Привет, как дела? (Priviet, kak dela?). On arrive juste, on a dû attendre vingt-quatre heures au mouillage, le port est congestionné, il y aurait eu une panne informatique. Tu peux prendre ton temps avec Olga. Tu es déjà en Serbie ?

– Non, non, j’arrive à Milan. Justement, j’ai rencontré une personne que tu pourrais peut-être aider. Le plus simple, c’est que je te la passe, c’est Alomè.

– Bonjour monsieur, excusez-moi, je vais être direct, ça vous permettra de me répondre directement aussi. Je suis historienne de l’art et il y a à La Valette, dans une église, un tableau d’un très grand peintre, non, j’aurais aimé savoir si vous pouviez en faire une photo de bonne qualité ?

– De loin comme ça, ça me semble possible. On ira sûrement à La Valette faire un tour, c’est à trente minutes du port. C’est à la cathédrale ?

– Oui, la co-cathédrale Saint-Jean. Dans la chapelle des Novices, il y a deux chefs d’œuvres de Caravaggio et il y en a un qui m’intéresse particulièrement, c’est La Décollation de saint Jean-Baptiste.

– Alors moi, je n’ai qu’un téléphone ancien et en plus, je fais toujours des photos mal cadrées et floues, ce qui énerve mes filles, mais Florent, le bosco, est un amateur de photos et il a un très bon appareil. Son truc à lui, c’est plutôt les plantes, mais je pense qu’il devrait pouvoir photographier un tableau.

– En fait, ce qui m’intéresse, c’est un détail. Le bourreau a commencé à décapiter Battista avec une épée et Salomé attend la tête avec son plateau, non. Le bourreau va terminer le travail avec un petit couteau qu’il tient dans son dos et ce couteau est incliné de telle façon qu’il devrait refléter la personne qui se trouve en face, je veux dire hors du tableau. Le couteau est au centre du tableau et en pleine lumière. Avec une photo à très haute résolution, je pourrai zoomer et vérifier mon hypothèse, non. Ce n’est peut-être pas très clair.

– Si, si. Je ne connais pas le tableau, mais j’ai lu cet épisode terrifiant dans la Bible. Je pense que Florent va pouvoir faire ça, je pense même que ça va l’amuser. C’est un passionné d’orchidées et il est venu avec du très bon matériel parce qu’il y a plusieurs espèces endémiques à Malte et peut-être des espèces pas encore répertoriées. Pour les décapitations, je ne sais pas, ça pourrait l’intéresser aussi ! Je rappellerai Nov demain soir pour vous dire comment ça s’est passé.

Grazie tante! On attend votre appel. Bon séjour à Malte. Vous ne pouvez pas rater le tableau, il fait quatre mètres sur cinq, on ne voit que lui.

*****

La Decollazione di san Giovanni Battista est un tableau qui n’a jamais bougé de Malte, il a été peint là-bas, pendant l’exil du Caravage. Je ne t’ai pas parlé de la vie du zozo. C’est un des plus grands génies de la peinture, mais c’était aussi un caractériel qui aimait boire, jouer et se battre. Il a été condamné pour crime à Rome, alors il s’est enfui et son exil l’a conduit à Malte. Sa Décollation est monumentale, c’est son plus grand tableau et c’est le seul qu’il a signé.

– Et tu es sûre de la traduction par décollation, je n’ai jamais entendu ce mot ?

– Oui, mais tu peux dire décapitation si tu préfères. Décapiter, c’est ôter la tête, décoller, c’est couper le cou. Caravaggio était fasciné par les décapitations, il en a peint une dizaine. Peut-être qu’il pensait finir comme ça. Sur plusieurs tableaux, la tête décapitée, c’est un autoportrait. Tu imagines le gars ! Attends que j’en montre un. Judith décapitant Holopherne, il est à Rome. Tu connais l’histoire ?

– Non.

– OK, alors tu liras la Bible quand tu auras fini Moby-Dick. Regarde. Ma che meraviglia! Judith a déjà à moitié tranché la tête du général Holopherne. Regarde les expressions des trois personnages. Chez Holopherne, il y a un mélange de douleur, de terreur et d’incompréhension, mais il faut soi-même se tordre le cou pour le voir. Il est au lit, à moitié nu, en fait, il avait d’autres projets, tu comprends. Ensuite, il y a le visage terrifiant de la vieille, elle ne rate pas une miette du spectacle, sadique et impatiente, elle attend de recevoir la tête dans un linge.

– C’est vrai, c’est exactement ça. Il est vraiment doué pour peindre les visages. En fait, on a l’impression que c’est… comment dire ?, des vraies gens.

– Exactement. Ça c’est son apport, on n’idéalise plus, même quand ce sont des saints ou des héros. Regarde encore, ce visage sublissime, là, Judith. Oddio… Elle est belle, mais qu’est-ce qu’elle est belle ! Et tellement sensuelle. Regarde, son chemisier blanc prend toute la lumière et on devine sa belle poitrine, toute ronde… Allez, à toi. Qu’est-ce qu’elle exprime selon toi ?

– Plutôt du dégoût, non ? Elle se tient à distance, comme pour éviter de tacher son chemisier blanc avec le sang qui gicle. En tout cas, elle n’hésite pas, elle ne tremble pas. Ce n’est pas qu’elle se venge, mais disons qu’elle fait ce qu’elle a à faire. Elle le fait bien, avec méthode, une main tient l’épée et l’autre, les cheveux. C’est fait presque sans violence, et même avec réticence, mais sans désordre, il n’y a aucune trace de bagarre.

– C’est vrai, Judith semble dire, « désolée, gros, mais fallait pas nous assiéger ». Elle arrive à rester digne, même en tuant. Et qu’est-ce qu’elle est belle ! Tu as raison, il n’y a aucune cruauté dans son geste, ce n’est pas une guerrière exaltée. C’est une courtisane qui a posé pour Caravaggio, Fillide ou peut-être Maddalena, difficile de trancher – sans mauvais jeu de mots. Mais comme tu dis, ses modèles étaient de “vraies gens” que tu pouvais croiser dans les rues de Rome, enfin surtout dans certains quartiers un peu chauds. Tu sais, il fréquentait des marquises et des cardinaux, mais aussi des prostituées et des soûlards, et combien de fois il s’est retrouvé en prison ! Et ce crétin, il meurt à trente-huit ans. Tu imagines un peu, s’il avait vécu quatre-vingt-dix ans comme Michel-Ange !

Alomè éteignit sa tablette. Elle se tut un moment et regarda Nov doucement, puis, quelque chose comme un éclair traversa son regard et elle lui demanda :

– Ça va ?

– Oui. Pourquoi tu me demandes ça ?

– Dis-moi Nov, est-ce que je te plais ?

– … quoi ?

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25 août 2025 1 25 /08 /août /2025 03:49

– Alors, le troisième Michelangelo, c’est Pistoletto, non, il a quatre-vingt-douze ans, c’est mon grand-père de cœur. C’est bien plus qu’un artiste, c’est un gardien, un gardien de notre grande maison. C’est sur lui que j’ai fait ma thèse, « Politique et esthétique du miroir. Pour un autre partage de l’espace, pour une autre distribution des rôles ». Dans le jury, il y avait un professeur de Paris 8 qui m’a emmerdée un quart d’heure pendant la soutenance, parce que, selon lui, j’aurais dû titrer ma thèse « Esthétique et politique du miroir… » Tu le crois ! J’en ai parlé à Michelangelo qui m’a dit que c’est moi qui avais raison, c’est bien l’art qui a une mission politique, l’expression artistique, ça signifie d’abord la sortie, sortie du moi, sortie de l’atelier et du musée pour se réconcilier avec la cité. Mais, passons.

– Pistoletto ? Je ne connais pas. Il n’aurait pas changé de nom, lui aussi ? Tu peux me montrer des tableaux ?

– Des tableaux… je ne dirais pas ça comme ça. Tiens, regarde, j’ai pris la photo l’année dernière à l’expo Arte Povera chez Pinault, à la Bourse de Commerce, c’est la Venere degli stracci, la Vénus aux chiffons. Devant et de dos, il y a une copie d’une Vénus classique, non, le symbole de l’antiquité et de l’art immortel et derrière, un tas de fripes usées mais très colorées.

– Waouh, on a changé d’époque, là ! Je ne saurais pas quoi dire. C’est un peu provocateur, quand même ?

– Je ne dirais pas ça comme ça, mais ça bouscule, ça dérange. Tu te rends compte que ça a déjà soixante ans et que ça choque encore. Regarde, ça c’est à Naples en juillet 2022, un tas de cendres et une structure métallique brûlée, c’est ce qu’il reste de sa Vénus, après qu’un incendie “d’origine suspecte” l’a détruite. Mais avant l’incendie, déjà ça avait créé une polémique débile et réactionnaire. Soixante ans après, ça continue à contrarier les fachos de l’ordre, ceux qui n’acceptent pas qu’on redistribue les rôles et qu’on partage l’espace. Et en plus, tu te rends compte, c’était installé place de la Mairie, lieu du pouvoir par excellence.

– C’est vraiment nul ! Et comment il a réagi ?

– Tu sais, je l’ai eu au téléphone, juste après l’incendie. Au début, il était atterré. On s’était attaqué à la femme, c’était un féminicide de plus dans ce monde très machiste, mais on avait aussi visé la pauvreté, parce qu’il faut cacher la misère et ne surtout pas la mélanger à la pureté et la grâce de la beauté classique. Et puis on dénonçait cet art qui sort des musées et descend de son piédestal pour aller toucher le peuple, là où il est, dans la rue. Moi j’essayais de le consoler, je lui disais que ça devait être l’acte d’un squilibrato, un déséquilibré, non. Alors, il s’est tu, puis il m’a répondu, c’est plutôt l’acte d’un equilibrato, troppo equilibrato. Tu comprends ? Et il a continué en français, qu’il parle parfaitement, ce ne sont pas des dérangés qui ont fait ça, mais des malheureux trop rangés ; c’est eux qu’il faut plaindre, aider et aimer, parce qu’ils sont enfermés dans les geôles de l’ordre, ils sont figés dans un équilibre stérile. Tu imagines, dire et penser ça à quatre-vingt-dix ans ! Et à la fin de la conversation, c’est lui qui me remontait le moral en me disant que des Veneri degli stracci, il y en aurait d’autres, pas parce que Vénus est immortelle, mais parce qu’elle est féconde. Il a terminé en éclatant de rire et a dit, nous les artistes, nous sommes des récidivistes.

– C’est une belle histoire et lui, ça a l’air d’être un sacré bonhomme. Quelle énergie et quelle jeunesse ! J’aime bien comme tu en parles, je comprends mieux les œuvres en t’écoutant.

– Tu comprends aussi pourquoi je suis attachée à cette Vénus. Je pourrais t’en parler pendant des heures. Le plus fort, c’est que dès qu’on a trouvé une interprétation, bref, dès qu’on est equilibrato, tout peut basculer et tout doit basculer. Regarde, si tu oublies l’incendie, c’est la Vénus qui paraît froide et distante, non, je ne la trouve même pas attirante avec son chignon ridicule, alors que le tas de chiffons, qui représente peut-être le fast-fashion – tu sais Shein, Zara… entre parenthèses, ça n’existait pas encore à l’époque, c’est te dire le côté puissant de l’installation – eh bien le tas de chiffons, tu as envie de sauter dedans et de t’y cacher pour faire la sieste ou l’amour. La critique de la société de consommation se renverse en un éloge joyeux d’une société du partage et à l’inverse, la célébration d’une antiquité immortelle et sublime vire au dégoût.

– C’est vrai. Je n’avais pas vu tout ça, mais ça se tient. Enfin, tu y mets quand même beaucoup de toi-même, c’est ça que tu appelles l’esthétique ou la politique du miroir. En fait, ça vaut pour toutes les œuvres, j’ai l’impression. On interprète en fonction de ce que l’on est.

– Ah mais non, le miroir, chez Michelangelo, ce n’est pas une métaphore, c’est un miroir. Un vrai miroir. Tiens regarde, je te montre, tu vas adorer, c’est la Ragazza che scappa, la Fille qui s’échappe, tu la verras au Novecento justement.

– C’est chouette, j’aime bien !

– D’accord. Qu’est-ce que tu vois ?

– C’est la photo d’une fille qui semble s’enfuir, collée à droite sur un grand miroir, et là, celle qui prend la photo et se reflète, c’est toi. D’accord ! Donc, tu rentres dans l’œuvre. La fille de l’œuvre s’échappe et toi, tu prends sa place. C’est toi qui deviens l’œuvre d’art, Alomè, la Fille qui arrive !

Boh, je ne dirais pas ça comme ça… mais il y a de ça quand même. En tous les cas, il y a de la perturbation dans l’air. C’est ce que j’explique dans ma thèse, avec d’autres mots, c’est le bordel dans les oppositions classiques, devant derrière, sujet objet, spectateur œuvre, è un bel casino!, passé futur, entrée sortie, réel virtuel…

– … et l’instant figé définitivement par la photo s’oppose au mouvement des spectateurs qui passent et qui sont toujours différents…

Ecco!  Tu as mis le doigt sur l’essentiel. Et c’est là que l’art devient politique, l’œuvre ne sépare plus, elle rapproche, tu vois, chaque spectateur forme une nouvelle communauté, c’est comme un échangisme politique qui vous change. J’ai dit ça pendant ma soutenance, cette fois ça a fait rire le Président. Mais, mais, mais… attention, si on devient tous artistes, en un sens, ça signifie aussi qu’on doit tous se retrousser les manches pour réinventer le monde qui est moribond, c’est le moment d'une nouvelle Renaissance.

– Waouh ! Si tu fais tes cours comme ça, je pense que tes étudiants vont se battre pour être au premier rang. Mais je pense à un truc là, il va quand même falloir que tu choisisses parce qu’il n’y a vraiment rien à voir entre Caravage et Pistoletto.

– Détrompe-toi, mais ça, peut-être que je t’en parlerai plus tard, j’ai un projet énorme et un peu fou pour les réunir. Il y aurait tellement de choses à dire encore, parce que Pistoletto ne s’installe jamais. Donc, une fois qu’on l’avait bien identifié à ses tableaux-miroirs, évidemment, il lui a fallu briser le miroir.

– Et là, c’est une métaphore ?

– Pas du tout, Pistoletto, c’est un faiseur. Plusieurs fois, en public, il a vraiment brisé des miroirs avec un grand maillet en bois, il brise ses miroirs et toi, tu peux brûler ta thèse ! Bon, passons, maintenant, j’aimerais bien que tu me parles un peu de toi, parce qu’il y a quelque chose qui m’intrigue. Tu t’es moquée de moi quand tu disais que tu allais à Vladivostok ?

– Ah mais non. Enfin, je dois passer par Vladivostok, mais ma destination finale, c’est O’ahu, à Hawaï. Je dois raccompagner Nubecito, c’est un cumulus qui s’est perdu sur la côte mexicaine, c’est là que Diego l’a trouvé. Diego, c’est le père de Vera. Enfin, peut-être que c’est vraiment une métaphore, cette fois, et qu’il faut prendre ça au deuxième degré, je ne sais plus trop, il y a des gens qui le voient, Nubecito, Moby par exemple, mon copain marin, mais moi, je ne le vois pas.

– Alors là… toi, tu n’es vraiment pas comme les autres. Bon, espérons que c’est un nuage à grande vitesse, parce qu’on est déjà à Lyon. Selon moi, deuxième, troisième, septième degré, on s’en moque. Des degrés, comme tu dis, il en faut, mais tu dois les entremêler, ou peut-être les entasser, les imbriquer. J’hésite entre deux images pour le réel, un mille-feuille un peu écrasé ou un tissu à grosses trames. Ne sépare pas les degrés, Nov. Ne sépare pas. Au fait, je sais que tu as un faible pour les crêpes au Grand Marnier, mais est-ce que tu aimes aussi les mille-feuilles ?

– Ah oui, en effet, tu aimes bien entremêler les sujets. Oui.

– Association d’idées. Je vais te faire découvrir le meilleur dessert milanais. Les cannoncini de Serge Milano, c’est à côté du Novecento. C’est un rouleau de pâte feuilletée qui est gardé au chaud sur un support et quand tu l’achètes, il est rempli de crème. C’est un miracle laïc ! On ira demain. Donc, revenons à ton nuage. C’est quoi voyager, pour toi ?

– Hein ? Je ne sais pas répondre à des questions comme ça. Tu sais, je ne suis pas un intellectuel, je ne sais pas bien parler de ce que je fais ou ce que j’aime, comme toi. En plus, avant de partir, je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer. Pour de vrai, on m’a un peu forcé à faire ce voyage. Ce que je sais aujourd’hui, c’est qu’à chaque étape, je rencontre des gens… des gens comme toi, par exemple, qui me font découvrir des mondes et ça me donne envie de… de quoi ? de devenir quelqu’un, enfin… quelqu'un comme vous. Tu vois, je n’arrive pas vraiment à dire les choses.

– Bien sûr qu’il faut que tu deviennes, mais tu es déjà quelqu’un, Nov. Tu ne vois pas ce qu’il se passe ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Tu ne vois pas ce que tu fais ?

– Non.

– Tu ouvres, Nov, tu rends possible, oui voilà, tu ouvres des espaces.

– Je ne suis pas sûr de comprendre. Tu as des formules bizarres parfois. Pourtant c’est du français. D’ailleurs il y a un truc qui m’étonne, comment ça se fait que tu parles aussi bien le français ?

– Mouais, tu esquives... mais passons. Alors d’abord, il y a les raisons secondaires, j’aime ta langue, ensuite j’ai habité cinq ans à Paris et puis je vis à Milan depuis plus de vingt ans et Milan est la ville la moins italienne d’Italie, je veux dire la moins chauvine et la plus cosmopolite.

– D’accord. Et il y a une raison principale ?

– Oui.

– …

– Laura.

– …

– C’est mon amoureuse, enfin c’était. Ou c’est, je ne sais pas si je dois dire ça comme ça. On habitait ensemble à Paris. On parlait. Elle devait venir avec moi à Milan, mais, comme tu vois, elle n’est pas là. Tu es assis à sa place. Je ne comprends pas tout.

– Désolé, je ne savais pas…

– Tu n’y es pour rien. Bon, maintenant, je vais dormir un peu, j’ai un gros déficit de sommeil. Réveille-moi un peu avant d’arriver. Une chose encore, je vais chez ma tante qui n’est pas là en ce moment. C’est un grand appartement derrière la Scala. Il y a une chambre pour toi.

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20 août 2025 3 20 /08 /août /2025 03:04

– Jeune homme, vous avez pris ma place.

– Ah ? Voiture 17, siège 16. Non, c’est bien ma place. Je peux voir votre billet. Oui, c’est ça, vous êtes là, côté couloir.

– Impossible, ma petite fille a réservé côté fenêtre. Je dois être côté fenêtre, sinon j’ai des aigreurs d’estomac.

– Ah, je comprends, il n’y a aucun problème, on va échanger.

– Merci, vous êtes bien aimable. Vous pourriez aussi me monter ma valise. C’est gentil. Ouf ! Enfin assise. Merci bien.

– Je vous en prie.

– Zut, j’ai oublié ma bouteille d’eau dans la valise. En plus, je dois aller aux toilettes. Excusez-moi.

Nov attrapa la valise de la vieille dame qui partit aux toilettes.

– Bonjour. Le train, c’est la loterie, et toi, tu as tiré le mauvais numéro, dit-elle en éclatant de rire. Ou peut-être pas... Si tu veux, la place à côté de moi n’est pas libre, mais elle est disponible. Ma vessie et mes bras fonctionnent encore bien et je vais dormir, tu seras plus tranquille ici. Tu es Français, non, demanda-t-elle avec un léger accent italien.

– D'accord, je vais m'asseoir là. Bonjour et merci. Oui, Français.

– Ah, j’avais un doute avec ton T-shirt Mexico City. Come ti chiami?

– Nov. Le T-shirt, c’est parce que j’habite au Mexique. Et toi ?

– Alomè. Avec un accent grave. Ti piace?

– Quoi ? Ton prénom ? Oui, Alomè, c’est bien.

– Moi aussi j’aime bien Nov, je ne connaissais pas. E Dove stai andando?

– Ouh là, très loin, Istanbul, Moscou, Vladivostok, Séoul, Hawaï.

– D’accord, Phileas Fogg est de retour. Ma tu parli italiano, si? 

– Non, je parle un peu anglais et un peu espagnol ; les langues, ce n’est pas mon fort, mais je m’améliore.

– … et italien, je te le dis. En tous les cas, tu comprends quand je parle italien.

– Ah ? Je n’ai pas fait attention. C’est bizarre ce qui se passe dans mon cerveau, je crois que je fais un blocage au niveau des langues.

– Avant le Mexique, tu habitais en France ?

– En fait, mon père travaille dans les ambassades alors j’ai toujours habité à l’étranger. Mexique, Argentine, Portugal et même l’Italie quand j’étais bébé, mais je n’ai aucun souvenir.

Certo che sì! La preuve.

– En plus, ma mère est Russo-Polonaise et professeure de littérature comparée !

– OK. J’ai compris, è un bel casino. C’est le bordel dans ton cerveau, disons que tu fais un refus d’obstacles, mais inconsciemment. Au fait, ton prénom, ça vient d’où ?

– Nov, je ne sais pas. En fait, mon vrai prénom, c’est Aurélien-Louis ; mes parents ont choisi ça en référence à je ne sais plus quel livre. Moi j’ai changé en Brad. Et au départ de mon tour du monde, mon amie Vera a choisi Nov. Comme ça.

– “Comme ça” ? Non, je ne dirais pas ça comme ça. Enfin, tu fais fort, quand même. Moi aussi j’ai changé mon prénom, mais c’est juste une petite modification. En fait, mon vrai prénom c’est Salomé, mais à quinze ans, quand j’ai appris l’histoire de Salomé, tu sais, avec saint Jean-Baptiste, la danse, la tête décollée – bleah! – j’ai voulu changer. Je voulais quand même garder quelque chose du prénom, parce qu’il y a aussi Lou Andréas-Salomé que j’aime bien, tu sais, la copine de Nietzsche, alors j’ai essayé plein de trucs. Saloé, mais un copain français m’a dit qu’il entendait tout de suite salaud. Il m’a proposé Salamé, il disait, ça pourrait être un mélange du salam arabe et du shalom hébreux ; c’est vrai que ça sonne bien, en plus vous les Français, ça vous fait penser à votre jolie journaliste, mais nous les Italiens, dans salamé, on entend tout de suite saucisson. Il y avait aussi Lomé, j’adore, mais c’est déjà la capitale du Togo. Bref, je me suis décidée pour Alomè, avec un accent grave, c’est comme ça que ma petite sœur m’appelait quand elle a commencé à parler. J’aime bien. Et donc Nov… Voyons ? Ça me fait penser à Novecento.

– Ah oui, c’est vrai. Novecento, je connais, j’ai vu le film, le pianiste qui est né sur un paquebot, c’est avec Mélanie Thierry.

– Ouais. C’est d’abord un livre de Baricco ; vous les Français, vous adorez Baricco, mais Novecento, moi, ça me fait penser d’abord au musée, à Milan. D’ailleurs, il faudra que tu y ailles, c’est à côté du Duomo et c’est mieux. Vas-y, tu seras seul avec les gardiens, plus quelques touristes perdus, tu auras une bonne idée de l’art contemporain et en plus, tu auras une vue plongeante sur le Duomo et les troupeaux de touristes. Bon, si tu tiens vraiment à visiter la cathédrale, je te conseille d’y aller le matin, de passer par la petite porte à gauche et de dire à l’entrée : “per pregare”, c’est pour prier, ça marche tu verras. Il y a quand même deux ou trois choses à y voir.

– D’accord. Peut-être que j’irai visiter les deux, mais je ne suis pas un spécialiste de l’art.

– Je sais, tu préfères les bons restaurants, non.

– J’aime bien aussi, mais ce n’est pas non plus une passion. Pourquoi tu dis ça ?

– C’est toi que j’ai vu au Train bleu à midi. Tu étais avec un homme un peu plus âgé, très classe et très tendre avec toi. Ton amant ?

– Ah, ah, non, c’était mon père, mais je lui dirai, ça l’amusera. C’est lui le gastronome. Mais tu nous espionnais ou quoi ?

– Je ne dirais pas ça comme ça. Tu sais que tu as déjeuné dans un des plus beaux lieux de Paris. Toi qui aimes le cinéma, tu dois savoir que c’est là qu’a été tournée la scène mémorable de Nikita de Luc Besson avec Anne Parillaud. C’est un véritable musée du novecento français justement, et il se trouve que vous étiez assis juste en dessous d’une fresque d’Albert Maignan que je voulais voir de près. Malheureusement, à 14h15, vous étiez toujours autour d’une crêpe flambée au rhum, alors je suis partie.

– C’était au Grand-Marnier. OK, je comprends. Désolé. Mais qu’est-ce qu’elle a de particulier cette peinture ?

– C’est le théâtre d’Orange, et au premier plan, tu as plusieurs personnages célèbres de l’époque, Sarah Bernhardt, Réjane et Edmond Rostand. Tiens, regarde.

– Intéressant. Mais... tu trouves ça beau ?

– On s’en fout du beau. J’aime beaucoup cette période, disons les quinze premières années du 20e, parce que tout va basculer. On va changer de monde. Nous, on le sait maintenant, parce qu’on connaît Malevitch, Einstein et la Grosse Berta, mais eux, ils étaient en plein dans le bouillon, seuls les plus sensibles devaient sentir la catastrophe arriver.

– Enfin, là, à Orange, c'est une petite sortie dominicale de bourgeois, ça semble encore calme. Tu t’intéresses à l’art ?

– Je ne dirais pas ça comme ça, parce que l’art, ce n’est pas une curiosité, surtout pas une distraction, pas une occupation, non. Je pense que l’art est le lieu où s’est réfugiée la liberté qui n’existe plus nulle part ailleurs. C’est même plus que la liberté, c’est la force, la vie, l’être… mais je ne suis pas naïve, c’est une force qui a peu d’effets, c’est une vitalité de moins en moins contagieuse, tu comprends, ça ne peut pas grand-chose, l’art, contre la bêtise et la cupidité.

– Je crois que je dois être d’accord. Ça ne change pas le monde, mais peut-être que ça change les gens ou, au moins, certaines personnes. Dis-moi, je suis curieux, tu es une artiste toi-même ?

– Non.

– Ah… mais tu aimes l’art.

– Je ne dirais pas ça comme ça. L’amour, c’est un autre bordel, un gran casino, et apparemment, je ne m’y connais pas vraiment. Je croque un peu, mais je suis surtout historienne et critique d’art. Enfin, je commence, je viens de soutenir ma thèse et je rentre à Milan pour enseigner, je suis chargée de cours à l’Accademia di Belle Arti di Brera.

– Quoi, déjà ! Mais tu sembles jeune, tu dois avoir le même âge que tes étudiants.

– Ah ah, je ne dirais pas ça comme ça, j’ai trente-deux ans.

– Ah bon, j’aurais dit vingt-sept. Et tu vas enseigner quoi ?

– J’ai deux spécialités, je n’ai jamais pu choisir, mais peut-être que ça ne te dira rien. Deux Michelangelo. D’abord, il Ca

– Quand même, je ne suis pas un grand connaisseur, mais je connais Michel-Ange. Au lycée, on a étudié la Création d’Adam, en plus j’ai vu un très bon film sur lui récemment. C’était incroyablement réaliste, on se croyait revenu à son époque.

– Oui, je pense que tu parles du film du russe Andreï Kontchalovski, je connais, c’est Alberto Testone qui joue Michel-Ange, un acteur italien. Un bon film, c’est vrai, mais moi, je ne te parle pas de Michelangelo Buonarroti, je te parle de Michelangelo Merisi que tu connais sûrement, vous l’appelez le Caravage, et puis d’un autre que tu ne connais sans doute pas.

– Désolé, mais tu m’as perdu là.

– OK je reprends. D’abord, il y a Michelangelo Buonarroti, non, celui que tu appelles Michel-Ange, celui de la chapelle Sixtine, en fait Michelagnolo, mais passons. Un siècle plus tard, arrive mon chouchou, Michelangelo Merisi, dit le Caravage, parce que ses parents viennent de Caravaggio. C’est un Milanais. Va à la Pinacoteca de Brera, tu verras la sublime Cena a Emmaus. Regarde, je l’ai sur ma tablette. On le présente comme le père du clair-obscur, c'est vrai bien sûr, mais surtout, c’est celui qui rapproche. Regarde, ça c’est la Mort de la Vierge, il est au Louvre. Qu’est-ce que tu en penses ?

– Je n’arrive pas bien à parler des tableaux. Je trouve ça magnifique et impressionnant.

– D’accord. Quoi d’autre ? Regarde celui-là, un de mes préférés, on l’appelle Madeleine mourante, mais il s’agit de la “petite mort” comme vous dites en français. Je te raconterai son histoire, malheureusement, je n’ai vu que des copies. Alors ?

– Je ne sais pas, je trouve les personnages énormes.

– Oui. Pourquoi ?

– Parce qu’ils sont tout près ?

– Oui, voilà. Exactement. Si tu restes un peu, mais devant les tableaux, pas devant les photos sur le téléphone, tu verras, tu vas finir par avoir l’impression d’être dans le tableau, enfin juste au seuil. Caravaggio, il rapproche. Il rapproche le divin, il rapproche les personnages, il rapproche le peuple. Toi, tu dois fréquenter surtout des ambassadeurs et des consuls.

– C’est vrai, et aussi des pêcheurs et des filles de pute.

– Ça va, ne sois pas vexé…

– Je ne suis pas vexé, je suis sérieux, la mère de Vera est une prostituée. C’est elle-même qui répète toujours, quand elle fait un cadeau ou quelque chose de gentil, « alors qu’est-ce qu’on dit ? On dit merci, hija de puta ».

– Ça me plaît. Tiens, regarde, une autre garce. Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, c’est la version de Londres. Caravaggio avait une obsession pour Salomé, tu te souviens, celle qui a dansé pour avoir la tête de Jean-Baptiste sur un plateau. En vérité, il était plus intéressé par Battista que par Salomé. Passons. Tu suis ?

– Oui, mais ça ne fait que deux Michelangelo… et le troisième ?

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13 août 2025 3 13 /08 /août /2025 03:57

[Quatrième partie de notre feuilleton Le Voyage de Nubecito. Perdu sur la côte mexicaine, le jeune cumulus hawaïen a été pris en charge par Brad qui doit le ramener chez lui. Après avoir traversé le Mexique avec Ludmilla, puis l’Atlantique sur le Françoise-Sagan, Brad, devenu Nov, a remonté la Seine à vélo jusqu’à Paris. Il va maintenant tenter de rejoindre Istanbul en passant par l’Italie et la Serbie.]

– Allo ? Coucou mon chéri. Désolé pour hier soir, mais ça a traîné au ministère. Ça se complique, c’est passionnant, mais ça se complique. Je te raconterai. À quelle heure est ton train ?

– Salut Dad. Pas grave. En fait, je me suis écroulé à neuf heures et j’ai dormi douze heures. Elles m’ont épuisé. J’ai bien fait de prendre le train de l’après-midi. Je pars à 14h28 et j’arrive à Milan à 21h50. Est-ce qu’on aura le temps de se voir ?

–  Oui, c’est parfait. Tu me raconteras ton voyage. Écoute, on pourrait se retrouver vers midi au Train bleu, tu sais, c’est au premier étage de la gare de Lyon. Tu penses pouvoir y être ?

– Oui, très bien, mais tu ne veux pas plutôt qu’on déjeune dans une brasserie.

– Non, non, ça ne sera pas beaucoup plus cher, ça sera bien meilleur et en plus, on sera tranquille, ta mère va appeler, on doit parler de quelque chose tous les trois.

– Aïe, tu m’inquiètes… Bon, c’est d’accord pour le bistrot de la gare trois étoiles. Et du coup, je vais sauter le petit déjeuner.

– Non, deux étoiles seulement ! Justement, je dois rencontrer le Chef, Michel Rostang. Un projet dont je te parlerai.

– Ouh là là, mais le déjeuner familial se transforme en une rencontre d’agents secrets !

– Oui, il y a de cela. Allez, je te laisse te préparer. Midi, midi et demi. Nos vemos, Doble O siete…

– Ça roule, je porterai une perruque de rouquin et des lunettes noires, mais tu me reconnaîtras à mon T-shirt mexicain…

*****

– Allo, Nov, c’est Mamie Magali. Je sais, on s’est vus il y a moins de vingt-quatre heures, mais je voulais t’embêter un peu.

– Mais tout le plaisir sera pour moi, surtout si tu pleures…

– Vilain garçon ! En fait je voulais te remercier de m’avoir supportée avec tellement de cœur et d’intelligence. Et ton petit mot… Tu sais… enfin… voilà, jamais personne ne m’avait parlé comme ça. Tu fais quoi maintenant ?

– Là tout de suite, je regarde la statue de la Liberté en buvant un chocolat, ensuite je remonte à l’appartement prendre mes bagages, j’ai rendez-vous avec mon père à midi et demi. Et à 14h28, je file à Milan. Voilà, tu sais tout. Ça va me faire drôle de me retrouver tout seul, depuis mon départ du Mexique, j’ai toujours été accompagné.

– Alors là, je n’ai aucune inquiétude pour toi, tu feras vite de nouvelles rencontres. Tu sais, tu m’as appris des choses sur moi, eh bien, moi, je vais t’apprendre quelque chose sur toi que tu ne sais peut-être pas. Tu rayonnes, tu irradies…

– Ouh la, j’espère que je ne brûle pas.

– Arrête, je ne plaisante pas. Bien sûr que non, d’ailleurs, tu n’as rien de solaire. C’est ça qui est bizarre. Comment expliquer ça, dommage que Manon ne soit pas là, elle trouve toujours les mots justes. Disons que tu rayonnes, mais sans briller. C’est un peu le contraire de moi. Moi, je brille et on me remarque tout de suite, mais rapidement, je fatigue et même j’énerve, enfin, sauf mes adorables amies que tu connais. Toi, au début, on ne te remarque pas et puis, rapidement, on sent comme une chaleur rassurante ou apaisante qui vient de toi, et ensuite, on a envie de te garder et t’emmener et on a un peu froid quand tu pars.

– Je vois, un peu comme un petit chauffage portatif.

– C’est ça, fais semblant de ne pas comprendre ! Tati Magali ne dit pas que des bêtises.

– Ah Mamie est devenue Tati, un petit effort et tu vas devenir Sister Mag ! Pardon… oui, peut-être que tu as raison, je ne sais pas. Ce que j’apprends, c’est qu’on n’aime pas tous les mêmes choses et les mêmes personnes, heureusement. Et pour mes futures rencontres, on verra, je te raconterai. Allez, je dois vraiment y aller. Je t’embrasse.

*****

– Quel plaisir de te voir, mon Brad. C’est curieux, j’ai l’impression que tu es parti il y a six mois. Viens, on va se mettre dans ce coin pour être plus tranquilles. Tu connaissais le Train bleu ?

– Non, pourtant j’en ai pris des trains ici pour aller à Lyon.

– Allez, raconte-moi ton voyage.

– En fait, disons que mes yeux ne sont pas très attirés par les paysages ou les bâtiments. Tu vois, comme pour le Train bleu. Je ne sais pas regarder et donc je ne sais pas décrire, pourtant j’aimerais bien. J’avais déjà remarqué ça en lisant le Voyage de Stevenson, lui, il est sacrément doué pour les descriptions de choses et de lieux. En fait, je crois que ce qui me plaît le plus, ce sont les gens que je rencontre. En vélo, j’étais avec trois femmes. Plutôt de ta génération que la mienne, enfin, entre les deux. Il y avait Manon. C’est une scientifique, c’est une spécialiste des holothuries, tu sais les boudins de mer, mais elle connait plein de choses. Même en littérature. Je pense qu’on n’a pas la même taille de cerveau. Elle est hyperactive et hyperrapide. Elle pense vite, elle pédale vite et elle lit vite. Elle m’a raconté que pendant le confinement, elle avait lu ou relu tous les Rougon-Macquart, cinq volumes de La Pléiade. Moi, il y a cinq jours, j’ai commencé Moby-Dick – c’est Moby, justement, qui me l’a offert – et j’en suis à la page quarante-sept et j’ai mis dix jours à lire les soixante pages du voyage de Stevenson.

– Oui, mais ton commentaire a ravi ta mère, elle a rassemblé tes mails en un petit recueil qu’elle montre avec fierté à ses collègues.

– Oui enfin, Mam n’a jamais été très objective avec son “fils préféré”. Bon, je continue, ensuite il y avait Laurence, la mécanicienne du Françoise-Sagan. Plus calme, le genre de personne que tu as envie d’avoir à tes côtés quand tu voyages ; elle a toujours une solution pour régler toutes sortes de problèmes. Mais elle, c’est plus les mains dans le cambouis que Manon. Et puis il y avait Magali, un phénomène. La quarantaine passée, elle est en procédure de divorce. Scénario classique, son mari est parti avec une collègue plus jeune. Bref, on s’en fout de lui. Mais Magali était complètement dépendante, financièrement, affectivement, socialement… Elle doit donc recommencer une deuxième vie. Il y a eu des hauts et des bas, mais ça commence à aller mieux.

– Je suis tellement content pour toi. Ces rencontres et ces lectures vont te construire et même les paysages que tu penses ne pas voir, ils vont rester. J’aime ce que tu es en train de devenir. Bon, il y a autre chose, on voulait te parler d'un sujet important avec ta mère, ce n’est pas urgent, mais c’est bien que l’on commence à y penser maintenant, tous les trois.

– Rien de grave j’espère.

– Non, non. Il s’agit de ma prochaine affectation. Ça ne changera rien d’essentiel dans nos relations, évidemment, mais ce n’est pas seulement de la logistique, non plus. J’ai déjà fait deux séjours longs au Mexique et y rester semble difficile et peut-être pas souhaitable. Il y a deux paramètres importants dans cette équation, les prochaines élections présidentielles qui pourraient mal tourner et le bouleversement de la situation géopolitique, notamment en Europe de l’Est. Ça signifie, primero, que des nouvelles équipes vont se mettre en place avant 2027, on ne sait jamais, segundo, qu’on va renforcer notre présence et notre influence dans la zone et notamment dans les pays en voie d’intégration à l’Union européenne, Albanie, Serbie, Kosovo, Ukraine, bien sûr… Ta mère, évidemment, voit ce retour vers l’Est d’un très bon œil. Moi, je pense que ça peut être un défi passionnant. On voulait connaître ton avis.

– Oui bien sûr, ça sera sûrement passionnant, mais je ne dois pas être un élément déterminant dans vos choix. J’ai vingt-cinq ans et il va bien falloir un jour que je vole de mes propres ailes. Euh, rassure-moi quand même, tu ne vas pas te retrouver sur le front ?

– Non, évidemment, mais tu as raison de penser en ces termes, c’est une autre façon de résister aux poussées russe et chinoise, pour dire les choses clairement, et peut-être même d’avancer nos pions. Quand les armes se tairont, le plus tôt possible j’espère, une autre lutte s’engagera et si possible pas seulement commerciale. D’ailleurs, je suis heureux et un peu surpris en même temps, mais “là-haut”, on pense que l’influence linguistique et culturelle est déterminante aussi. En gros, les canons César, c’est bien et il n’est pas question de lésiner dans ce domaine, mais le développement du réseau des alliances françaises, l’organisation de colloques francophones, la présentation du savoir-faire français, par exemple gastronomique, etc., c’est tout aussi important. Ça correspond tout à fait à ma conception du concert des Nations. Bref, on réfléchit à une géopolitique des arts, des langues et des métiers.

– Très intéressant. Tu as une profession géniale. Dis-moi, est-ce que cela aurait à voir avec ta présence ici aujourd’hui ?

– Ah ah, tu es malin. Oui, bien sûr, je continue à me constituer un bon réseau. J’imagine déjà organiser une grande rencontre de Chefs européens.

– Avec conférence et dégustation ! Alors là, c’est succès assuré. Et c’est vrai que c’est quand même mieux que de vendre des Rafale. Je ne comprends pas pourquoi on ne pourrait pas avoir l’un sans l’autre. Je suis sûr qu’une immense majorité des humains préfèrent bien manger, chanter et lire un bon livre plutôt que de vendre des armes ou acheter du pétrole, mais je dois être naïf et ignorer beaucoup de choses.

– Oui, naïf et ignorant et je partage ton ignorance et ta naïveté, mais l’histoire me semble sans équivoque, partout et toujours les humains se sont entretués, avec plus ou moins de succès si je puis dire. Le lieu et l’époque dont tu rêves n’ont jamais existé. Ah ! ça sonne, c’est ta mère qui appelle. Tiens, réponds.

– Allo, bonjour ma petite maman préférée, ça doit bien faire trois ans et demi que je ne t’ai pas vue…

– Ah ah, mon Unique, mon Divin, tu me voles mes répliques maintenant. Tu crois exagérer, mais c’est la vérité. D’ailleurs, seuls les excès sont vrais.

– Mam, tu es ma boussole, quand tout change ou vieillit, la météo, les modes, les gens, toi, tu continues à donner le Nord. Tiens, ça me fait penser à un passage de Moby-Dick, quand Ismaël parle de son nouvel ami Queequeg, tu sais, il dit qu’il vient d’une île lointaine, Kokovoko “qui ne se trouve sur aucune carte”.

– Oui, bien sûr, “it is not down in any map”, et il ajoute “true places never are”, ça pourrait signifier que les vrais lieux ne sont jamais sur les cartes, que le vrai n’existe nulle part, donc que nous habitons dans le faux ou l’illusoire, mais ça pourrait signifier aussi que les cartes parlent d’autre chose que du vrai et du réel. Ça, tu dois commencer à le comprendre et à le vivre, dans tes mollets, tes tympans, ta peau.

– En fait, je n’avais pas compris tout ça, mais c’est sûr que voyager c’est plus qu’un mot dans un dictionnaire. Alors peut-être que le vrai sens n’est jamais dans les livres. Quelqu’un a déjà dû écrire ça…

– Quel bonheur d’être à nouveau réunis ; ma chérie tu es brillante, comme toujours, je pense sérieusement que ma dernière affectation sera sur les bancs de ton amphi, avec tes étudiants. Et toi Brad, je peux t’assurer que j’organiserai une rencontre sur le voyage et que tu seras invité, et pas pour être du côté des spectateurs.

– D’accord. En effet je voyage, déjà, je suis passé de Brad à Nov. J’avance. Lentement. Étape par étape, sans pouvoir en sauter. L’avantage des livres, c’est qu’on peut sauter des chapitres. Tu ne vas pas aimer Mam, mais je dois t’avouer que j’ai du mal à lire toutes les pages et toutes les lignes de Melville, c’est vraiment trop long. J’adore la description qu’Ismaël fait de Queequeg, quand il dit que, perdu parmi des étrangers aussi étranges que des habitants de Jupiter, il est pourtant très à l’aise, il est serein, il se suffit à lui-même – il me rappelle Diego, par certains côtés. Ça j’aime vraiment, en revanche, j’ai lu en diagonale le sermon du père Mapple, c’est long, c’est interminablement long.

– Mon Nov d’amour, quand tu feras une conférence sur Melville, Stevenson ou l’art de voyager, je serai au premier rang, je peux te l’assurer. Quant à Melville, c’est vrai qu’il a pris soin de son personnage Queequeg, il le décrit avec finesse, mais avec beaucoup d’affection surtout, c’est le signe des grands auteurs. Pour ce qui est des chapitres sautés, tu avoues ce que tout le monde fait. Tout le monde saute des pages, ce qui est amusant, c’est de constater que ce ne sont pas toujours les mêmes passages. C’est aussi ce qui fait le charme des relectures.

– Bon, je vais encore avoir le mauvais rôle, mais je dois vous rappeler qu’il est déjà 14h15. Nov, ton train va partir et on n’a même pas eu le temps de parler de notre futur probable déplacement vers l’Est, mais, de toute façon, rien ne se fera avant 2026 et d’autre part, j’en saurai beaucoup plus dans les semaines qui vont venir.

– Comme je t’ai dit, Dad, pour moi, c’est une excellente idée.

– C’est vrai que c’est très tentant, ajouta Nadja, mais j’aimerais aussi en parler avec Vera qui ne veut pas quitter le Mexique pour le moment.

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4 août 2025 1 04 /08 /août /2025 03:00

– Eh ! Salut les cyclistes ! Bienvenue sur le parvis de Notre-Dame de Paris. Bon, ce n’est pas une arrivée sur les Champs, mais ce n’est pas mal non plus. Alors d’abord, on fait la photo devant la cathédrale. Bravo, vous avez bien roulé ; je crois que la météo était avec vous. Alors ? Vos premières impressions ?

– Je te fais un résumé objectif : Laurence a préparé sa reconversion dans la fluviale, Manon a exhibé son postérieur galbé et notre petit Mexicain du 9-2 a téléphoné.

– Programme passionnant. Et toi, Magali ?

– Moi j’ai sué et j’ai pleuré, je suis un vrai déchet. Appelez-moi Miss Poubelle.

– Oh, ça ferait un très bon début de livre, ça.

– Ah, ah, rigola Nov, j’ai eu la même idée que toi, Manon. Bon, Miss Ma Belle, j’ai une surprise pour toi. Un petit texte, pour te faire pleurer encore une fois.

– Attendez, j’ai une surprise moi aussi, j’ai apporté l’apéro. On va se trouver un coin pour s’asseoir et tu liras ton poème. Alors, pour ma chérie, j’ai un macaron au chocolat de chez Carette, le grand format, bien sûr. Pour Laurence, j’ai du saucisson et des cubes de Beaufort. Pour toi Magali, des radis et des mini-concombres bio. Attends, je blague, j’ai aussi des chips. Et pour tout le monde, un caviar d’aubergine maison. Et bien sûr, une petite coupe de Champagne.

– Clèm qu’on aime ! L’homme parfait. Manon, tu aurais des compétences en clonage, par hasard ?

– Non, désolée Magali. Remarque j’y pense, il y a des holothuries qui se reproduisent par scissiparité, elles se coupent en deux, mais j’hésite à tenter l’expérience sur mon Clèm, en plus, je ne sais pas quelle moitié je garderais… Bon, j’arrête, ça fait rire Magali, c’est mauvais signe. Allez Nov, à toi. Ta déclaration s’adresse à Miss La Belle, mais on peut écouter quand même, j’imagine.

– Bien sûr. 

Magali coquelicot fantaisie et délit

Et tu ris et tu pleures de Honfleur à Paris

Tu rêvais de tango au lit avec Jacquot

Ou Rocco l’asticot simili latino

Ou Nico le blaireau Erico l’haricot

Il promet Monaco à Thalie et Lili

Il vendait l’Italie bécots en stéréo

Magali calicot a envie de récits

Mexico Australie Bamako Kigali

Oublie Marco Franco dis-lui tchao Coco

Magali abricot est jolie quand elle vit

Friselis sirocco caraco floralies

Magali boléro dite aussi Milady

Trémolo mélodie alchimie libido

Amicos mii

Call me Magali 

– Mon petit amour, comme d’habitude je n’ai pas tout compris, mais j’aime tout. J’ai compris quand même que je dois oublier Rocco l’asticot – c’est tout lui, ça. Tu es adorable. Vraiment. Je suis sérieuse. Tu es un ange. C’est la première fois que quelqu’un m’écrit. Je te couperais bien en deux, toi aussi, mais en gardant les deux bouts. C’est incroyable, je pourrais être ta grand-mère et c’est toi qui me fais comprendre la vie. Et dire qu’hier encore, je me demandais comment me venger de Pa…, euh comment déjà ? ah oui, Coco le blaireau, ça lui va tellement bien.

– C’est vrai qu’il cache un peu son jeu, le petit, il y a chez lui comme une sagesse discrète, dit Laurence. En tous les cas, Nov, c’était un plaisir de voyager avec toi.

– Cent pour cent d’accord, ajouta Manon. Et deux choses en plus. Magali, tu pourrais techniquement être la grand-mère de Nov, même si nous, les humaines, nous n’avons pas une maturité sexuelle aussi précoce que celle des lapines – prochain voyage, je vous raconterai la sexualité hors norme des lapines, un délire ! – mais tu n’as vraiment pas la maturité émotionnelle d’une grand-mère. Parfois on dirait une ado qui découvre les sentiments.

– Mais c’est exactement ça. Comme d’habitude, ton analyse est juste. Tout n’a pas poussé au même rythme chez moi. Sous ma forte poitrine de grand-mère bat un petit cœur de jeune fille.

– Ah ah, c’est toi que le dis. Deuxième chose plus sérieuse, pour toi Nov. À propos de vengeance. En fait, Moby-Dick c’est un livre sur la vengeance, je ne vais pas te dévoiler la fin, même si ce n’est vraiment pas ça l’important, mais Starbuck, le Second, dit au Capitaine Achab, quelque chose comme, ce n’est pas le cachalot qui te cherche, c’est toi qui le cherches comme un fou. Oui parce que Achab est obsédé par cette baleine-là qui lui a mangé la jambe et il se moque bien de chasser les autres. Son monde se réduit à ce combat entre Moby-Dick et lui ; il oublie tout le reste, sa femme, ses marins et même la pêche et les affaires. Je te laisse deviner où cela va les mener.

– Mais oui, bien sûr, continua Magali, c'est ça. La vengeance, ça rétrécit ton monde. Et c’est bien dommage, il y a tant de belles choses à voir et tant de jolis garçons à rencontrer. Mais pourquoi vous me faites toujours pleurer…

– Et les cafés Starbuck, ça vient de là ?

– Oui, je crois, mais comme ils en ont ouvert sur toute la planète, ils ont mis le nom au pluriel, Starbucks. Ça doit être des amateurs de littérature, mais dotés d’un sacré sens du business !

– Bon les amis, désolé d’interrompre vos échanges passionnants, mais on va devoir y aller. Je suis content pour vous et j’espère bien être de la partie la prochaine fois.

– Attends une minute encore, Clèm. J’ai un petit souvenir pour toi, Nov. Tiens, je l’ai trouvé à la maison Zola. Je n’ai pas eu le temps de visiter la maison, mais j’ai quand même fait un petit tour à la boutique. Regarde, Zola, l’amoureux de Cécile Delîle. C’est l’histoire des deux femmes de sa vie, son épouse Alexandrine et sa maîtresse Jeanne avec qui il a eu ses deux enfants. Et regarde la photo sur la couverture, il fait du vélo exactement où on est passés. Bref, je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait penser à nous. Tu me raconteras parce que je n’ai pas eu le temps de le lire, mais si j’ai bien compris le résumé, c’est aussi l’histoire d’une femme cocufiée qui réagit avec beaucoup plus d’intelligence et de cœur que moi, plutôt que de se venger, elle finit par accepter la situation et après la mort de son mari, elle ouvre son monde, elle s’occupera des enfants et leur fera même donner le nom Émile Zola. Eh les filles, on va toutes écrire un petit mot pour Nov ! Clèm, encore trente secondes. Et tu n’aurais pas un stylo, s’il te plait.

– Excellent, Magali ! Passe-moi le livre, j’ai une idée. « “La rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes” dit Le Corbusier, alors soyons des ânes le temps d’une amitié. Manon (au cuissard troué). » À toi Laurence.

– Hein… tu me prends au dépourvu. Pour la vitesse de réaction, tu es plutôt pur-sang que bourricot ! En plus, ton mot, c’est bien trouvé, parce que le “chemin des ânes”, Nov connaît bien. Clèm, j’ai besoin d’une minute de plus pour réfléchir, moi je suis un âne version porte-conteneur diesel.

– C’est bon, allez-y, je me rassieds et je finis le Beaufort. Et toi Magali, réfléchis à ce que tu vas écrire.

– « Pas de rivière sans rives, pas de rives sans virées, pas de virées sans amis. Ravie de cette divine dérive à vélo. Merci Nov, merci Manon, merci Magali. Laurence (futur pilote de bac). » À toi Magali.

– C’est joli ce que tu as écrit, Laurence, on dirait du Nov… Alors, à moi. « Je perdais les pédales et vous m’avez remise en selle. Merci les amis pour ce voyage inoubliable. Magali coquelicot. »

– Allez cette fois, on y va. Salut les filles, footing au Bois, la semaine prochaine. Bonne continuation Nov et saluta Milano da parte mia

– Oui, je continue mon voyage, seul avec Nubecito, mais j’emporte avec moi de beaux souvenirs. À bientôt. Ailleurs…

– Nov, j’ai vu que tu maniais plutôt bien le téléphone, alors ne te retiens pas dans le futur et pense à ta vieille Miss coquelicot.

– Nubecito ? Qui c’est ?

– Démarre, Clèm. Je t’expliquerai, c’est une drôle d’histoire, mais elle n’est pas terminée.

*****

– Allo, Moby ? C’est Nov. Доброе утро (dobroïé outro)! Je prononce bien ?

– Eh Nov ! Bravo pour l’accent, mais là, tu me donnes le bonjour du matin et il est huit heures du soir. Entre nous, on peut se dire Привет (priviét), c’est comme Salut ! Je vois sur le traceur de Sam que tu es arrivé à Paris. Ton périple s’est bien passé ?

– Oui ! Génial. Et toi, tu es où ?

– On arrive au port de Malte. Faut dire que nous, on a filé tout droit, pas comme vous. C’était drôle de vous voir suivre les méandres de la Seine. Moi, ce n’est pas un vrai voyage, c'est un déplacement, il n’y a que l’arrivée qui compte et le capitaine (et surtout son GPS) calcule la route la plus courte.

– Oui, nous, on a pris le chemin des ânes. Tu as dit Malte ? Ah bon ! Et ton gros bateau va pouvoir trouver une place dans cette petite île ?

– Ah ah oui, pas de problème, Malta Freeport est un des plus gros ports de la Méditerranée. Tu n’imagines pas le trafic. On décharge les mother ships comme nous et ensuite on répartit sur des feeders, je ne sais pas comment on dit en français. Les feeders sont plus petits et ils vont dans tous les ports du coin. C’est un ballet de grues 24 heures sur 24. Je ne sais pas comment les conteneurs ne se mélangent pas.

– Heureusement. Parce que, si tu as acheté du lithium serbe, j’imagine que tu ne serais pas content de recevoir du café turc. Et qu’est-ce que tu fais ensuite ?

– Je vais rester deux jours à Malte, on va visiter le parc Playmobil, c’est à dix minutes. Je dois faire des achats.

– Playmobil… comme les Playmobil ?

– Ah ah oui ! Tu ne connais pas ? Il y a une grosse usine de fabrication et à côté, il y a le célèbre Playmobil Fun Park. Et je peux te dire qu’on n’y trouve pas que des enfants. J’y vais pour voir si on peut négocier un bon tarif pour des orphelinats à Manille. Ma femme m’a chargé de cette mission, mais je ne suis pas un très bon négociateur. On verra.

– Dis Moby, tu es amoureux d’Esmeralda ?

– Quoi ? Hein… quelle question ! Et tu tires sans sommation ! Je pense qu’on aura le temps en Russie pour les grands sujets, mais tu sais, je m’y connais plus en cuisine qu’en sentiments. Je dois moi-même me poser la question avant de te répondre. Bien sûr que j’aime ma femme et qu’elle m’aime, mais pas comme dans les films. Nous les Philippins, ou peut-être que c’est nous les pauvres ou peut-être que c’est moi seulement, comment dire ?, on n’a pas le temps pour tout ce qui va avec la passion amoureuse. Pour moi, l’amour, c’est comme le moteur du Françoise-Sagan, ça ne monte pas beaucoup dans les tours, mais ça ne tombe jamais en panne et ça nous emmène loin. Il faut quand même l’entretenir régulièrement, mais heureusement, ça consomme beaucoup moins qu’un cargo !

– OK, c’est une belle description. En tous les cas, j’ai hâte de te retrouver, je pense que tu arriveras à Istanbul avant moi. Ne pars pas sans moi, hein ?

– Ne t’inquiète pas. J’en profiterai pour voir quelques amis qui pourraient nous être utiles. Envoie-moi une copie de ton passeport. Embrasse Olga pour moi. Пока! (paka).

Пока, Moby !

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28 juillet 2025 1 28 /07 /juillet /2025 02:02

– Bonjour tout le monde, bien dormi ? Parfait, alors je vous donne le programme de notre dernier jour. On essaie de lever l’ancre plus tôt qu’hier si possible parce qu’il y a beaucoup de choses à voir ou à faire, on n’a que cent kilomètres, mais sur la fin, on devra rouler moins vite à cause des limitations. Et puis surtout, il faudra être à l’heure ce soir à Paris, Clèm nous attend. Donc, pour les points intéressants, c’est à la carte, on peut s’arrêter ou jeter un coup d’œil ou passer sans regarder ; voilà mes conseils. Je connais ce tronçon par cœur, on le fait souvent avec Clèm et Oscar.

– Quelle tristesse, c’est déjà la fin ? Ce soir, les filles, et toi aussi Nov, bien sûr, c’est pizza à la maison.

– Désolée Magali, mais je décline. Le programme est tendu pour moi. Clèm nous attendra sur le parvis de Notre-Dame, il récupérera le vélo électrique et zou ! on repartira demain matin à Londres avec Oscar, il a un séminaire, pas Oscar, et j’ai promis de l’accompagner.

– Merci pour l’invitation Magali, mais je suis moi aussi en transit rapide. Je vais dormir chez des amis, j’aurai juste le temps de croiser mon père que je n’ai pas vu depuis Mexico. Ensuite, je voudrais repartir directement pour Milan. Le voyage de Nubecito continue.

Ah, merci de parler un peu de moi ! C’est à croire que je n’existe plus. Je veux bien ne pas être le personnage principal de cette histoire, mais je ne voudrais pas non plus être abandonné sur un parking à vélos. En même temps, comme dit Magali, c’est bien de se décentrer un peu. C’est intéressant ce qu’elle vit. Apparemment, elle souffre vraiment, mais, quand on entend Moby parler de son enfance ou Olga nous décrire la vie dans les bidonvilles du Bangladesh, on a envie de situer tout ça sur une échelle de la souffrance. Nous, on a l’échelle de Beaufort, les séismes, ils ont l’échelle de Richter, mais les humains, je me demande s’ils ont une échelle du malheur ? Enfin, on peut encore mesurer un peu le malheur, il y a des faits objectifs, je ne sais pas, par exemple le nombre de morts ou de blessés, la superficie brûlée, le coût des réparations… mais le malheur ressenti, la détresse, la douleur intérieure, vous voyez. Nous, les nuages, on n’a ni sensations ni sentiments, et moi, je ne sais pas ce que c’est la jalousie, la jouissance, la haine, la passion, je vois ce que ça fait aux humains et ce que ça leur fait faire. Je vois aussi que toutes ces choses bizarres les occupent beaucoup, bon, ça c’est vrai. Et si je regarde bien, j’ai l’impression que, derrière toute action et toute décision, même les plus calculées, même les plus froides, on pourrait dire, eh bien, il y a une passion, bonne ou mauvaise, triste ou joyeuse. Enfin, je peux me tromper, je ne suis pas dans leur tête, ni surtout dans leur cœur. Mais quand même, vu de là-haut, j’ai l’impression qu’ils s’inventent pas mal de problèmes ou plutôt qu’ils en font de sacrées histoires. Je parle sans savoir, vous allez dire, et peut-être que Magali souffre vraiment beaucoup. Mouais… En plus on dirait que chez eux, le dedans ne ressemble pas au dehors. Chez nous c'est simple. Blanc, c'est bon signe ; gris, c'est un avertissement, planquez-vous ça pourrait changer ; noir, eh ben, c'est trop tard, vous allez déguster.

– Magali, si tu veux te contenter de moi, c’est OK pour une calzone avec toi ce soir. Je suis seule à la maison jusqu’à samedi. Donc Manon, arrivée sur le parvis de Notre-Dame, quelle classe ! Merci vraiment pour cette organisation sans faille comme d’habitude. Alors, tu voulais nous parler des étapes du jour ?

– Oui, il y en aura pour tous les goûts. Bon, il est déjà neuf heures, je vous propose de continuer cette conversation au téléphone. Attention, on reste concentrés, on va rouler sur une départementale avant de rejoindre les berges à Épône.

– C’est parti ! Adieu Mantes-la-Jolie, Paris la belle nous attend… je reprends ma place avec le cuissard troué de Manon dans ma ligne de mire.

– Très bien Magali, mais ne te méprends pas, chez les babouins, le cul rouge est un message clair, il signale une disponibilité à la copulation. Ah ah, je sais comment te faire rire. Bon, un peu de sérieux. À notre littéraire, je recommande la maison de Zola à Médan. D’ailleurs, avant de partir, il faudra que tu me dises ce que tu as pensé de Moby-Dick. Je me demande si tu ne ressembles pas un peu à Ismaël ?

– Ouh là, c’est de moi que tu parles ? Je ne suis pas un littéraire, tu confonds avec ma mère et avec Vera. La preuve, je n’ai lu aucun livre de Zola. En seconde on devait étudier Thérèse Raquin, j’ai essayé cent fois de le commencer et à chaque fois je me suis endormi. Heureusement, il y a une très bonne adaptation au cinéma avec Elizabeth Olsen. Pour Moby-Dick, j’en suis au début seulement, mais je ne comprends pas pourquoi les marins russes ont donné à Moby ce surnom de bête monstrueuse.

– OK, on en reparlera. C’est un de mes livres préférés ; j’adore en dire du mal. Bon pour les amateurs et amatrices d’effluves divers, je ne vise personne Magali, on pourra faire un petit crochet par le parc du Peuple de l’herbe à Poissy. On n’aura pas besoin de s’arrêter, il faudra juste ralentir, la vitesse est limitée à dix kilomètres-heure. Sur l’autre rive, il y a la maison Savoye de Le Corbusier, il y a eu des travaux de restauration récemment. Juste à côté, il y a aussi le musée Dreyfus, ça peut être intéressant. À mon humble avis de non-spécialiste, la maison Savoye, il est préférable de la visiter que de l’habiter.

– Ah bon ! Zut, regretta Magali, moi qui cherchais une garçonnière discrète en banlieue !

– Raté ! Bon, ensuite on roulera jusqu’à Conflans pour la pause de midi. Ceux que ça intéresse pourront suivre Laurence au musée de la Batellerie. Je le recommande, Oscar a adoré. Il y avait une exposition sur le halage, c’était passionnant. Ensuite, mon passage préféré, c’est à partir de Chatou, l’île des Impressionnistes, la Promenade bleue, Gennevilliers et la Street Art Avenue…

– On ne devrait pas passer très loin de chez moi, à Saint-Cloud.

– Non, en fait, on quitte la Seine à Villeneuve-la-Garenne et on rentre dans Paris par les canaux, Saint-Denis et Saint-Martin.

– … pour arriver directement sur le parvis, dans les bras de Saint Clèm, c'est divin !

– Oui et je crois qu’il aura préparé un petit apéro, mais je ne dois pas le dire, c’est une surprise.

– Mes amours, comment vous dire, sanglota Magali, vous me faites tellement de bien. Qu’est-ce que je vous aime !

*****

Buenas, guapa! Zut, je te réveille ? Regarde, je voulais te montrer quelque chose, je suis sur la Street Art Avenue à Paris ! J’adore. Cinq kilomètres de graffs.

– Hum… Nov… ? Buenas! Attends que j’ouvre mon œil gauche. Il est déjà huit heures ici, mais j’ai passé trois jours à Tequila avec un groupe de Bretons, ils m’ont épuisée.

– Regarde Vera, c’est un portrait géant de Paola Delfin, tu sais, la graffeuse mexicaine. La femme au milieu ressemble à mon amie Anne, non ?

– Paola Delfin, oui, elle est puissante. J’adore ses murales, en noir et blanc, on dirait d’anciens portraits de famille. Mon mural préféré, c’est el Sueño, tu sais la fillette qui se cache les yeux. Le rêve en question, c’est le rêve américain des migrants mexicains. Elle est vraiment douée pour saisir les émotions. Merci pour la visite à distance. C’est magnifique, cet endroit. C’est drôle que tu me parles de graffitis, hier, l’un des Bretons de Tequila m’a montré une photo qu’il a prise à Mexico d’une fresque de Cristina Maya, un truc lointainement inspiré de Frida Kahlo, ça s’appelle Mujer bonita es la que lucha. Je t’envoie la photo. Je vais en parler à Jack, ça pourrait être intéressant de monter un parcours sur le muralisme contemporain qui prolonge Diego et Frida. Prends-moi quelques photos que j’aie le temps de bien voir.

– Ah ah, toujours à fond, pour quelqu’un qui n’a dormi que quelques heures, tu retrouves vite tes esprits. Moi, j’avance toujours tranquillement sur mon vélo électrique. Tiens, regarde, des baleines. 20 mille lieues sous la Seine des sœurs Chevalme. Ça me fait penser que j’ai commencé à lire Moby. Manon m’a dit que je ressemblais un peu à Ismaël. Je ne sais pas où elle a vu ça. Au début il dit « J’ai, des choses lointaines, une inguérissable démangeaison. J’aime sillonner les mers interdites et aborder aux rivages barbares ». Ce n’est vraiment pas moi, ça.

– Ah génial, Moby-Dick or the Whale ! Attends, tu me donnes une minute, je voudrais savoir comment Melville a écrit ça en anglais ?

– Vas-y. D’habitude, on roule à trente kilomètres-heure, mais là on doit ralentir. J’ai tout mon temps. Juste un train pour Milan à prendre demain…

– Ah, j’ai trouvé. Le texte est en ligne, je t’envoie le lien si tu veux travailler ton anglais.  « I am tormented with an everlasting itch for things remote. » Autrement dit, « Je suis torturé – enfin, le mot est un peu fort, disons rongé (euh, ça ronge une démangeaison ?) – ou obsédé ou simplement tourmenté par une démangeaison pour les choses lointaines que rien n’apaise ou incessante ou perdurable ou irrépres…»

Perdurable, tu es sûre que ça existe ?

– Euh, je verrai avec Nadja. Donc, d’un côté tu ne ressembles pas du tout à Ismaël, surtout quand il explique pourquoi il fait ce voyage, tu sais, cette longue phrase au tout début, « Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever – là, c’est mon passage préféré – I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet », etc. J’adore cette phrase, mais je ne suis pas certaine qu’il y ait souvent « un Novembre humide et bruineux dans ton âme » et je ne t’ai jamais vu « t’arrêter devant des entrepôts de cercueils » et encore moins « suivre tous les enterrements que tu croises », s’amusa Vera. Ismaël dit aussi qu’il prend la mer parce que « it is a way I have of driving off the spleen and regulating the circulation ». Est-ce que tu prends la mer pour chasser le spleen et fluidifier ta circulation sanguine ?

– Non, certainement pas. Et encore moins parce que « rien d’intéressant ne me retenait à terre ». Tu es bien placée pour le savoir. Donc d’un côté je ne ressemble pas à Ismaël, on est d’accord. Mais alors c’est quoi l’autre côté ?

– D’un autre côté, mais c’est plus factuel que psychologique, tu vas bien traverser des terres dangereuses et barbares – d’un certain point de vue. Tu sais que ça inquiète tes parents. La Serbie, ça devrait passer, mais ils se demandent si c’est prudent d’aller en Russie. Selon ton père, les relations avec la France n’ont jamais été aussi mauvaises.

– Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?

– Moi, c’est complètement idiot ce que je vais te dire, mais je pense que tu es comme Pap, rien ne peut t’arriver. Il n’y a que du bon en vous, ça vous protège.

– Ah oui ! Dis donc, c’est l’effet tequila, non ? On en reparlera. Allez, je te laisse, on arrive Place de la République. J’ai besoin de mes deux mains, ça roule n’importe comment ici !

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22 juillet 2025 2 22 /07 /juillet /2025 02:07

– Allo ? Salut, c’est Nov.

– Eh ! Salut mon chou, cria Olga. Quelle surprise ! Tu es déjà en Serbie…

– Je t’entends très mal. Non, pas encore, on arrive demain à Paris. Regarde, c’est la Seine…

– Ah, encore en vélo. Parle plus fort ! Attends, je m’écarte.

– Dis donc Olga, c’est quoi tout ce raffut autour de toi ? Vous fêtez quelque chose ?

– Et voilà, évidemment vous n’êtes pas au courant. On est quatre cent mille à manifester dans la rue et vous n’êtes pas au courant. Huit mois de manifestations contre Vucic et ça ne vous intéresse pas. Ici, on se bat pour la liberté et chez vous, personne n’en parle, personne n’est au courant.

– Zut ! Désolé Olga, je n’ai pas suivi et c’est vrai que les journaux en parlent peu.

– On verra ça en détail quand tu seras là. On a réussi à faire tomber le Premier ministre mi-avril, maintenant on veut que Vucic organise des élections. Et si d’ailleurs, il veut partir, c'est OK pour nous. Regarde, tu arrives à lire ce qui est écrit sur les banderoles ?

– Non.

– “Korupcija ubija”, ça veut dire “la corruption tue”. Référence au drame de Novi Sad, tu te souviens, 1er novembre 2024, l’effondrement de l’auvent de la gare qui venait d’être inaugurée. Seize jeunes tués par l’incompétence, la négligence et la malhonnêteté qui minent ce pays depuis trop longtemps. Tu te rends compte que Vucic était déjà ministre de Milosevic. Et ton Macron, qu’est-ce qu’il fait, hein, dis-moi un peu ? Eh bien, il fait du business avec Vucic. C’est insupportable. Et tu entends ce que la foule crie ?

– Non.

– “Pumpaj”, ça veut dire “pompez!” C’est un mot qui vient de la musique techno, à l’origine, et qui signifie “fais chauffer, mets de l’ambiance, balance les basses”. On a repris le mot mais le sens a changé, ça veut dire plusieurs choses. D’abord que le gouvernement nous pompe, il pompe le peuple, il pompe son argent et son énergie. Ça veut dire aussi que le gouvernement gonfle les statistiques et bourre les urnes, il nous entube ; il annonce une augmentation du PBI et en même une augmentation de l’inflation. Il nous prend pour des demeurés.

– Et le dessin rouge sur les banderoles, ça a un sens ?

– Oui c’est une main ensanglantée, tu comprends pourquoi. Mais on est trop gentils. À ces voyous qui pillent et qui tuent, on répond par des marches pacifiques et des coups de sifflet. Ils bradent le pays et ses ressources naturelles et nous, on leur demande poliment d’organiser des élections. Il nous pompe avec leur propagande et nous, on ne sait que leur casser les oreilles avec nos sifflets. Je te le dis, il faudrait changer de méthode. On est trop gentils. Autre chose, regarde bien, qu’est-ce que tu vois d’autre ?

– Beaucoup de gens…

– Non. Regarde les drapeaux. Qu’est-ce que tu vois ?

– Je vois des drapeaux serbes. Il y en a sûrement d’autres, mais il faudrait que tu zoomes, c’est tout ce que je vois.

– Regarde mieux. Est-ce que tu vois des drapeaux français ?

– Non.

– Et Européen ?

– Non, je ne les vois pas.

– Regarde bien. Toujours rien ? Eh bien c’est normal, parce qu’il n’y en a pas. Dis-lui à ton Macron, qu’on ne veut plus de Vucic et de sa clique de vieux fachos, mais on ne veut pas non plus de lui et de ses Rafale. Vous vous imaginez qu’on a remplacé l’American dream par le French dream ou l’European dream… Pas du tout, on veut d’abord être Serbe, librement Serbe. Après, on verra. Tu comprends que je ne parle pas des Français ou des Italiens ou des Allemands, je parle de Macron et d’Ursula.

– Je comprends et je suis d’accord. Je serai à Belgrade dans une dizaine de jours, j’aimerais bien aller manifester avec toi. Remarque, peut-être que Vucic sera tombé…

– Si seulement ! Malheureusement, il a encore de solides appuis. Bon OK pour les manifs. Et encore désolée, c’est toi qui as pris, comme d’habitude, mais tu me connais. Allez, je t’entends de plus en plus mal, je suis tellement contente de te revoir. Peut-être que je monterai à Zagreb pour faire un peu de route avec toi. Tiens-moi au courant. Allez, salut beau Mexicain !

– Salut Olga, à bientôt, et Pumpaj ! Pumpaj ! Pumpaj !

*****

– Bon les filles, voilà ma proposition, dit Manon. Comme on est partis tard de Poses ce matin et qu’on a traîné à Vernon à midi, je propose que l’on continue jusqu’à Mantes-la-Jolie sans s’arrêter. C’est dommage pour les Nymphéas de Monet, mais on n’a pas réservé, en plus, moi j’ai déjà visité le jardin trois fois et notre vélo-balai est accroché à son téléphone. Qu’est-ce que vous en pensez ?

– Écoute, rigola Magali, moi j’ai bien transpiré à essayer de te suivre alors, niveau effluve, je risque de ne pas être raccord avec les capucines et les pivoines, donc OK pour continuer directement jusqu’à Mantes. Qu’est-ce que tu en dis Laurence ?

– Je vous suis. En revanche, demain, j’aimerais bien prendre un peu de temps pour faire un tour au musée de la Batellerie à Conflans.

– Bien sûr. Tu as raison de te documenter, on ne sait jamais, tu te reconvertiras peut-être en pilote de bac sur tes vieux jours.

– Tu rigoles Magali, mais remonter la Seine jusqu’à Rouen, ce n’est pas donné à tout le monde, entre les marées et le trafic, on est loin de la promenade en pédalo.

*****

– Allo ? Dad, tu m’entends bien ?

– Oui, oui, bonjour mon chéri. Content d'avoir de tes nouvelles. Ton périple se passe bien ?

– Ça va, j’ai eu un peu le mal de terre, les premiers kilomètres, ça va mieux maintenant. Comme tu vois, c’est tranquille en vélo électrique. Pendant que les filles pédalent, moi je téléphone. C’est incroyable toutes ces rencontres que je fais. Je t’ai déjà parlé de Moby, Sam et Olga, maintenant, je suis avec trois femmes. Il y a Manon, qui est une scientifique, Laurence, qui est la mécanicienne du porte-conteneur et Magali… qui est Magali !

– Je suis content pour toi, ce voyage, tu ne l’oublieras jamais. À mon avis, ça vaut les meilleures écoles de commerce. Quel est ton programme ? Demain je serai à Paris, je passe la journée au ministère et ensuite je file à Genève où je resterai une semaine, mais ça risque d’être intense, je n’aurai pas beaucoup de temps pour flâner. Ensuite, direction Ljubljana où ce sera plus tranquille.

– OK, c’est noté. Je pense qu’on se retrouvera en Slovénie. Là on a passé Vernon, ça veut dire qu’on sera à Paris demain soir. Ensuite, je vais rejoindre Ljubljana par l’Italie, je n’ai pas très envie de passer une semaine tout seul en Suisse.

– Oui, je comprends. Je suis votre périple grâce au traceur de Sam, c’est très commode. Tu as raison, pour l’Italie. Peut-être que je viendrai te rejoindre à Trieste. Après, si j’ai bien compris, tu rejoins la Turquie en passant par la Serbie. Tu as vu que c’est tendu en ce moment à Belgrade ?

– Oui, Olga m’en a parlé. Qu’est-ce que tu penses de la situation ? Est-ce que tu crois que Vucic va tomber ?

– Tu sais, tout est toujours possible, personne n’imaginait la chute de Bachar aussi rapidement et sans résistance et à l’inverse, beaucoup pensait que Khamenei allait tomber. La géopolitique n’est pas une science exacte, en plus, beaucoup de choses nous échappent. Pour la Serbie, tu as compris aussi que le régime actuel est un gage de stabilité dans la région pour l’Europe, c’est une région tellement instable. La situation est compliquée et je ne te cache pas qu’il y a débat au ministère, et en Europe aussi d’ailleurs. C’est évident que personne ne veut d’un nouveau front et certains considèrent le régime serbe comme une “stabilocratie”. De l’autre côté – et je dois avouer que c’est mon avis – on fait remarquer qu’à une époque où les virages populistes se multiplient, une époque où les valeurs réactionnaires s’affichent sans complexe, il faudrait soutenir toutes les demandes de justice et de progrès social, mais soutien et ingérence sont proches. Bref, c’est compliqué, il y a un entrelacs d’alliances économiques et de proximité idéologique pas toujours facile à démêler.

– De là où je suis, je vois surtout beaucoup d’opportunisme. Et en France, quel clan parle le plus fort ?

– Pour le moment, c’est l’Élysée, et ils soutiennent Vucic, mais les lignes sont en train de bouger. Malheureusement, je ne vois pas la situation aller dans le bon sens dans un avenir proche. J’espère me tromper. Il faudra que tu sois prudent quand même, essaie de te tenir à l’écart des manifestations. On aura l’occasion d’en reparler.

– C’est drôle ce mot stabilocratie. J’imagine plutôt un pays dont on a surligné le nom en fluo sur la carte et qu’on surveille de près et pourtant, personne n’en parle. Soit on ignore la situation, soit on fait semblant de ne pas savoir. C’est comme les femmes en Iran ou les Ouïghours. Je trouve que notre époque manque de Robin des Bois et de Zorro.

– Je suis d’accord avec toi, à la nuance près que les Robin des Bois n’existent que dans les livres et les films.

– Quel dommage. OK, Dad. Je te rappellerai d’Italie. Kissou…

*****

– Et voilà. Mantes-la-Jolie et sa collégiale. J’ai réservé à l’hôtel du Val de Seine, on n’a même pas besoin de quitter la voie de Berge. Et demain, on dort à Paris. Ouh là, ça va Magali ? Tu en fais une tête.

– Ça va, c’est juste que je suis une vraie conne, ça se confirme.

– Allez, raconte et soigne ton langage.

– C’était prévisible, j’imagine, mais voilà, j’ai vu sur le groupe Facebook du cours de tango, une photo très explicite qui montre Paco en train d’enlacer les deux nouvelles. Avec un petit commentaire pour ceux qui auraient encore des doutes, “it takes three to tango”.

– Magali, comme tu dis, c’était un peu prévisible. Mais explique-nous, vous étiez en couple, Paco et toi ?

– Oui. Enfin non. Enfin, pour moi, oui. Mais lui, il était en couple avec mon cul, c’est tout. Seulement niveau cul, je ne peux pas rivaliser avec les deux nouvelles ; à elles deux, elles doivent avoir à peine mon âge. Je suis foutue.

Elle éclata en sanglots.

– Le pire, c’est que j’emmerde tout le monde avec mes histoires pourries. Je ne pense qu’à ma gueule, le monde pourrait s’écrouler sans que ça ne me fasse rien. Je suis vieille, moche, cocue pour la deuxième fois et égocentrique. Et en plus, Manon, tu as un trou mal placé dans ton cuissard que je suis depuis cinquante kilomètres, conclut-elle, ne sachant plus si elle riait ou pleurait.

– Justement, dit Nov, j’ai une question pour se décentrer un peu. Vous êtes au courant de la situation en Serbie ?

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12 juin 2025 4 12 /06 /juin /2025 02:12

[Troisième partie du feuilleton Le Voyage de Nubecito. Après s’être perdu sur les côtes mexicaines, le jeune cumulus hawaïen a été pris en charge par Ludmilla et Brad qui ont pour mission de le ramener chez lui. La première étape les a fait traverser le Mexique. Puis Brad, devenu Nov, a rejoint Le Havre à bord d’un porte conteneur. Il continue sa route, direction Istanbul, en vélo d’abord.]

 

– Dernier petit déjeuner à bord, Nov, si tu veux, je peux te réchauffer les quenelles de brochet, mais j’ai pensé que tu préférerais tes tartines de Nutella. Alors, comment se présente votre remontée de la Seine ?

– Pour le moment, tout va bien, répondit Laurence. On a rendez-vous au Colombus Café avec Manon et Magali. Départ prévu vers dix heures.

– Bien. Vous avez trois jours de beau temps prévus. Sam arrive, il a des choses pour vous. Moi aussi Nov, j’ai un petit cadeau. Tiens, tu sais que je ne suis pas un grand liseur, comme on dit. J’adore écrire, mais je n’ai lu qu’un seul vrai livre de toute ma vie. Le voilà, je te le donne, c’est Moby Dick.

– Merci Moby, ça me touche. Mais il est énorme ce bouquin. Six cents pages. Je vais mettre un an à le lire.

– Alors tu seras plus rapide que moi. Ça m’a pris cinq ans. C’est de là que vient mon surnom, on me voyait tout le temps avec ce livre. Mais bon, c’est normal, il y a plein de livres dans ce livre, c’est comme si tu lisais une bibliothèque entière. Regarde, j’ai souligné un passage au chapitre 99. « Mais halte ! à partir de là, toi le bouquin, tu mens. En vérité, vous devriez savoir mieux rester à votre place, vous les livres ! » J’ai même écrit le texte original :  “Book! you lie there; the fact is, you books must know your places.” Je ne sais pas exactement ce que ça veut dire, mais j’aime bien l’idée que les livres doivent rester à leur place, je veux dire ne pas remplacer le monde, la mer, les baleines et les marins, enfin, c’est ce que je comprends. Je ne sais pas ce que tu en penses ; peut-être que ta mère ne serait pas d’accord.

– Je lui demanderai. Je ne sais pas. Vera aussi aime les livres, mais souvent c’est pour les lire aux autres, à Diego son père ou à moi. Ça nous lie. C’est drôle d’ailleurs, tu as remarqué, en français, à l’oreille, on ne peut pas distinguer je lie de lier et je lis de lire, ou tu relies et tu relis.

– Je ne voudrais pas toujours tout ramener à moi et à mes idées d’urbaniste, mais regarde Moby. Tu demandes aux livres de rester à leur place et toi, tu en dé-places un pour le faire voyager. Moi non plus je ne suis pas très livre, mais ce que je comprends, c’est que leur place, ce n’est pas un endroit, mais un mouvement. Même les livres risquent l’embolie !

Elle a souvent des idées bizarres, Olga, mais je crois que je commence à comprendre sa philosophie. C’est difficile pour un nuage d’imaginer ce que c’est que lire un livre, mais je vois les humains faire. Apparemment, les livres contiennent des choses intéressantes, à l’intérieur, mais ce qui est intéressant aussi, c’est ce qu’ils font dire ou faire, à l’extérieur. Comme dit Olga, il faut du mouvement, il faut que les livres passent de mains en mains et que leurs mots passent de bouche en bouche. Je pense que c’est un peu pareil avec les amis. Il faudrait que j’approfondisse la réflexion, mais je crois que l’ami, ce n’est pas seulement celui qui est bon, à l’intérieur, c’est celui qui te rend meilleur, toi, son ami.

– Les bibliothèques sont des cimetières de livres, continuait Olga, et les livres sont souvent des alibis pour paresseux.

– Bonjour tout le monde, interrompit Sam, déjà à planer, à sept heures du matin ! Bon on va redescendre, j’ai quelques explications techniques à vous donner. D’abord, le traceur GPS pour Nov. Facile. Tu le mets au fond de ton sac et tu n’y touches plus. Il y a six mois d’autonomie. J’ai pris la couverture mondiale. Tu peux aller où tu veux, on sera avec toi. À la douane, si ça bipe, tu dis que c’est pour suivre ton sac en cas de perte ou de vol ; beaucoup de gens ont ça maintenant. J’enverrai un lien à ceux qui veulent te suivre. Deuxième chose, je vous ai prévu une petite application, Laurence. Il me faudrait les numéros de tes deux copines, comme ça, vous verrez en temps réel où vous vous trouvez tous les quatre et vous pourrez même vous appeler en visio à deux, trois ou quatre, juste en cliquant sur votre icône. Je n’ai pas eu le temps de mettre votre photo, donc ce sera votre initiale. Attention, ça pompe pas mal, alors rechargez votre téléphone tous les soirs. Toi Nov, tu auras sûrement une prise USB sur ton vélo, pense à brancher ton téléphone s’il est déchargé. J’aurais bien aimé vous accompagner jusqu’au café, mais on va faire un tour avec Sterren, elle va me faire visiter son pays. Puis il ajouta en français nous allons où finit le Terre.

– Ah ah, j’avais bien remarqué, hier soir, une joyeuse complicité, rigola Olga. Après le soleil couchant coréen, tu vas découvrir l’étoile montante bretonne. Remarque, avec quelqu’un de lunaire comme toi, on reste dans le thème et puis là où finit une route, une autre commence toujours. Je vous le répète, le mouvement, c’est la vie.

– Hier soir, on a tellement ri, Sterren et moi. Il faut que je vous raconte. Elle me dit dans son anglais – If you want I show to you my lovely Brest. Mais moi je comprends mal et je lui dis – What do you mean ! Your breast ?Yes Brest, my lovely city. Mais qui a eu l’idée d’appeler une ville comme ça ?

Tout le monde éclata de rire.

– Vous êtes vraiment des gamins. Même toi Moby, ça te fait rire, dit Olga. Vous savez, des Brest, il y en a dans tous les Balkans et même en Serbie.

– C’est vrai, c’est idiot, mais c’est drôle quand même. Tu as raison Olga, il y a aussi un Brest célèbre en Biélorussie. D’ailleurs, Nov, j’ai pensé que nous allions t’apprendre un peu de russe, Olga et moi. Première leçon aujourd’hui, quelques lettres de l’alphabet cyrillique. Brest en russe s’écrit Брест. Б c’est le B, р c’est le r, е c’est le e, с c’est le s et т c’est le t.

– D’accord. Pour les paroles, je débute, mais pour la musique, je l’ai déjà entendue quand j’étais bébé. Ça va peut-être revenir. Bon, c’est l’heure de partir. Sam, on se retrouve à Séoul, et nous, Moby, on se voit à Istanbul.

Après des adieux émus, il fallut bien se séparer. En allant vers le café Colombus, Laurence préféra expliquer deux ou trois choses à Nov.

– Tu auras le temps de faire connaissance avec Manon et Magali lors des étapes et tu te feras ta propre idée, bien sûr. Elles sont géniales, mais il y a seulement des sujets à éviter en ce moment. Magali est en plein divorce, c’est compliqué, alors on évite les débats sur le couple, la famille, les hommes… enfin, tu vois. Ne sois pas choqué non plus, elle est en “phase de reconstruction”, selon sa formule. C’est “découverte et expérimentation d’une quadra en liberté”. Elle se lâche un peu parfois, elle s’est coupé les cheveux et les a teints en rose fuchsia. Je te laisse découvrir le personnage. Manon, rien à voir. Elle est plus jeune, un petit de trois ans, en couple avec un homme “déconstruit” comme on dit, tu le verras, c’est lui qui descend les filles et le matériel en van. Ils sont chercheurs tous les deux. Tu peux parler couple et sentiment avec Manon, tu risques juste de l’ennuyer. Elle, c’est plutôt la trentenaire hyperactive qui performe en tout. En revanche, il y a un sujet à éviter : les baleines et les dauphins. Elle a vécu un drame.

– Sans blague ! Un accident, une noyade ? C’est horrible !

– Non, un drame professionnel. Après sa thèse sur les baleines à bosse, pour des raisons de financement, elle a dû changer de sujet de recherche et se consacrer aux concombres de mer. C’est déjà moins sexy. Un peu comme si tu étais formée sur un 32 tonnes et que tu doives ensuite conduire une voiturette. Les baleines, c’était ses amours de jeunesse. Alors elle a eu du mal à s’en remettre.

– Ah bon, c’est ça ! Je ne veux pas juger, mais de l’extérieur, ça ne me paraît pas si grave. Ça tombe mal quand même avec mon nouveau livre. Je vais essayer d’être discret. Et avec toi, poursuivit Nov, non sans malice, il y a des sujets à éviter.

– Ah, ah, gros malin. Eh bien, je te laisse chercher. Mais attention, ne te trompe pas ! Tiens, voilà on arrive, je vois le van. Bonjour tout le monde. Je fais les présentations. Voici Nov, qui a la gentillesse de nous assister. Nov, je te présente Manon, l’intello qui a tout organisé, son mari Clém, il va t’expliquer pour ton vélo, et voilà Magali, la clown du groupe.

– Rien de bien compliqué, enchaîna Clém. Voilà la bête.  Freins hydrauliques, cadre et roues en carbone, moteur et batterie Bosch avec une autonomie de 120 kilomètres, 13 kg sans les bagages. Deux sacoches et le porte-bagage. Vous avez droit à un sac de cinq kilos chacun. Et si vraiment vous aviez un gros pépin, je serai à Paris et je pourrai redescendre.

– Aujourd’hui, c’est l’étape la plus courte, explique Manon. Quatre-vingt-cinq kilomètres, jusqu’à Jumièges et la pause déjeuner à Lillebonne, on y sera dans deux heures. Allez, dix heures cinq. On y va. Je passe devant, Nov, tu fermes la marche et tu ramasses les blessés.

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5 juin 2025 4 05 /06 /juin /2025 02:49

Vendredi, dernier jour

Adieu Stevenson ! Je ne vais pas te vendre au plus offrant, mais je vais quand même te laisser dans la bibliothèque du bateau et continuer sans toi. Je garde la version anglaise offerte par Ludmilla et laisse la traduction.  Je prends le temps de relire la première page sur laquelle j’étais passé assez vite. On voyage pour trouver des amis, écrit RLS, mais plus encore, les amis sont “la fin et la récompense de la vie (the end and the reward of life)”. C’est drôle, avant je pensais que je n’avais pas besoin d’amis, que j’en avais assez, j’avais Ludmilla, Diego, les parents, les cousins, mes potes de Guadalajara. Mais là, j’ai trouvé des personnes tellement différentes. Ce n’est pas d’en avoir plus que j’aime, c’est d’en avoir d’autres. (Euh… quelquefois, j’aimerais bien que quelqu’un m’explique ce que j’écris !). Ah, une phrase encore pour finir. RLS écrit qu’on voyage tous avec un âne (all travellers with a donkey)”. C’est bizarre de penser ça et je me demande bien quel est mon âne. Nubecito ?

« Jolie Vera. J’ai encore un peu de mal à ne plus t’appeler Ludmilla quand je suis seul avec toi, mais ici tout le monde te connait comme Vera. J’ai reçu un bout de ton dernier mail, mais une partie était illisible, plein de caractères bizarres. Selon Sam, on a profité du wifi d’un paquebot en naviguant à côté de lui pendant la nuit, mais pas assez longtemps pour avoir des mails entiers. Ça m’a fait rire d’apprendre que Mam avait lu un de mes textes en cours en le présentant comme “une production imagée et sonore d’un jeune auteur contemporain”. Je ne suis pas sûr qu’elle soit très objective en parlant de son “fils préféré”. J’ai fini aussi mon journal de lecture de Stevenson. Je te l’enverrai dès mon arrivée au Havre. Je ne crois pas que ça plaira autant à Mam, j’ai peut-être un peu chargé la mule en le jugeant trop sévèrement. Pour la traversée de la Russie, ça se précise, mais j’ai encore des démarches administratives à faire. Si tout se passe bien, Moby m’accompagnera. Pour le moment, je me prépare à ma troisième étape jusqu’à Istanbul. Je te donnerai le détail. Ça commence par du vélo, puis du train et de la voiture ! C’est drôle cette impression, je sens que je change et en même temps, je sens que je suis toujours le même. Tu verras que tu me reconnaîtras facilement. Mais je n’arrive pas à bien isoler cette partie de moi que je garde et je ne sais pas non plus si c’est mon vrai moi, le plus profond ou juste comme une toute première couche de peinture qui résiste et qu’on n’arrive pas à décaper. En fait, ça ne me préoccupe pas plus que ça et – tu me connais – je ne travaille pas sur moi pour changer quoi que ce soit. Le gland ne se concentre pas pour devenir un beau chêne et pourtant, il pousse. Je suis un vrai gland – de ce point de vue ! Si, quand même, il y a une chose qui change. Je m’intéresse plus au monde, parce qu’en fait, c’est passionnant quand c’est raconté par des gens qui vivent ce dont ils parlent. Voilà, je te laisse. Demain, je t’appellerai en visio, je vais avoir du temps sur mon vélo. Can’t wait! Plein de bisous tendres, ma Ludvera. Ton Brov. »

La dernière journée à bord fut longue et chargée. Moby avait tout organisé et distribué des tâches à tout le monde. Dans la matinée la pilotine devait déposer le pilote, important, la fille de Glenn qui venait l’aider, sympathique, et le frais, essentiel. Le Commandant Le Douarin passerait ensuite au bureau et, dans l’après-midi, il irait chercher sa femme qui avait pour mission de le retenir un peu à terre jusqu’au repas surprise.

Comme toujours, quand Moby est à la barre, tout se déroule à merveille. La fête fut un grand moment. Des rires sincères, des débats animés et beaucoup d’émotion. D’abord tout le monde fut réuni dans le mess des officiers pour l’apéritif. On commença par les discours, celui de Xavier, un invité, un ponte de la CMA, ensuite le Second qui raconta deux ou trois anecdotes concernant le Pacha, puis le Pacha lui-même. Moby annonça qu’on allait passer à table. Il y eut alors comme une hésitation, un blanc, une gêne même. Comment, quelque chose n’avait pas été réglé ? Le grand ordonnancement millimétré de Moby déraillait ? Le Commandant fronça les sourcils, interrogateur ; Xavier regarda le Second, inquiet ; le Second se tourna vers Laurence qui chuchota quelque chose à son voisin et Moby fit des gestes discrets que tout le monde vit. Il manquait quelque chose. Le bateau était à quai et bien amarré, tout le monde était là, les discours d’usage avaient été prononcés, mais il manquait quelque chose. Bien sûr, il manquait le cadeau et la tradition voulait qu’il soit offert à la fin des discours. C’est Glenn, le vieux copain du Commandant qui vendit la mèche et fit retomber la tension.

– Avant de continuer, une petite explication. Notre cadeau de départ est un peu original. Il s’agit d’un repas gastronomique que j’ai préparé, assisté de ma fille Sterren et grâce à la cagnotte du personnel. Voilà pour vous donner une idée.

Il tendit au Commandant, aux officiers et aux invités les menus – enfin les parchemins enluminés de Moby. L’équipage rejoignit sa salle à manger et les autres, officiers, passagers et invités s’installèrent autour de la grande table du mess. D’un côté le Pacha, Madame Le Douarin, les amis et Glenn qui alternait présence à table et passages en cuisine, et de l’autre, les passagers ; entre ces deux groupes sociaux, Laurence, Moby, souvent debout lui aussi, et Sterren qui semblait préférer la compagnie de Sam à celle des quinquas, sexas et autres gradés.

La table était rectangulaire et longue, ce qui empêchait les conversations collectives, mais favorisait les discussions plus intimes. Avec discrétion et professionnalisme, Moby vérifiait que tout se passait bien et, passant d’un groupe à l’autre, glissait toujours un petit mot aimable, comme les mariés lors du repas de noce.

Le Commandant Le Douarin racontait comment il avait suivi sa femme au MuMa en traînant les pieds. Il l’aurait suivi dans n’importe quel concert, il aimait tous les genres, mais la peinture, ça le laissait de marbre.

– C’est sûrement une faute de goût, mais ça m’ennuie, moi, un tableau. Ça ne bouge pas, ça ne sent pas, ni ronronnement de moteur ni cri de mouettes ni goût de gigot de sept heures. Je respecte l’art et les artistes, mais ça ne m’émeut pas. Heureusement, il y avait cette magnifique exposition sur les paquebots pour fêter les quatre-vingt-dix ans de la traversée inaugurale du Normandie. Quelle aventure, quelle folie, quand on y repense.

– C’est un peu tard pour une reconversion, mais tu penses que tu aurais aimé dresser une de ces jolies bêtes, demanda Xavier ? Tu t’y connais un peu en domptage de monstres.

– Sûrement pas. Je préfère gérer vingt-mille boites que mille passagers et autant de personnels. Un conteneur, ça ne vomit pas, ça n’attrape pas le Covid, ça ne passe pas par-dessus bord et si ça tombe, ça coule sans appeler.

– Vous faites le dur Commandant Le Douarin, s’amusa Moby, mais si on vous appelle – sauf votre respect – Doudou le marin, ce n’est pas par hasard.

– Ah, ah, oui, je sais. Dis-moi Moby, j’ai une dernière faveur à solliciter. Pour faire durer ce magnifique cadeau éphémère, j’aimerais pouvoir garder un de tes menus. Tu vois, tout à l’heure au musée, j’ai vu des Pissarro, des de Staël et des Renoir, des chefs d’œuvres selon mon épouse, eh bien, ton menu, que je ferai mettre sous verre, me transporte infiniment plus. Est-ce que tu pourras me le signer aussi ?

– Volontiers, c’est un grand honneur pour moi. Allez, on continue, je vais chercher les quenelles de Glenn. Elles aussi, elles vont vous faire tanguer.

Moby continua son tour de table. Il s’assit un moment avec Olga et Nov.

– Ça aura été un conflit intérieur pendant toute ma carrière, expliquait Olga. Est-ce qu’on doit rester neutres, nous les humanitaires ? Est-ce qu’il faut dénoncer ce que l’on voit, la corruption, les crimes impunis, les abus de pouvoir… et risquer d’être chassé et abandonner les malheureux à leur triste sort ? Ou bien est-ce qu’on doit fermer les yeux et se faire récupérer, être complices en un sens ? Il y a en moi deux énergies qui se télescopent, tu comprends. Je dois aider et essayer de bricoler un bout de monde un peu meilleur, mais plus je vieillis, bizarrement, plus j’ai envie de manifester, de dénoncer et de renverser la table. Parce que vraiment, il y en a qui déconne.

– Tu sais Olga, tu en as déjà fait plus que nous tous réunis. Et tu dois être fière de toi. En tous les cas, moi je suis fier d’être ton ami, dit sincèrement Moby, et souvent je parle de toi et je dis combien j’admire ton engagement.

Tout le monde a l’air d’aller bien, ça me fait plaisir. Sauf que moi, je déprime. Je ne me remets pas de ce qu’Olga a raconté. Les bidonvilles. Les slums. Les favelas. Chaque pays a son mot, mais c’est à chaque fois la même misère. J’espère qu’elle a menti, ou au moins exagéré. Je n’en ai jamais vu de mes propres yeux, mais j’ai entendu des cousins qui ont survolé l’Afrique en parler. Bizarrement, tous disaient que c’est assez beau à voir d’en haut, ça ressemble à un patchwork complexe et coloré, bien plus joli que les grands centres urbains modernes, tout gris et monotones, et qui sont toujours voilés par une couche sale et puante. Et là, bam ! je découvre comment on vit ou essaye de vivre dans ces lieux maudits. Ça me rend triste. Mais le pire, c’est que ça ne semble pas gêner les autres humains. Alors, on pourrait se dire, peut-être qu’ils ne savent pas, comme moi je ne savais pas pour les toilettes volantes, mais en fait, tout le monde sait. Il y a des reportages là-dessus, il y en a même qui vont y faire du tourisme et prennent plein de vidéos pour les mettre en ligne et avoir des likes. L’humain est comme ça, et je suis un peu déçu ; la misère, ailleurs, ça ne le perturbe pas. En plus – mais pourquoi les choses sont-elles aussi mal faites ? – nous, les nuages, avec les vents, les pluies et les vagues, c’est toujours là qu’on tape le plus fort. Heureusement quand même, il y a des gens qui donnent beaucoup pour essayer de changer les choses. L’humain est comme ça aussi.

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31 mai 2025 6 31 /05 /mai /2025 09:00

Jeudi, quatorzième jour

“Adieu, Modestine !” Dernier chapitre ; ce n’est pas mon préféré. Il ne s’est pas foulé, l’Écossais, en plus, je ne le trouve pas très sincère. Moins de deux pages qui se terminent par des larmes de crocodile. Il avait dû abandonner sa chère Modestine, sa “lady friend” (bon, là c’est plutôt mimi de l’appeler comme ça), trop fatiguée pour continuer. Il se retrouvait seul et à deux jambes pour finir son périple commencé avec leurs six pattes (with our six legs)” (là, c’est plutôt cucul). Il avait envie de pleurer. “Mais maintenant elle était partie (but now she was gone)”… et l’inspiration avec elle, apparemment. Finalement, se retrouvant dans une diligence avec “quatre ou cinq jeunes hommes agréables” (là, on ne voit pas le rapport), il se lâche : “je n’hésitai pas à céder à mon émotion (I did not hesitate to yield to my emotion)”. Pour ceux qui n’auraient pas compris : il pleure. Il semblait moins ému quand il marchandait pour en tirer un bon prix ; moins ému également d’avoir “acheté sa liberté avec ce marché (I had bought my freedom into the bargain)”. Pas grand-chose pour sauver ce chapitre. Allez, j’aime bien une idée, pour partie. “Les défauts de Modestine étaient ceux de sa race et de son sexe, ses vertus étaient les siennes (her faults were those of her race and sex ; her virtues were her own)”. On ne pouvait donc pas la blâmer, “la pauvre âme”, pour ses défauts alors qu’on devait la louer pour ses qualités. Quant aux défauts propres au sexe féminin, on va laisser Stevenson tranquille sur cette question. Son voyage se termine, il retrouve “un pays civilisé avec des diligences (a civilised country of stage-coaches)”. Notre ethnologue en a fini avec ses sauvages, il ne lui reste qu’à faire un livre de son périple… pour financer le suivant.

– Bon, tout le monde est là. Merci d’avoir répondu à mon appel, annonça Moby avec solennité. L’heure n’est pas grave mais importante, nous devons réfléchir au voyage de Nov. Laurence va passer en coup de vent, elle a une proposition à te faire, Nov. En fait, le problème, c’est la traversée de la Russie. Ce n’est pas interdit, ce n’est pas impossible, mais c’est compliqué, surtout avec un passeport français. C’est notre manie aussi de confondre les gouvernements et leur peuple. Les Français n’aiment pas les Russes et réciproquement. Pour moi, il n’y a qu’une solution : entrer en Russie par la Turquie. Nov, donne-nous un peu ton calendrier prévisionnel.

– Alors. Je dois retrouver mon père à Paris dans une petite semaine. Ensuite, lui, il doit passer par Genève et aller à Ljubljana pour un festival du film francophone où on restera quelques jours ensemble. Mais je pense passer plutôt par l’Italie, parce que les réunions à Genève, ça risque d’être long et soulant. Ensuite je pourrais rejoindre la Tur…

– … la Serbie, oui, bien sûr ! Excellente idée. Je t’accueille à Novi Sad, c’est sur ta route, et on fait quelques manifs ensemble !

– Je pense que ce n’est pas une mauvaise idée, Olga. Voici comment je vois les choses, dit Moby, en dessinant le trajet dans le vide comme s’il visionnait une carte. Paris, Milan, Trieste, puis la Slovénie avec papa. Ensuite, la Croatie et la Serbie avec Olga. Puis la Bulg…

– Correct. Je te ferai visiter, je te présenterai ma mère et mes amis et on descendra ensemble jusqu’à Istanbul en passant par Sofia que je ne connais même pas. J’ai une jolie Yugo qui n’a pas vingt ans et qui roule très bien encore. Tu connais ? En fait, c’était un projet de FIAT que le big boss avait été refusé. Pas assez classe et moderne pour les Italiens, mais parfait pour nous-autres, retardés de Yougoslaves, comme mon père et ma…

– Excellente idée Olga, interrompit Moby. Ça te conviendrait Nov ?

– Tu plaisantes. Évidemment, ça serait génial de faire la route avec Olga, après, je serai incollable sur l’histoire politique et culturelle des Balkans. Pour ta Yugo, on verra.

– Et peut-être, si vous voulez encore de moi, ajouta Moby avec un sourire espiègle, on se rejoint à Istanbul. Je descends en bateau en Turquie, j’y serai dans trois ou quatre semaines. On se retrouve tous les trois à l’Orient bar pour boire un café turc avec des graines de pistache.

Krouta! Génial, surtout si c’est CMA qui régale, rigola Olga. En passant, Nov, si tu veux un café turc à Novi Sad, demande un café serbe. Même couleur, même odeur, même goût, mais nom différent. Qu’est-ce qu’on est cons parfois avec nos histoires de pays et de frontières ! Mais je te rassure, tout va très bien en ce moment entre Vucic et Erdogan, ils sont très copains, ils font du bon business ensemble. Moi, ce ne sont pas mes potes, ni l’un ni l’autre. Il est très copain avec ton Macron aussi, Vucic, depuis qu’il a acheté tes p. d’Rafales-la-mort.

Olga, Zamolchi!, dit fermement Moby en russe. On reste concentrés.

– Ça va, Moby, je commence à la connaître. Malheureusement, Olga, je ne possède aucun Rafale, sinon je le vendrais pour acheter des latrines à Dacca. Pour le reste, la politique du fric et du deal, je crois que je suis d’accord avec toi.

– … ensuite, continua Moby imperturbable, tu prends un vol Istanbul Moscou et enfin, tu poses tes fesses dans le Transsibérien. Il te faudra un visa et ton billet de train avant d’arriver en Russie et quelques documents. Je ferais bien le voyage avec toi. Je suis allé des dizaines de fois en Russie, mais je n’ai jamais dépassé Moscou.

– Eh bien vas-y, lança Olga. Tes enfants ne sont pas aux Philippines en ce moment et Esmeralda se débrouille très bien sans toi. Prends-toi de vraies vacances. En plus, tu imagines, pour Nov, avoir un guide et un traducteur comme toi.

Brilliant! Comme ça on se retrouve à Séoul, compléta Sam. C’est très facile par le ferry de rejoindre Donghae depuis Vladivostok. Après, Nov ira vers Hawaï et Moby vers Manille.

Qué guay! Je vais en faire des kilomètres et en plus toujours tellement bien accompagné.

Tout le monde était très excité, mais Brad sentait Moby hésiter, comme si quelque chose le retenait. Il avait tellement envie que son ami l’accompagne. Il pensa que la question financière le souciait, mais qu’il n’osait pas en parler. Brad voulait lui proposer de lui payer le voyage, mais avait peur de le blesser. Il lui fit quand même la proposition, mais en français, pour que la chose reste discrète.

– Écoute Moby, j’aimerais tellement faire le voyage avec toi. D’abord parce que tu es mon ami et en plus parce que tu pourrais m’aider. Rien que pour lire le nom des gares, je serais perdu. Alors voilà, je te propose de t’offrir le voyage. Pour moi, ce n’est rien. D’ailleurs, ce n’est même pas moi qui paye, c’est mes parents. Je ne veux pas te gêner, mais j’aimerais vraiment que tu acceptes.

– Oui moi aussi j’aimerais beaucoup, continua Moby en anglais, merci de payer pour moi, mais je dois encore régler un problème. Les enfants, ma femme, ils m’attendront, mais c’est Lope, le beau-père, il est très vieux et fatigué. Je dois téléphoner d’abord avant de décider, mais je crois que je vais dire oui.

Brad fut surpris sur le coup. L’idée de se faire payer le voyage ne semblait pas gêner Moby, il n’avait même sans doute jamais envisagé de le payer lui-même, tout simplement parce qu’il n’en avait pas les moyens. Son hésitation n’avait rien à voir avec l’argent. C’est presque comme s’il trouvait normal de ne pas payer. Rapidement, Brad se dit qu’il venait de recevoir une nouvelle leçon. On n’achète rien d’essentiel.

– C’est sûr que pour toi, ça serait plus simple et plus sûr, j’ai même un copain qui travaille aux douanes à l’aéroport de Vnukovo. Ça peut aider. Il y a de moins de moins de bakchich, mais un cadeau fait toujours plaisir, si tu vois ce que je veux dire.

– Cool, on serait tous plus rassurés, dit Sam. Surtout tes parents. J’ai un cadeau moi aussi, une balise GPS pour qu’on puisse te suivre en live pendant tout ton parcours. Je la commande maintenant et la fais livrer, on la retirera à la capitainerie après-demain, comme ça, je pourrais la paramétrer et te montrer comment ça fonctionne. C’est tout petit, ça a plusieurs mois d’autonomie, tu pourras la glisser au fond de ton sac et l’oublier. Et nous, on verra un petit bonhomme traverser la planète sur nos téléphones. Tes parents vont adorer.

Hi guys, dit Laurence qui venait d’arriver, puis elle continua en français. Bon Nov, j’ai juste trois minutes pour te faire une proposition. Je fais court. On devait remonter à Paris en vélo avec deux copines, le long de la Seine. 400 kilomètres à peine et 1300 mètres de D+. Malheureusement notre accompagnateur nous lâche. Alors voilà. Est-ce que tu veux le remplacer ? Ce n’est pas pour une balade, mais ce ne sera pas une course non plus. Disons entre les deux. Enfin plus course quand même. Nous, on sera en Gravel montés avec du 28 mm, il y a surtout du bitume, mais aussi du chemin blanc et du sentier, mais attention, on n’y va pas pour compter les brins d’herbe. Toi, tu seras en Gravel électrique, un Cube, la Rolls des VAE, en plus il est débridé, parce que sinon, dans les descentes, on te perdrait. Tu auras un sac avec toutes les affaires, mais on va vraiment s’alléger pour ne garder que le minimum. Tout est prévu, le matériel, la trace, les réservations. Quatre jours, trois nuits, un peu moins de cent kilomètres par jour, cinq heures grand maximum, sans les pauses. Qu’en penses-tu ? Tu me connais, je suis directe, alors n’hésite pas à me répondre franchement aussi.

Puis, avant de disparaître, elle lança en anglais :

Your answer before tonight, please.

What’s going on, demanda Sam ?

Chto proiskhodit, répéta Olga en russe ? Moby, traduis-nous s’il te plait.

– Ça c’est du Laurence tout craché, direct, carré et efficace, mais je n’ai pas tout compris. Nov, qu’est-ce que tu en dis ?

– Ah ah, moi non plus je n’ai pas tout compris, mais je vais dire oui évidemment.

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25 mai 2025 7 25 /05 /mai /2025 02:00

Mercredi, jour treize

“Le dernier jour” commence à Saint-Germain-de-Calberte. Difficile d’imaginer que ce petit hameau a été le lieu de troubles incessants à l’époque des camisards tant il est calme aujourd’hui. “Le pouls humain bat maintenant si lentement et si calmement (the pulse of human life now beats so low and still)". Plus rien ne s’y passait depuis ces temps de violence et cela explique la curiosité suscitée par le passage d’un voyageur étrange et étranger. On sort de chez soi pour mieux observer “l’événement” Stevenson, deux enfants le suivent même de près. Cette observation n’a rien de grossier ni d’effronté, elle rappelle plutôt le regard des bovins ou des enfants. Excuse me! Bob, tu as bien écrit ça ? Attends, je relis. “On le scrute d’un regard amusé et curieux, comme celui des bovins ou des enfants (it was but a pleased and wondering scrutiny, like that of oxen or the human infant)”. Je finis par me demander si ce n’est pas un compliment, sous la plume de l’Écossais, que de ressembler à une vache. Au regard doux de la biche ou perçant de l’aigle ou tendre du bouledogue, RLS préfère peut-être le regard riant et séduisant de la vache… Toujours est-il que son empathie bovine passe et que ces yeux étonnés le lassent ; il continue sa route. Il décrit ensuite un sentiment étrange et que je connais moi aussi. Je vous raconte. Il se trouve à dessiner dans un endroit charmant et apprécie le moment, mais c’est pour se demander si c’est le lieu qui est le motif unique de cet agréable sentiment ou s’il n’y a pas une autre cause. Il évoque alors “la possibilité que lui aient traversé l’esprit des pensées dont il n’a pas conscience, mais qui lui font du bien (perhaps some thought of my own had come and gone unnoticed, and yet done me good)”. Comme si un dieu avait ouvert la porte de la maison, jeté un regard bienveillant et été reparti sans même qu’on le voie. Je comprends. J’ajouterai même qu’il vaut mieux ne pas trop chercher la cause de ce contentement car en remontant à la conscience elle peut altérer l’état. Suit un passage court et dense, mais intéressant sur la conversion d’une religion à l’autre. Certains y voient une désertion. Pour Stevenson, c’est un geste courageux et douloureux, mais qui n’en vaut pas la chandelle. Lui-même n'échangerait pas ses vieilles croyances, car cela revient seulement à changer des mots contre d’autres mots “pour un progrès de l’esprit douteux (for a doubtful process of the mind)”.

« Enfin, je reçois de vos nouvelles ! Vera, Diego, Dad, Mam. Plus que deux jours de mer. J’adore ce voyage même si je n’ai pas vu grand-chose du paysage. Ni vu ni entendu ni senti. À bord, l’océan est partout et la mer nulle part. Rien à voir avec la barque de Diego, j’ai hâte de retourner faire un tour avec lui. Dites-lui que Nubecito va bien, Moby le surveille. Remarque, si je la voyais, la mer, je ne sais pas si je saurais la décrire. En plus, je crois que je préfère les gens aux vagues. On va revoir ma troisième étape et après-demain, Moby et le Chef ont prévu un repas d’adieu spécial. Mam, je suis content que ma “poésie” te plaise, je t’envoie ma dernière bradsodie.

Eh Brad, my comrade, on approche de la rade.

Tu cherches quoi, Sir Galaad, la amistad?

O quizás Nov, you look for love…

Eh Brad, don’t be sad, tu vas à Novi Sad.

Tu cherches quoi, Señor Sinbad, la libertad?

O quizás Nov, you look for love…

Eh Brad, don’t be mad, note tes mots de nomade.

Tu cherches quoi, Lord Jim Conrad, la veridad?

O quizás Nov, you look for love…

Eh Nov, il faut que tu innoves dans la mangrove

Is he in love, Nov? He is so glad, Brad

Shéhérazade s’est perdue dans la ZAD

Eh Nov, il faut que tu innoves dans la mangrove

Is he in love, Nov? He is so glad, Brad

Et Muhammad n’habite pas à Belgrade

Eh Nov, il faut que tu innoves dans la mangrove

Is he in love, Nov? He is so glad, Brad

Et sa ciudad, c’est la humanidad

“And it’s not so bad, it’s not so bad.”

Dad, tu me dis que rentrer en Russie par la Lettonie est impossible, qu’aller à l’Est devient très difficile puisqu’il faut éviter la Russie, la Syrie, l’Iran, L’Afghanistan, l’Inde, le Pakistan, la mer Rouge, le Yemen… Je réfléchis avec Moby et Olga. Ludmilla, merci pour tes jolis mots, j’ai tellement de choses à te raconter et merci de m’avoir un peu forcé à faire ce voyage. Je vous aime. Brad du Pacifique/Nov de l’Atlantique »

– Ah Nov, je te cherchais, j’ai besoin de toi pour préparer le repas de fin de traversée. On est en train de finaliser le menu avec Glenn, tu as des idées… à part les galettes au Nutella, bien sûr ? Voilà où nous en sommes, il faut garder deux entrées, deux plats, une viande, un poisson, et deux desserts. Après, on interrogera les marins et les passagers pour préparer le nombre exact de plats. Allez, je te laisse faire, ne traîne pas. Moi, il faut que j’écrive les menus et c’est un peu long. Voilà les propositions. En entrée : avocat du Michoacán et ses camarones au leche de tigre (façon Olvera) ; foie gras poêlé aux cèpes aillés (façon Lebascle) ; crabe girafe au rougail de mangues José (façon Rangama). En plat : quenelles de brochet à la Lyonnaise (façon Bocuse) ; Saint-Jacques rôties à la truffe blanche (façon Gauthier) ; filet d’agneau en croûte d’herbes, romarin et coriandre (façon Geisser). Accompagnements (mélange possible) : trio de purée (navets, carottes, petits pois) ; gratin de pommes de terre suisse ; crème de panais ; mesclun. En dessert : figues pochées à la sangria (façon Darroze) ; cheese-cake limoncello (façon Michalak) ; crème au caramel au beurre salé et à la vanille de Bourbon (façon Glenn).

– Incroyable, j’en ai déjà l’eau à la bouche. C’est un trois étoiles, ce cargo ! C’est comme ça à chaque escale ?

– Non. C’est aussi parce que c’est la dernière traversée du commandant. Et puis, il a parié avec Glenn que si on arrivait à le surprendre, il l’inviterait à Menton, chez le chef argentin Colagreco. Je ne sais pas comment ils vérifieront, mais je pense que c’est déjà gagné. Glenn a lancé une petite cagnotte plutôt que de faire un cadeau de départ débile, genre une maquette ou un conteneur de jardin, parce qu’on a un peu dépassé le budget. Tout le monde est ravi.

– Bon, je garde l’avocat pour le Mexique, le foie gras pour le foie gras, les quenelles parce que ça vient de chez mon père, l’agneau pour les herbes, le cheese-cake mon dessert préféré et la crème au caramel parce que c’est celle du Chef. Mais vous avez tous les produits ?

– Presque. Le frais et deux invités arriveront avec la pilotine. Le repas se fera à quai. Allez, au travail.

Moby s’installa sur le plan de travail de la cuisine et ouvrit un vieux cartable. Il sortit de belles feuilles de papier épais, un stylo à encre, une règle, un buvard et commença à écrire.

Brad n’en revenait pas. Moby écrivait, non dessinait avec une incroyable maîtrise des lettres, non des volutes d’encre. C’était magnifique.

Qué bonito!  Tu es un artiste Moby ! Je pourrai en garder un ? Mais tu inventes des lettres ! Le Q majuscule en forme de 2, ça existe vraiment ? Tu as appris ça où ?

– Alors, assieds-toi que je te raconte. J’ai appris à écrire et à lire à 25 ans, avant, avec les Russes, je ne pouvais déchiffrer que quelques mots en cyrillique et avant encore, je ne savais ni lire ni écrire. Donc, quand je suis rentré chez les Saadé, j’étais presque analphabète, mais personne ne le savait parce que personne ne m’avait demandé. Faut dire aussi que je parlais cinq langues et que je connaissais aussi bien la géographie que les commandants. Régulièrement, comme tout le monde, je recevais des propositions de formation, mais rien ne m’intéressait jamais. C’était des trucs comme résolution de conflits ou team building ou circulation de l’information ou optimisation de l’espace et du temps, enfin tu imagines, vraiment rien pour moi. Un jour, j’ai été convoqué à Marseille par la DRH qui m’a demandé, un peu sèchement, pourquoi je refusais toutes les formations. Elle m’a dit, et elle ne rigolait pas, que ce n’était pas obligatoire, mais qu’on aimait bien ici, que le personnel se forme. Ensuite, elle m’a tendu un catalogue et m’a demandé de regarder à nouveau. J’ai fait semblant de lire et je lui ai dit que je ne voyais rien qui m’intéressait, en un sens c’était vrai. Alors, elle s’est un peu énervée et a dit, non, ce n’est pas possible. À ce moment, encore une fois, un ange a croisé ma route. Un monsieur un peu âgé, son patron peut-être, est entré dans le bureau et a demandé s’il y avait un problème. Elle a expliqué. Le monsieur m’a regardé et m’a demandé de le suivre. J’ai tout de suite compris que c’était une bonne personne. Il m’a demandé de lui raconter un peu mon histoire. Il m’a écouté longuement sans rien dire, puis il m’a demandé – je te promets que c’est vrai, ça va te scier comme ça m’a scié – si ça me plairait d’apprendre à lire. Ensuite tout est allé très vite. J’ai dit oui, bien sûr. Il a donné un coup de téléphone et m’a fait revenir dans l’après-midi. Alors j’ai rencontré une femme, d’un certain âge, comme lui, très élégante, comme lui et souriante, comme lui. Elle m’a dit que pour l'écriture, ça serait facile et elle m’a donné des cahiers d’écriture. Tu sais, il y a des points pour te guider et reproduire toutes les lettres. Pour la lecture, ça serait peut-être plus long, on travaillerait avec Skype, tu n’as peut-être pas connu ça. J’avais des livres pour enfants et une fois par semaine, on s’appelait. Alors contrairement à ses prévisions, pour la lecture, c’est allé très vite parce que je connaissais déjà beaucoup de mots sans le savoir. J’avais eu une approche “globale” selon elle, “excellente méthode, malgré ce qu’on en dit” – je n’ai pas compris. Pour l’écriture, j’ai tellement aimé que je n’ai plus jamais arrêté de faire des lignes et jusqu’à aujourd’hui, j'essaye de nouvelles lettres.

Amazing, dit Sam qui venait d’arriver ! Tu sais Moby, pour gagner du temps, je pourrais scanner chacune de tes lettres et te faire comme une nouvelle police, tu taperais sur l’ordi et c’est ton écriture manuscrite qui sortirait à l’impression. Avec une bonne laser, tu pourrais monter à cinquante pages par minute.

Formidable, dit Moby en français ! Comme ça, avec le temps gagné, je pourrai écrire d’autres lignes sur mes cahiers et d’autres menus sur mon papier vélin !

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19 mai 2025 1 19 /05 /mai /2025 02:00

Mardi, douzième jour

The hart of the country”. Cassagnas, tout récemment relié par une route, était un hameau perdu dans une vallée sauvage, “à part du courant des affaires humaines (a part from the current of men ‘s business)”, profitant de son isolement, il a été un arsenal secret des camisards, mais aussi un hôpital de guerre, un entrepôt et un site de fabrication d’armes et de poudre. Les armes ont été déposées depuis longtemps et aujourd’hui, catholiques et protestants, quoique toujours solidement ancrés dans leur religion propre, vivent en bonne intelligence, fidèles mais tolérants. Les catholiques sont restés catholiques et les protestants, protestants. “Les gens de cette origine rude et simple ne varient pas en matière de religion (people of this tough and simple stock will not prove variable in religion)”. Je traduirais bien par les péquenots “de souche”, pour faire simple. Sauf que là, ce n’est pas une qualité présumée… passons. Seul (ce détail amuse Stevenson et nous aussi, après son passage douteux) un prêtre défroqué qui s’est installé avec une institutrice n’est ni catholique ni protestant ! Stevenson rencontre des locaux qui lui semblent intelligents, autant qu’on peut l’être à la campagne, disons intelligents en mode paysan (intelligent after a countrified fashion)” et “dignes et sans chichis dans leurs manières (plain and dignified in manner)”. Il m’énerve le Robert, on dirait un des premiers colons qui découvrent les bons sauvages… passons. Ces braves paysans s’intéressent à son voyage, mais lui font remarquer que ça peut être dangereux : entre les loups et les brigands, les dangers ne manquent pas. En réponse, RLS le warrior nous livre un petit passage “même pas peur”. C’est absurde de craindre de si “petits périls (small perils)”, assène super-Boby, alors que la vie elle-même est “une affaire bien plus risquée (a far too risky business)”. Vous enfermer à double tour chez vous ne vous protège pas d’un AVC. L’idée est juste, mais pas non plus révolutionnaire. Et puis, il n’est pas en train de gravir l’Himalaya. Cela dit, j’écris ça confortablement installé dans ma cabine… passons. Allez, on finit avec un petit passage un peu fleur bleue, mais que j’aime bien. Entendant une bergère chanter au loin, il se met à méditer sur l’amour et il a ce mot, “l’amour est le talisman qui fait de ce monde un jardin (to love is the great amulet which makes the world a garden”). Je ne sais pas. Il ajoute, avec mélancolie, “le monde donne et reprend, il ne rapproche les amoureux que pour les séparer à nouveau dans des pays lointains et étrangers (the world gives and takes away, and brings sweethearts near only to separate them again into distant and strange lands)”. Je ne sais pas. Je demanderai à Moby son avis. Moi, je pense à Sam et Sunny et je pense à Ludmilla, bien sûr… passons.

– Cette fois, tu ne vas pas y couper Olga, tu vas nous parler des flying toilets comme promis.

– Bien sûr, mais on va quand même laisser Nov finir sa mousse au chocolat, il pourrait y avoir des interférences. Alors, par où commencer ? C’est un peu comme quand je vais voir ma mère. Elle souffre du syndrome de Diogène, vous connaissez ?

– Bien sûr, répondit Sam le premier, comme si c’était un jeu. C’est un vieux philosophe qui vivait dans un tonneau. Souvent il se masturbait en public pour calmer son désir et il disait quel dommage que l’on ne puisse pas aussi calmer sa faim en se frottant le ventre.

– Excellent ! Alors selon mon prof de philo, précisa Brad, c’était une amphore, parce que les tonneaux ont été inventés plus tard par les Gaulois. Diogène, c’est lui qui mendiait devant des statues pour s’entraîner à ne rien recevoir et ne pas être déçu ensuite par les radins réels. Autrement, si vous voulez un jour dormir dans un tonneau, mon amie Vera, organise ça à Tequila au Mexique. On passe la nuit dans un tonneau aménagé, pour se mettre dans la peau de la tequila, enfin dans la peau, vous comprenez…

– Passionnant tout ça, j’ai une adresse moi aussi, pour dormir dans un taudis et se mettre dans la peau d’un slumdog. Je vois que vous êtes prêts pour jouer à Who Wants to Be a Millionaire? Jamal Malik n’a qu’à bien se tenir. Sauf que je parle du syndrome, pas du philosophe. Ça consiste en une accumulation d’objets maladive. Mon père était un grand bricoleur et il récupérait toujours des pièces mécaniques ou électriques sur des objets cassés qu’il entreposait dans son atelier, il les réutilisait parfois, et parfois, en fait très souvent, il ne les réutilisait pas. À sa mort, il y a quinze ans, ma mère a continué cette manie, sauf qu’elle ne bricole pas et qu’elle garde tout. Mais absolument tout. Une revue, un ticket de caisse, un bidon de lessive, des chiffons… enfin j’arrête la liste, vous savez ce que “tout” veut dire. Et comme l’atelier de Papa est plein, elle a commencé à remplir les autres pièces de la maison. Quand je rentre, avec des amis, on essaie de lui ménager des espaces vides et des passages.

– Tu es sûre que tu sais où tu vas, Olga, demanda Moby dubitatif ?

– Euh, tu as raison, je n’ai pas pris le chemin le plus court. Ce que je voulais dire c’est que Dacca me fait un peu le même effet. Bref, allons à l’essentiel. Alors les futurs millionnaires, une question. Quelle est la priorité des priorités dans ces bidonvilles, selon vous ?

– Manger.

– Boire.

– Vous avez raison, c’est important. Mais il y a plus important.

– La santé.

– Certes, fondamental. Et pourtant vraiment pas la priorité.

– L’éducation.

– Ben voyons ! Tu ne veux pas aussi une initiation à l’opéra ! Non, la priorité des priorités, c’est chier.

Face à la moue dubitative des deux garçons, Olga poursuivit, contente de son effet.

Cagar. To shit. Cacare. Et srat’, en russe. Vous comprenez ? Dans les slums, chier est un parcours du combattant avec, comme d’habitude, des obstacles supplémentaires pour les femmes. Souvent des sorties collectives sont organisées à la tombée de la nuit et on doit parfois marcher longtemps pour trouver un coin retiré, à l’abri des pervers et des violeurs. Et parfois, on n’a pas le temps ou la force d’aller loin, alors on fait son business dans un sac, on monte sur le toit et on l’envoie le plus loin possible. Évidemment, cette pratique est réciproque et on reçoit aussi de nombreux colis volants en retour ! Et voilà, ça vous fait rire. Nous, on pose notre noble postérieur sur une cuvette, dans un lieu discret et propre, on s'essuie, on parfume et on nettoie tout avec cinq litres d’eau potable. En fait, ce n’est pas drôle, c’est triste à mourir. Et en même temps, la pudeur qui les retient de ne pas lever la patte comme un chien, c’est ce qui leur reste d’une humanité qui semble se refuser à eux. Moi, je ne suis pas philosophe comme Diogène, mais architecte et j’ai cherché des solutions. En travaillant dans le Railway slum de Tejgaon – vous avez sûrement vu des reportages sur ce bidonville construit le long de la voie ferrée, c’est très photogénique – j’ai compris l’importance du mouvement et du vide. Le problème des toilettes volantes, c’est l’atterrissage, quand le mouvement dans le vide cesse. Tant que ça vole, tout va bien pour tout le monde. De même le bidonville construit au bord du chemin de fer semble “respirer” un peu plus, justement parce qu’il y a un espace vide inconstructible. Attention, ce vide est exploité, mais de façon éphémère, sinon on se fait arracher un bras ou une jambe, ce qui arrive évidemment régulièrement. Les enfants jouent sur les rails, le linge y est étendu pour sécher et des milliers de personnes suivent cette voie à pied pour se déplacer de façon assez fluide. Dans les bidonvilles, le vide est un luxe et là, on a un vide incompressible pour une raison évidente et c’est rare, parce que la pauvreté a horreur du vide. Chaque centimètre carré disponible est immédiatement occupé.

Donc on est en 2001 et pendant dix ans, je vais faire des séjours longs à Chittagong et à Dacca. Vous vous souvenez, je vous ai parlé du match de pingpong sanglant entre deux familles. Au pouvoir, il y a une femme, Khaleda Zia, c’est la veuve du Président Ziaur Rahman qui avait été assassiné, son parti a gagné les élections et elle devient Première ministre à la place de son éternelle rivale, Sheikh Hasina, elle, c'est la fille du Président Sheikh Mujibur Rahman, qui a été assassiné avec toute sa famille. En fait, Zia revient au pouvoir, car elle était déjà aux manettes en 1991, avant d’être battue par… vous savez qui. D’ailleurs, un peu après mon départ en 2009, Hasina battra à nouveau Zia, mais cette fois, elle s’enkystera dans son fauteuil de Première ministre pendant quinze ans. Hasina n’oubliera pas entre temps de faire mettre Zia en prison en l’accusant de corruption et de détournement de fonds prévus pour des associations caritatives ; si c’est vrai, c’est la grande classe. Et puis on arrive à 2024, c’est la fuite de Hasina en Inde, je vous ai déjà raconté. Mais attention, on n'en a peut-être pas fini avec Zia qui a été libérée et compte bien se représenter aux prochaines élections. Pour Hasina, ça va être plus compliqué, elle est poursuivie pour crimes contre l’humanité. Affaire à suivre… C’est comme aux Philippines, et peut-être ailleurs, mais c’est un mystère pour moi, le peuple ne se lasse jamais de ses tyrans.

À cette instabilité il faut ajouter les catastrophes naturelles, le carnage du cyclone Gorky en 1991. Cent cinquante mille morts, dix millions de déplacés sans abris. Une vague de marée a tout emporté sur des kilomètres. Tu ajoutes aussi des attentats d’islamistes radicaux qui veulent remplacer le droit et les tribunaux laïques par des tribunaux religieux et la charia. Vous connaissez la charia ? Tu ajoutes encore des grèves massives qui sont réprimées dans le sang, des assassinats d’intellectuels et d’opposants. Et tu as une petite idée de l’ambiance dans laquelle on travaillait.

Avec Architectes sans frontières je me retrouve donc à Dacca. Une équipe s’occupe de dessiner et construire des petites maisons modulaires, économiques, fonctionnelles et solides, moi, j’essaie, avec un succès relatif, de faire le vide, c’est-à-dire tracer des voies pour que tout circule plus facilement, les gens, les biens, les déchets, les éléments et, bien sûr, la merde. C’est redoutablement difficile de pérenniser l’espace dédié aux voies, parce que, pour ceux qui n’ont rien, le vide, c’est du plein gâché ! Alors il faut expliquer et nommer des responsables pour la protection du vide. J’ai aussi essayé de construire des places ; plus difficile encore. Des places, donc encore des espaces vides, mais qui peuvent être occupés de façon éphémère et diverse et pour des raisons liées à ce qu’on appelle des besoins secondaires, en gros la culture. J’ai eu de beaux succès, par exemple avec une conteuse qui venait une fois par semaine dans le “forum” qu’elle appelait elle-même le “rond des mots”.

– C’est beau ! Tu vois Olga, on avait raison quand on t’a dit que l’éducation et la culture étaient aussi des priorités. Disons que, une fois les intestins vidés, c’est bien de remplir les cœurs et les esprits.

– Cent pour cent d’accord avec toi, Nov, ajouta Moby, j’aime bien comme tu dis les choses. Bon, désolé de vous interrompre, mais il va falloir qu’on l’on réfléchisse à la suite de ton tour du monde, il reste deux ou trois jours de mer à peine.

– Déjà ! Mais je n’ai pas parlé de la pente et du diamètre des drains d’évacuation des latrines ni des lignes de désir…

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13 mai 2025 2 13 /05 /mai /2025 02:14

Lundi, jour onze

Stevenson arrive à Florac. Spécialités du coin. Sa confiture de châtaignes ? Non. Son château, ses trois rivières ? Non. Ses “jolies femmes (hansome women)”. RLS se rattrape avec une idée que j’aime bien. Il dit parler la même langue que les protestants cévenols, non pas en utilisant la même grammaire et le même vocabulaire, mais en partageant les mêmes valeurs, “parce que la vraie Babel, c’est une divergence sur les valeurs morales (for the true Babel is a divergence upon morals)”. C’est comme moi avec Diego, on ne parle pas la même langue, mais on se comprend et on s’aime, et c’est beaucoup plus que de la morale. Après Florac, la vallée du Mimente. Beau chapitre où alternent descriptions de paysages dont il a le secret et réflexions sur la force de la foi de ces paysans. Une description de coloriste, le rouge du champ de millet, le noir des hameaux, le gris perle de l’ombre du soir, le bleu gris doux et enchanteur du petit matin, la dorure des coteaux ensoleillés… c’est joliment peint, vraiment. L’Office du tourisme du coin devrait s’en inspirer. Puis RLS évoque la foi invincible du Cévenol. Il me semble sincère, mais je ne peux m’empêcher de sentir encore ce même fond d’arrogance ; peut-être que j’ai l’esprit mal tourné. Je vous laisse juge : “les personnes rustiques qui vivent au grand air n’ont pas beaucoup d’idées, mais celles qu’ils ont, sont des plantes robustes qui prospèrent de façon florissante sous la persécution (outdoor rustic people have not many ideas, but such as they have are hardly plants, and thrive flourishingly in persecution)”. Est-ce qu'il s’y prendrait autrement s’il voulait vendre de bons poulets élevés en plein air et nourris au grain ? Toujours est-il que ni les documents officiels ni les sabots ni les armes d’un régiment de cavalerie n’ont pu venir à bout des croyances et des idées de cet “homme simple (simple fellow)” parce qu’elles n’avaient rien à voir avec des dogmes ou des raisonnements logiques. Cette religion est “la poésie de son expérience, la philosophie de l’histoire de sa vie (the poetry of the man’s experience, the philosophy of the history of his life)”. Deux passages encore m’ont amusé. Une fois installé pour dormir, des bruits d’enfants tombent dans son oreille, “à (son) grand dégoût (to my disgust)”, écrit-il sans plaisanter, le sauvage. Il compare ensuite le chien, qu’il craint bien plus que le loup (qu’il n’a jamais rencontré, je note), à un prêtre ou un homme de loi, car il représente “le monde sédentaire et respectable dans sa forme la plus hostile (the sedentary and respectable world in its most hostile form)” avec son sens du devoir et de la propriété. Le chien, fayot et possessif comme un notaire. C’est original et ça se tient !

« Chers tous du Mexique. Je n’écris pas beaucoup, c’est aussi que je n’ai toujours rien reçu de vous, alors je me dis que vous ne recevez rien de moi non plus. On a fait les deux tiers de la traversée déjà. J’ai presque fini le Voyage de Stevenson ; c’est le contraire de la bière, je n’ai pas aimé les premières gorgées, maintenant, je me régale. Je parle anglais toute la journée, un peu espagnol avec Moby de temps en temps et français avec le Chef ou quand je vois Laurence. Je prends des leçons d’urbanisme et d’histoire avec Olga, d’imagination virtuelle avec Sam et de diplomatie avec Moby. Si j’avais fait ce voyage plus tôt, j’aurais eu le BAC avec mention (et du premier coup !). Incident diplomatique hier au mess. Le Chef avait fait des galettes avec de la farine de sarrasin, j’en ai mangé une au Nutella. Il m’a insulté en me disant que c’était de la bretonophobie primaire et qu’à une époque, on était passé par-dessus bord pour moins que ça. “Époque révolue, malheureusement”. Je pense qu’il plaisantait, pourtant il ne riait pas. Lots of love. Nov (ici tout le monde m’appelle Nov, ils trouvent tous ce prénom original. Bravo Ludmilla-Vera). »

– Dis-moi Nov, tu as une idée de l’histoire du Bangladesh, me demanda Olga ?

– Non, aucune.

– Et du Pakistan ?

– Non.

– Et de l’Inde ?

– Ah oui quand même. Je sais que c’était une colonie anglaise et que c’est devenu indépendant grâce à Gandhi qui faisait souvent des grèves de la faim. Après, sa fille Indira est devenue Première ministre. Mais je veux bien en savoir plus.

Caramba ! Resta muito por fazer, dit-elle en portugais, l’air un peu dépité. Moby ?

– En bon français, on dirait “c’est pas gagné”, précisa Moby. Mais si, justement Olga, c’est déjà gagné, il est au printemps de sa vie, tout se réveille chez lui. Here comes the spring !

– Si tu le dis…

Et elle se met à chantonner Here comes the sun de Georges Harrison, accompagné de Moby et Sam.   

– Merci Moby pour la transition. Nov, le concert pour le Bangladesh à New York en 1971, ça te parle ? Tu n’y étais pas et moi non plus, j’avais quelques mois à peine. Mes parents écoutaient ça en boucle quand ils n’étaient pas dans les rues de Belgrade pour manifester contre Tito. Bon mais là, il ne faut pas que je me perde, ça, c’est ton prochain chapitre. Donc, Georges Harrison, tu connais, ex-Beatles épris de spiritualité orientale, il est mis au courant par son ami, l'immense Ravi Shankar, de la situation dramatique au Pakistan oriental. Il organise alors le Concert for Bangladesh au Madison Square Garden.

Olga se mit à chanter vite rejointe par Moby.

“Bangladesh, Bangladesh

Such a great disaster, I don’t understand

But it sure looks like a mess

I’ve never known such distress

Relieve the people of Bangladesh

Relieve the people of Bangladesh”

– OK, ce n’est pas le meilleur titre de Harrison, mais ça a fait le job, en partie. C’était le premier concert de charity rock de l’histoire, malheureusement, seule une petite partie de l’argent est allé à l’Unicef, le reste a été avalé par le fisc. Mais on s’en fout, le point positif, c’est que, dans le monde entier, on entendait parler du Bangladesh. 1971, ça n’allait vraiment pas fort là-bas. Après le passage d’un cyclone dévastateur, sans doute le plus destructeur de l’histoire, au moins 500 000 morts, encore un record pour le Bangladesh, les autorités du Pakistan occidental tardent à intervenir et sont peu efficaces. Tu suis ?

– Oui, sauf pour le Pakistan oriental, occidental. C’est où ?

– Ah pardon. Petite récapitulation. Tu iras voir dans tes livres pour les dates et le détail. En gros, l’Angleterre quitte l’Inde en disant à ces peuples colonisés et réunis de force, maintenant, démerdez-vous ! L’Inde britannique est alors divisée en deux pays mais en trois parties. Du pur génie administratif ! À gauche le Pakistan musulman, à droite l’Inde hindouiste. Résultats des millions de passages de frontières dans les deux sens pour rejoindre le pays de sa religion. Et des millions de morts lors de ces migrations croisées. Tu as noté que quatre-vingts ans plus tard, ils continuent à se taper dessus, sauf que maintenant, ils ont tous les deux de grosses bombes qui peuvent faire très mal. Mon coup de gueule, en passant. Moby surveille le compte-tour ! C’est encore et toujours des guerres de religion. Les juifs et les musulmans, les musulmans et les hindouistes…

– … et avant, dans les Cévennes, ça a été les protestants contre les catholiques qui se sont mutuellement massacrés, ajouta Nov.

– Ah ! Tu entends Moby, Nov est de mon côté. J’ai toujours des débats animés avec Esmeralda, la femme de Moby, qui me dit que je confonds la religion et les hommes. Mais voilà, ce que je vois, ce sont des hommes qui s’entretuent. Dieu, les anges, la religion, moi, je ne les vois jamais à l’œuvre.

– Tu sais, sur ces questions, personne n’a jamais complètement tort et personne n’a jamais entièrement raison.

Good shot, Nov. Bon, je redescends. Donc j’ai dit deux pays et trois parties parce que, pour simplifier, ils ont coupé le Pakistan en deux parties séparées par mille six cents kilomètres. Tu imagines la Serbie avec une moitié du côté de Manille. Bref, rapidement, la partie Est (spoiler : celle qui deviendra le Bangladesh) veut son indépendance, mais la partie Ouest qui est plus riche et se croit plus intelligente, refuse et réprime les manifestations, comme on dit dans les journaux. En fait elle massacre une bonne partie des “rebelles”. Ça s’appelle un génocide. Trois millions de morts, trente millions de déplacés et comme toujours, des centaines de milliers de femmes violées, des viols systématiques, organisés, autorisés. Mais, comme les ennemis de tes ennemis sont tes amis, l’Inde, qui déteste le Pakistan, intervient et aide le Pakistan oriental à gagner sa guerre d’indépendance. La suite est assez triste. Comme aux Philippines, il y a deux familles qui se haïssent et prennent le pouvoir alternativement et en profitent pour assassiner leurs opposants. Et dans les périodes de calme, il y a des coups d’État, ratés le plus souvent. Comme ça, on arrive en 2024. Là, ce n’est plus de l’histoire. La Première ministre Sheikh Hasina fuit le pays suite à un soulèvement de la population. On lui reproche d’avoir truqué les élections (c’est vrai), de vouloir légiférer pour favoriser sa communauté (c’est vrai) et d’avoir réprimé avec violence des manifestations (vrai aussi). Elle était déjà là en 1996. Elle avait échappé au massacre de presque toute sa famille, dont son père, Mujib, le premier Président. Aujourd’hui, 2025, on a un gouvernement de transition avec le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus. Il est connu dans le monde entier, c’est l’inventeur du microcrédit. Toi qui étudies le business, Nov, tu dois connaître plutôt les stock-options, les fonds de pension et les GAFAM.

– Eh bien non, je vais t’étonner, mais je connais le microcrédit et le “banquier des pauvres”. Un jour, notre professeur était malade, alors il nous a passé une conférence TEDx sur Yunus à la place de son cours. Tu connais les conférences TED ?

– Ah, bien ! Non, je ne connais pas. Donc, là, on n’est plus dans l’histoire et même plus dans l’actualité. Il faut attendre et espérer. Yunus est certainement un gars bien, mais je pense, c’est mon opinion et j’espère me tromper, qu’il n’a pas les épaules pour supporter tous ces problèmes et les étudiants qui ont lancé la révolution sont déjà en train de se diviser. Enfin, ils ont quand même une longueur d’avance sur les étudiants serbes. J’espère que les nôtres vont bientôt réussir à chasser Vucic, en Hongrie ou en Russie puisqu’il a l’air de s’y plaire. Mais en fait, toutes ces histoires, c’est pour nourrir les journalistes et occuper leurs lecteurs parce que, en bas, dans les bidonvilles, presque rien ne change et on continue à faire voler la merde. Et merde, justement, je n’ai pas le temps de vous parler des chiottes volantes ce soir. On continuera demain…

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8 mai 2025 4 08 /05 /mai /2025 02:13

Dimanche, jour suivant

Valley of the Tarn”. La vallée inspire RLS qui nous embarque dans une superbe description. Des sons : la rivière “faisait un merveilleux vacarme rauque (making a wonderful hoarse uproar)” ; des odeurs : les arbres “dégageaient un léger parfum doux (a faint sweet perfume)” ; des couleurs, l’automne avait déposé "des teintes or et des taches ternies sur le vert (tints of gold and tarnish in the green)”. Et, pour occuper “la beauté de la scène (the beauty of the scene), les personnages sont des châtaigniers d’Espagne. Je ne saurais dire si Stevenson était misanthrope, misogyne, rurophobe, ce qui est sûr, c’est qu’il est sylvophile. Il aime les arbres et les décrit magnifiquement. Ce qui me plaît, c’est qu’il les considère chacun comme un individu singulier. Je me demande s’il serait capable de distinguer une vague d’une autre et de décrire, non pas la mer mais une vague, avec sa personnalité, puis une autre, ressemblante mais différente. La suite de la journée est moins réjouissante, la nuit est compliquée. Le site est très exposé et RLS a peur d’être visité. Si les humains le laissent tranquilles, ce n’est pas le cas des animaux. Des chauves-souris, des moustiques, des fourmis et probablement des rats vont altérer son sommeil. Au matin, il renoncera à payer la nature pour ce logement décevant. La rencontre avec un frère de Plymouth le conduit à une réflexion intéressante sur la vérité. En substance, si j’ai bien compris, il considère qu’il est parfois préférable et plus généreux de mentir gentiment que de défendre dogmatiquement sa position, surtout quand il est question de “sujets élevés (high matters)” où personne n’a jamais entièrement tort et personne, complètement raison. Sans mauvaise conscience il ment et se déclare converti. Parfois, la voie du malentendu ou de la tromperie conduit à terrain commun plus sûrement que la défense acharnée de positions catégoriques. Je serais à moitié d’accord avec Stevenson. Je ne sais pas si, en privilégiant la confiance et l’amitié, “nos chemins séparés et tristes (our separate and sad ways)” nous conduisent à “une maison commune (one common house)”, mais assurément, la défense de “la” vérité mène le plus souvent aux conflits les plus violents. Il termine en évoquant une sorte complicité avec les camisards qui sont, à l’image du paysage, “souriants quoique sauvages (smiling although wild)”.

C’est devenu une habitude maintenant, avec Olga, Sam et Moby, on reste au mess après le diner et on discute. J’adore ces moments, on s’amuse bien et j’apprends tellement de choses. Hier, il s’est quand même passé un truc différent. Olga m’a posé une question qui m’a un peu déstabilisé.

– Et toi, Jules Verne, parle-nous un peu de ce qui te fait vibrer. Explique-nous ta recette secrète pour être toujours souriant et serein. Je vois bien que tu ne t’es pas fait larguer par un soleil coréen, que ton amoureux n’a pas été abattu dans une misérable favela, je vois bien aussi que tu n’as pas de gros souci d’argent ni de santé. Alors ? Il y a bien un truc qui te tient. Moby m’a dit que tu faisais le tour du monde. Respect ! C’est un beau projet. Bien sûr, il y a le comment, le par où tu passes qui comptent, mais moi, j’aimerais bien connaître le pourquoi de ton trip.

Comme d’habitude, c’est Moby qui est venu à mon secours.

– Selon moi, le bon voyageur ouvre les yeux et les oreilles mais ferme sa bouche, surtout si c’est pour dire “chez moi, on fait comme ça” ou “dans mon pays, on dit comme ceci”… On ne parle pas les oreilles pleines. On ne voyage pas la bouche ouverte. Nov, écoute, plus tard tu raconteras. Et je te dis, moi Moby je ne suis pas un grand savant, mais je te dis que tu en auras des choses à raconter et que bientôt, c’est toi qu’on écoutera. Voilà, c’était le quart d’heure sagesse de Moby-Wan Kenobi, j’ai fini.

– Et voilà, tu as encore raison, Moby. Je ne sais pas si tu es un savant, mais tu es un sage, dit Olga. Quel dommage qu’il n’y ait pas plus de Moby sur Terre et moins de Hasina, de Trump, de Poutine, de Marcos. Mais quand même Nov, insista Olga, pourquoi ? Tu ne serais quand même pas un agent secret du BIA, le service de sécurité de Vucic, tu ne serais pas en train d’enquêter sur ceux qui rêvent d’une autre Serbie ?

– Ah ah, non, s’amusa Brad. Je vais te rassurer et te décevoir par la même occasion, mais je ne sais pas grand-chose de la situation politique actuelle dans ton pays ; Vucic, le BIA, ça ne me dit rien. Mais je te promets de m’y intéresser parce qu’il est probable que je passe par Belgrade dans quelques semaines. En fait, mon histoire est simple, j’ai promis à Diego (c’est le père de Ludmilla) de ramener un truc à Hawaï.

– Ah oui, comme les cailloux voyageurs ! Tu prends un galet, tu le décores et tu le déposes quelque part pour que quelqu’un le trouve et le dépose ailleurs. C’est ça ?

– Pour les cailloux, je ne connaissais pas. Moi, c’est un nuage, pas un caillou.

– Eh là, Arthur Rimbaud ! Je comprends maintenant. Si ton regard est beau et profond comme un ciel de printemps, c’est parce que tu as un nuage dans la tête !

– Enfin, plutôt sur la tête. Sur nos têtes, au-dessus du bateau.

– Bravo les poètes, intervint Sam, c’est beau ce que vous dites. En passant, votre histoire me fait penser à une application de jeux, parce que pour moi, dedans, dehors, la frontière n’est pas très claire. Entre le virtuel et le réel, il n’y a pas de police des douanes et pas de tariffs, c’est poreux. Vous connaissez WeCards ? En fait, c’est pour faire bouger les gens, une façon ludique de lutter contre la sédentarité. Tu dois trouver des images virtuelles qui apparaissent sur ton chemin, enfin sur ton téléphone. Ça te pousse à aller toujours un peu plus loin. Ça fonctionne bien pour faire marcher les enfants, mais les plus gros joueurs sont des adultes, ils s’échangent même les images ensuite. Encore un qui a eu une idée de génie. Voilà, c’était le quart d’heure geek de Sam Saltman, j’ai fini. Au fait, Olga, tu ne devais pas nous parler de Dacca et des flying toilets ?

– Oui, c’est vrai. J’aurais bien aimé vous parler de la Serbie parce que c’est en train de bouger. Et de Novi Sad aussi, c’est ma ville et c’est de là que sont parties les manifestations l’année dernière. Je vais y passer un an. Je dois tenir un séminaire à l’école d’architecture pour parler de mon dada, rues et places où pourquoi construire le vide, mais vous pouvez être sûrs que je serai aussi dans la rue. Pour le vide, vous allez comprendre quand je vous parlerai du Railway slum à Dacca. Le problème, c’est que je ne sais jamais par quel bout commencer parce que, là-bas, tu as un concentré de toutes les pires misères humaines. Travail et exploitation des enfants, vente et mariage forcé de petites filles, violence du narcotrafic, malnutrition, prostitution de mineurs, trafic d’organes, pollution, catastrophes naturelles, choléra, dysenterie. Et le pire, c’est que dans cet enfer terrestre, tu trouves des gens formidables. Moby, tu me surveilles et si je monte trop en température, tu me débranches. Je n’arrive pas à rester longtemps calme et mesurée, je porte une telle colère en moi, et la mort d’Octavio n’a rien arrangé.

– Ne t’inquiète pas, rassura Moby, tu sais, ils commencent à te connaître et ils savent que tu peux être excessive et manquer un peu d’objectivité. Ce qu’ils ne savent pas, c’est le travail que tu fais sur place, ce que tu as fait aux Philippines.

– Oh là là, c’est tellement vieux tout ça. Je n’étais pas encore diplômée et je suis allée faire un stage pour Architectes sans frontières à Manille, ça a été le coup de foudre. Pour le pays, pour les slums, pour le travail. C’était en 1995. J’ai rencontré Moby et sa femme, Esmeralda. Je suis rentrée terminer mes études et j’y suis retournée jusqu’en 1999. Il faut dire que la situation chez moi n’était pas très sexy. La guerre de Bosnie venait de se terminer et la guerre du Kosovo allait commencer. Tout ça sous la présidence de Milosevic, notre Serbe le plus célèbre après Djokovic, condamné pour génocide et crimes contre l’humanité. Il a réussi à mourir avant la fin de son procès. Quant à Djoko, c’est bizarre, il était plutôt réac, enfin très proche du milieu nationaliste serbe, eh bien là, il m’a étonnée. Vous vous souvenez de Roland-Garros 2023, il avait écrit sur une caméra, “Le Kosovo est le cœur de la Serbie” ?

– Oui, je me rappelle très bien. En plus il a gagné contre Casper Ruud. Mais je n’avais pas compris le message sur la caméra. J’ai eu une question sur les Balkans à un examen, j’ai rendu copie blanche. Mais j’ai décidé de me faire des fiches sur chaque pays dont vous parlez, Philippines, Serbie, Bangladesh, Corée. Je suis trop nul et en plus c’est intéressant.

– Eh bien, bon courage pour l’histoire de la Yougoslavie, moi-même, j’ai du mal. Bref, Djoko a toujours pris des positions vraiment contestables, limite fachos, eh bien figurez-vous qu’il soutient les étudiants contre Vucic. Vucic, je le laisse tranquille pour le moment, je m’occuperai de son cas plus tard. Donc, on est en 2000 et je pars cette fois pour le Bangladesh. Mais il est tard, je continuerai demain. Voilà, c’était le quart d’heure d’Olga la pipelette, papagaia servia, comme disait Octavio, et je n’ai pas fini.

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