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C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
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Et Moi

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  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

17 avril 2025 4 17 /04 /avril /2025 02:08

Jeudi, sixième jour

Perdu dans “le haut Gévaudan”. Direction Le Cheylard. Peu de changement, le décor est toujours désertique et inhospitalier, la météo s’aggrave, il fait froid, il pleut, il grêle, il vente. En plus, Modestine n’avance pas et la nuit tombe. Une nuit noire. Logiquement Bobby se perd et, comme tous les voyageurs perdus, il tourne en rond. Inutile de compter sur l’aide des locaux “little disposed to councel a wayfarer (peu disposés à renseigner un pèlerin), sans parler de deux “impudent sly sluts (je traduirai, sans certitude, par petites garces ou pestes, effrontées et fourbes)” qui se moquent de notre voyageur, lui conseillant de suivre les vaches en lui tirant la langue. Bobby commence à éprouver de la sympathie pour la Bête du Gévaudan (“the Beast”, même nom que la voiture de Trump) parce qu’il aurait mangé une centaine d’enfants ! (Et moi, je commence à éprouver de la sympathie pour l'humour de Stevenson). Bref, perdu entre Fouzilhic et Fouzilhac (en patois cévenol, ça doit vouloir dire, “c’est pas ici” et “c’est pas là”), trempé et gelé, il passe finalement la nuit dans un bois après avoir mangé ses délicieuses saucisses de Bologne en boite accompagnées d’un succulent gâteau au chocolat. Miam miam ! Tu peux être sûr que le Bob, il n’aurait pas réussi l’entretien d’embauche de cuistot chez les Saadé. Heureusement, le lendemain, il tombe sur le gentil du coin qui, malgré son âge et ses rhumatismes, le remet sur le bon chemin. Pour le paysage, ça ne s’arrange pas : “cold, naked, ignoble”. Mais qui peut bien désirer visiter ces lieux, se demande-t-il ? Question rhétorique qui lui permet de balancer son petit couplet philosophique : “I travel not to go anywhere, but to go” qui va inspirer des générations de gourous et autres coachs de vie. En substance, il faut quitter le lit douillet de la civilisation pour sentir les nécessités et les difficultés de la vraie vie, à commencer par les cailloux coupants des chemins. Bref, il faut souffrir pour se sentir vivant. C’est un peu la version soft du film génial Fight Club avec Brad Pitt (“Frappe-moi. Je n’ai pas envie de mourir sans cicatrices”). En trois mots : je sens (mes bleus ou mes ampoules) donc je suis. Enfin, après avoir traversé ce paysage désolé “sorry lanscape”, Bob trouve une auberge. On aurait pu en rester là, mais non, il finit son chapitre par se plaindre à nouveau : transi de froid, il regrette les bois où il aurait pu trouver refuge dans son sac de couchage en peau de mouton. Jamais content !

– Nov, si ça ne t’ennuie pas, je vais t’appeler Nov, je préfère, regarde ce petit cumulus un petit peu à part, on dirait un champignon avec une tête de chat sur un tapis volant. C’est ton Nubecito, j’en suis sûr. Tu sais, Diego, je ne le connais pas, mais je pense que c’est un sacré bonhomme. Les gens, c’est comme les nuages, il y en a beaucoup qui volent ensemble, qui parlent ensemble et qui se ressemblent, et puis il y en a d’autres, moins nombreux, qui sont différents et qui volent un tout petit peu à part. Qui a décidé ça ? Je ne sais pas. Ma femme Esmeralda te dirait que c’est Dieu, moi aussi, je crois un peu que c’est lui. Mes filles, elles te diraient que ce n’est pas lui. Parfois, Dieu, il m’a donné des bonnes cartes, je t’ai raconté et parfois, il a été cruel.

– Tu penses à ton fils Jethro, j’imagine.

– Oui, je te raconterai plus tard, mais viens maintenant, la fête va commencer.

– OK. J’arrive, mais je n’ai pas de cadeau. Au fait, quel âge elle a, Laurence ?

– Elle m’a demandé de ne pas le dire. C’est drôle, vous les Français, vous n’aimez pas vieillir et vous combattez les rides et les cheveux blancs comme des ennemis intérieurs ; c’est une vraie guerre civile. Nous, les Philippins, on triche aussi sur notre âge, mais pour se vieillir : moi je préfère mon âge-passeport à mon âge réel ! Peut-être aussi parce que l’enfance, c’est souvent votre période préférée.

C’était la première fois qu’on passait un peu de temps avec l’équipage, il y avait presque tout le monde sauf le Commandant. Laurence m’a demandé si je ne m’ennuyais pas, je lui ai dit que je lisais et écrivais un peu.

– Moi, je lis peu. Depuis toute petite, il faut que je fasse. Vélo, course à pied, kite surf, ski… Pendant mon travail, les éléments, je ne peux que les regarder ou les entendre, calfeutrée dans notre boite à boites, alors dès que je peux, je fais du outdoor. Et tu lis quoi ?

On en est donc venu à parler du Travel de Stevenson.

– Ah oui le GR 70 dans le Massif central.  Je n’ai pas lu le livre, mais j’ai fait le GR, en mode trail.

Ça veut dire qu’elle a fait les 260 km en courant, en six jours au lieu de douze. Elles étaient quatre femmes très sportives qui couraient à peu près cinq heures par jour et retrouvaient à chaque étape leurs bagages transportés en voiture par l’un des gentils maris. Le grand luxe pour elles, une douche, des vêtements propres, un bon dîner et un lit confortable dans une auberge tous les soirs. Laurence était vive et volubile. Sans que je comprenne pourquoi, elle m’a demandé s’il y avait des sujets qu’elle devait éviter et comme je m’étonnais, elle m’a parlé des discussions avec les autres touristes, le soir, à chaque étape.

– On pouvait évoquer tous les thèmes, métier, vacances, famille, origines, on pouvait parler musique, séries ou politique, tout cela se faisait avec modération et tolérance, mais il y avait un sujet à éviter, car ça dérapait systématiquement, c’était le débat trail vs randonnée, courir ou marcher. C’est drôle comme les sujets de discorde évoluent. Aujourd’hui, tu peux voter RN, tu peux préférer les nuggets à la ratatouille, tu peux dire que tu vas sur les sites de rencontre, et ça ne dérange personne. Il y en a même toujours un pour dire à ce moment-là, avec un air solennel, “qui je suis, moi, pour te juger”. Et puis, le juge, tapi en chacun de nous, réapparait brutalement comme le clown diabolique sur ressort jaillit de sa boite quand tu dis à des randonneurs que tu préfères courir sur les sentiers. Ça, c’est un véritable casus belli.

– Vous ne regardez que vos pieds, vous méprisez la nature, vous bousculez les marcheurs, vous importez le stress urbain sur les chemins de la paix (promis, j'ai entendu ça), vous vous mettez en danger, ça ce n’est pas grave, mais vous mettez aussi en danger les secouristes, vous êtes obsédés par la performance, vous ne rencontrez personne (– Ben si, toi justement, et je m’en serais bien passé, grosse nouille, pour le dire poliment !)…

– Est-ce que tu as besoin de souffrir pour te sentir plus vivante ?

– Non, ça c’est du blabla de pseudo-intellos. Mais, c’est vrai, j’ai besoin de jouer avec mes limites, et sans jamais franchir la frontière, je cherche à me rapprocher de là où ça peut basculer, j’aime aller là où tu ne contrôles pas tout. Mais rassure-toi, sur le GR, on était quatre, dont deux urgentistes, on courait de jour, avec téléphone et GPS, et en plus, on croisait sans arrêt de charmants randonneurs, aucun danger donc. Dans mon métier, je suis hyper concentrée, il n'y a pas de place pour le hasard ou l’intuition, je gère, je calcule, j’anticipe. Je ne dois jamais être surprise. En trail, je pose mon cerveau et je dépose mon égo, si tu vois ce que je veux dire. Il y a quelque chose d’animal qui remonte, une présence à la nature. Enfin, je n’ai pas les mots précis pour dire tout ça. Bon, on aura l’occasion de se revoir avant Le Havre. Merci à tous pour ce gentil moment, Moby, comme d’habitude, tu as été parfait. Allez, le devoir m’appelle…

« Chers tous. Troisième mail. Je n’ai toujours rien reçu de vous. Vous commencez à sérieusement me manquer. J’avance. Mon anglais s’améliore et Stevenson m’amuse. Parfois. Et m’inspire ce petit bric-à-brac poétique :

Il en a sa claque, le Télémaque, de ses bivouacs cradoques

Il rêve d’une Ithaque idyllique avec Médoc at five o’clock

Entre Fouzilhic et Fouzilhac

Il bloque sur sa clique d’alcooliques, ils sont tous braques et débloquent

Il est mélancolique : sa bicoque paradisiaque, son feedback aphrodisiaque,

Son chant du coq bucolique, son époque baroque et sa baraque psychédélique

Entre Fouzilhic et Fouzilhac

Ici c’est n’importe nawak, colique diabolique et morbaques plein le froc,

Maniaques démoniques, flics loufoques et duchnoques foutraques

Il veut faire son comeback dans une république sans couacs ni matraques

Entre Fouzilhic et Fouzilhac

Sinon, toujours beaucoup de mer. Heureusement, pour compenser ce sorry landscape comme dit Bob, je rencontre des gens incroyables. Aujourd’hui, c’était l’anniversaire de la Cheffe mécanicien, Laurence, quarante ans, peut-être un peu plus, une sportive qui a fait le chemin de Stevenson, mais en courant ! La bougie sur le gâteau, c’était un point d’interrogation, une attention délicate de Moby. Et dans quelques jours, je devrais rencontrer Olga la Brésilienne, en fait une slumologue serbe… Voilà. Bisou. Je vous aime. Je n’ai pas changé d’adresse. Nov. »

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12 avril 2025 6 12 /04 /avril /2025 02:47

Mercredi, matin suivant

I have a goad”. RLS découvre l’efficacité de l’aiguillon sur Modestine. Mais d’abord il découvre les joies de la vie en auberge.  “The stable and kitchen in a suite”, ça j’ai compris sans la traduction parce que, quand je voyageais avec mes parents, on prenait toujours "a suite", nous aussi. Comme ça ils étaient tranquilles dans leur chambre et moi, dans la mienne.  En l’occurrence, c’est Modestine et lui qui partagent la suite, c’est presque pareil. Après, il est vraiment difficile l’Écossais : pas assez de nourriture, vin dégoûtant et alcool, “abominable” (je ne traduis pas). On cuisine, dort, mange et se lave (pour celui qui aurait cette idée farfelue, précise-t-il) dans la même pièce, on peut même y croiser une grosse truie (je n’invente rien). Il y a juste une chambre supplémentaire où s’entassent tous les voyageurs. Encore une chose qui m’agace chez lui, sa condescendance vis-à-vis des paysans :  “these peasantry are rude and forbidding (grossiers et hostiles) on the highway, they show a tincture of kind breeding when you share their hearth” que je traduirai approximativement par “très cons au premier abord, ils sont en fait bien braves quand on les connaît un peu”.  Après ce séjour en Ploucland, il repart. “The road was dead solitary all the way”. Heureusement, pour casser la mortelle monotonie du road trip, un événement menaçant vient tout bousculer : ils se font charger par un joli poulain à cloche qui change d’avis et de direction au dernier moment. Mon Dieu, quelle angoisse ! On a évité une fin anticipée et un livre trop court… Finalement, il trouve encore le moyen de faire le malin en se plaignant de l’absence de loups (un comble au pays du Gévaudan) et de bandits dans cette Europe devenue trop confortable où l’aventure n’est plus possible. Quel kéké !

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire du Chef mécanicien, une Cheffe en fait, Laurence. Moby est très pris par l’organisation d’une petite fête surprise. J’en profite pour visiter le salon et la “bibliothèque”. Il y a une dizaine de livres. Je tombe sur Bonjour Tristesse de Françoise Sagan. Normal ! Je lis la première page, « Cet été-là j’avais dix-sept ans et j’étais parfaitement heureuse. Les “autres” étaient mon père et Elsa, sa maîtresse. Il me faut tout de suite expliquer cette situation qui peut paraître fausse. Mon père avait quarante ans, il était veuf depuis quinze ; c’était un homme jeune, plein de vitalité, de possibilités, et, à ma sortie de pension, deux ans plus tôt, je n’avais pas pu ne pas comprendre qu’il vécût avec une femme. J’avais moins vite admis qu’il en changeât tous les six mois ! Mais bientôt sa séduction, cette vie nouvelle et facile, mes dispositions m’y amenèrent. » Mouais, pas mal. J’irai voir le film avec Lily McInerny.

– Hey, salut Brad, tu admires notre bibliothèque. Tu peux prendre ce que tu veux, tu peux aussi faire un don. Tu connais celui-là, j’imagine, Moby-Dick de Melville, le capitaine Achab, la baleine blanche…

– Hein ! Mais alors, c’est de là que vient ton nom ? Je croyais… Oui, je pense que je connais, c’est l’histoire d’un type qui est avalé par une baleine, non ?

– Non, ça c’est Jonas, c’est dans la Bible.

– Zut, je confonds tout ! Melville, Sepúlveda, la Bible, Paul Watson… Mais qu’est-ce qu’ils ont tous aussi avec les baleines. Je croyais que ton prénom venait de Moby, le chanteur américain. En tous les cas, j’adore, c’est bien choisi. Moi aussi j’ai un autre prénom, Nov. C’est mon amie Vera, enfin, Ludmilla, qui me l’a donné et avant encore, je m’appelais Aurélien-Louis.

– J’aime bien Nov. Ça me fait penser à Casanova, supernova et novel en anglais, novio, novedad en espagnol, et Novossibirsk en Russie, tu connais ?, c’est sur la route du Transsibérien, et Novi Sad, c’est de là que vient Olga. C’est vraiment international, comme prénom. En plus, mes trois filles sont nées en novembre, c’est mon mois préféré. Avec ma femme, on aime bien février aussi…

– Ah ah, la routine des marins. Olga ? Tu parles de la passagère brésilienne ?

– Non, pas brésilienne, serbe. Novi Sad, c’est en Serbie. Olga est Serbe, elle était à Rio dernièrement, mais c’était pour son job. Elle travaille pour Architects without Borders et s’occupe des bidonvilles, elle est “slumologue”, comme elle dit. Ce n’est pas vraiment une passagère, c’est une vieille amie, je l’ai connue aux Philippines il y a très longtemps et on est restés en contact. Elle est géniale, tu verras, je te la présenterai, mais là, ce n’est pas possible. Il lui faut encore un peu de repos, je t’expliquerai. Elle est en convalescence. Dépression. Raconte-moi plutôt qui est Nubecito ? À moins que ce soit l'un de tes nombreux prénoms.

– Ah ah, tu te moques. C’est vrai que c’est un peu compliqué. Aurélien-Louis, ce sont mes parents qui ont choisi, ça vient de je ne sais plus quel livre. Brad, c’est moi qui ai choisi, mais je n’étais pas très inspiré, c’était surtout une façon crétine de m’opposer à mes parents, à l’époque je pensais qu’ils voulaient que je devienne un héros de livre ! Nov, c’est Ludmilla qui a choisi, juste au moment de l’embarquement. Je ne sais pas où elle a trouvé ça. Et Nubecito, c’est quelqu’un d’autre. Enfin, quelqu’un ou quelque chose… En fait, c’est un nuage hawaïen qui s’est perdu. En jouant avec la vague Ola, ils ont fini par atterrir au Mexique. Là, avant de mourir, Ola a fait promettre au pêcheur Diego de raccompagner Nubecito chez lui. Diego a demandé à sa fille Ludmilla d’organiser ça et Ludmilla m’a chargé d’exécuter la mission.

–  Euh… Oui. Bien sûr. Logique. Et tu passes par où ?

– Normalement, je dois retrouver mon père à Paris, il travaille à l’ambassade, et aller ensuite en Lettonie pour rejoindre Moscou et prendre le Transsibérien justement.

– Ben voyons ! N’importe quoi !

Brad fut surpris et un peu déçu par la réaction brutale de Moby. Et puis, il se dit que c’était finalement normal qu’il ne croie pas une histoire incroyable à laquelle, lui-même, ne croyait qu’à moitié.

– Vous rêvez tous les deux. Votre histoire ne tient pas la route. Impossible.

– Oui, je sais. Ludmilla dit parfois que Nubecito, c’est mon ombre.

– Ça, je ne sais pas ce que ça veut dire. Ce que je sais, c’est que tu ne rentreras jamais en Russie par la Lettonie. Et en plus avec un passeport français ! Mais vous ne suivez pas les actualités. Pour le Transsibérien, ça pourrait être possible, mais ça serait très très difficile.

Moby se tut. Il semblait contrarié et présentait un visage fermé, hostile presque, que Brad ne lui connaissait pas. Puis, il se remit à sourire.

– Écoute garçon. J’adore ton histoire, vraiment, et tu dois raccompagner Nubecito, mais là, il y a un chapitre qu’il faut réécrire. Tu comprends ce que je veux dire ? Et c’est Olga qui va nous aider, pas parce qu’elle écrit bien, mais parce qu’elle est serbe. Il va falloir oublier la Lettonie.

Puis, semblant réfléchir, il marmonna.

– Genève, Milan, Ljubljana, Zagreb, Belgrade, Sofia, Istanbul, Moscou… Bon, on a encore le temps de peaufiner. J’adore ton histoire, je te jure. On va attendre qu’Olga aille mieux et on va te faire entrer en Russie. On réserve cette partie, comme dit le chef, on en reparlera, je te le promets. Vraiment, ton histoire, je l’adore. Tiens, si on allait faire un tour sur la passerelle pour voir comment se porte Nubecito ?

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7 avril 2025 1 07 /04 /avril /2025 02:10

Mardi, quatrième matin

C’est donc la première étape de Robert Louis. Et déjà des aventures extraordinaires, trépidantes, passionnantes... Je plaisante. Le Robert, il raconte pendant trois pages ses soucis de paquetage qui ne tient pas sur le dos de son ânesse Modestine qui par ailleurs ne veut pas avancer. Le titre du chapitre : “The Green donkey-driver”, que je traduirais bien par “l’ânier est un bleu” pour rester dans le champ de la couleur et en apporter un peu au décor décrit comme “the naked, unhomely, stony country” ; je ne saurais pas traduire précisément, mais ça ne donne pas envie. Heureusement, un paysan lui apprend le mot secret qui fait avancer les bêtes rétives : Proot ! qui devient le verbe to proot. Bury traduit par vrouit et vrouiter ; Bocquet traduisait par prout et prouter. Pour avoir le bruit sans l’odeur, j’aurais traduit par Hue ! D’autres propositions ? Finalement, notre ânier bleu se perd et décide, la queue entre les jambes, de passer sa première nuit à l’auberge plutôt que de dormir au bord du lac. Respect !

« Deuxième mail. Chers tous. Une production perso pour commencer.

– Woa woa Steven-Jack, tu t’es pris pour Rastignac / On n’est pas chez Balzac et y’a plus de Cadillac / Alors si tu veux un beau six-pack, arrête de vivre en playback / Prends ton havresac et Proot ! fait trotter ton yack.

– Hein ? What’s the fack, c’est quoi cette arnaque ? / J’m’appelle pas Kerouac Tabarnak ! / La life est un cul-de-sac et j’ai plus la niaque / J’suis pas un cosaque, je rêve de Big Mac / Dans un hamac au bord du lac.

– Allez, fais pas ton Jacques Chirac, t’es vraiment trop réac / Enfile ta casaque et Proot ! again, on the track / Clic-clac, Je t’envoie plein de smacks.

(J’ajoute une note de bas de page pour Mam qui se demandera sûrement si j’ai lu On the road de Kerouac. Presque, j’ai vu le film avec Kristen Stewart, ça compte, non ?)

Comme vous le devinez, tout se passe bien, mais tout se passe dans le bateau, dehors, et à l’est, rien de nouveau, de l’eau, de l’eau, de l’eau. Et même si des dauphins venaient jouer avec l’étrave, on ne pourrait pas les voir. Ah si, quand même, grosse émotion hier, on a croisé un autre porte-conteneur…

Je n’ai toujours pas reçu de vos nouvelles, j’espère que vous avez reçu mon premier mail. Bisou. Nov. »

Après avoir profité de son créneau internet, Brad partit rejoindre Moby qui devait mettre à jour l’inventaire du frais et prévoir les menus de la semaine avec le cuisinier.

– Tu me donnes un coup de main ? Tiens, prends la liste et coche ce que je te dis. Après le déjeuner, je terminerai mon histoire. Tu connais les pancit palabok ? Non ? C’est une spécialité de chez nous. Des nouilles chinoises avec des lardons et des crevettes, ail et sauce soja, le chef peut remplacer le porc par du poulet, mais il faut demander avant. Tu verras, c’est un régal. Le chef adore la cuisine orientale, normal, c’est un Breton ! Bon, si tu veux, un jour, il pourra aussi faire une soirée galettes. Les Saadé, ils ont compris un truc que les Russes n’avaient pas compris : à bord, la vie est souvent ennuyeuse alors il ne faut pas lésiner sur le manger. Je peux te dire qu’ils n’embaucheraient pas un gamin des rues pour faire la cuisine comme les Russes l’ont fait. Bon, ça a peut-être changé depuis.

Après le déjeuner, Brad retrouva Moby. Il écoutait gentiment Sam qui lui proposait d’installer une appli de gestion de ses stocks, de production aléatoire de menus à partir des goûts des passagers et en tenant compte de données diététiques. Moby ne semblait pas encore prêt à déléguer son travail à une appli.

– Allez, Brad, viens, je te montre la salle de sport. C’est juste si tu veux faire des exercices, moi, je marche, je porte et je monte des escaliers sans arrêt, c’est suffisant, sans parler de ce que vous appelez en français, « la charge mentale ». Ah ah, impossible à traduire en russe, ça. Donc je retourne à mon histoire. On est en juin 1998, j’ai 27 ans (âge du passeport), on venait juste de changer de président, et comme d’habitude tout le monde s’accusait de fraude et c’était tendu. On doit avoir le record mondial de TCE, les tentatives de coup d’État. À la maison, je sentais qu’on recommençait à glisser lentement dans la pauvreté, et ça c’était hors de question pour ma femme et mon fils, Jethro qui avait un an. J’envisageais d’embarquer à nouveau avec les Russes. Je parlais russe, je connaissais beaucoup de marins, je cuisinais correctement… Bref, je pensais pouvoir trouver une place facilement. Un soir vers 18 heures, je me suis rendu au bar du port, là où je savais pouvoir trouver des marins russes, j’avais vu un bateau à quai. Malheureusement, malgré l’heure, ils étaient déjà complètement bourrés. J’ai essayé de parler, c’était impossible. À un moment, l’un deux, un colosse blond, a commencé à draguer une jeune femme qui était là avec un homme, deux étrangers. Ses copains ont essayé de le dissuader. Mais il continuait de plus en plus lourdement. Deux gars ont tenté de le retenir, mais il les a envoyés valser au fond du bar. Un troisième lui a ordonné d’arrêter, il s’est pris une bouteille sur la tête. Et le colosse commençait à toucher les cheveux de la femme. Le jeune homme à côté était pétrifié. Ça pouvait dégénérer d’une seconde à l’autre. Je les ai pratiqués les Russes, sobres, ce sont des bosseurs infatigables, bourrés, ça devient des bêtes incontrôlables. Ils adorent se battre, et en fait, ils cherchent toujours des raisons de se battre. Alors j’ai tenté un truc. Je me suis approché et j’ai dit suffisamment fort pour que les autres entendent : attention il y a les militaires du nouveau président Joseph Estrada qui patrouillent dans le port. Il faut partir, maintenant, avant qu’on se retrouve au fond du port le corps troués de balles de kalach. Un truc énorme, donc. Eh bien ça a marché. Bizarrement, les Russes ne craignent pas la police, mais ont très peur des militaires. Et comme un enfant docile, il m’a suivi et est retourné au bateau avec ses copains. J’ai pensé que j’avais gagné un point et que je serai sûrement embauché le lendemain. Oui mais le lendemain, quand je suis revenu, le bateau avait déjà appareillé. Et là, en colère contre moi-même, je m’apprêtais à rentrer quand je croise le jeune homme de la veille. Il me remercie en anglais, il était Français, mais à l’époque, je ne parlais pas un mot de ta langue. On échange quelques mots en anglais, je lui dis que je suis cuisinier et que je cherche du travail. Voilà ma deuxième carte de chance. Il donne un coup de téléphone et me dit d’aller dans un bureau. Pour le contexte, CMA venait d’acheter CGM, et aller devenir CMA CGM, ils étaient en train de se restructurer et de grossir encore. J’ai donc passé mon premier entretien d’embauche. Avec des chaussures et un passeport en règle, cette fois ! Et je suis rentré dans la boite. J’ai même rencontré plusieurs fois le père Saadé, Jacques, qui n’avait pas peur de parler avec ses employés. Bon je n’ai pas tout suivi de près, mais il a aussi été mis en examen pour le rachat de CGM. Les autres, ils en parlaient beaucoup, moi je ne disais rien, je ne suis pas très courageux et tellement habitué aux affaires de corruption. Vous les Français, vous adorez parler politique et râler, avec les Russes, c’était le contraire, ils ne parlaient jamais de politique. Il y a sept ou huit ans, le fils, Rodolphe Saadé a pris la barre de l’entreprise. Je ne l’ai jamais rencontré, c’est vrai aussi qu’ils ont tellement d’employés maintenant. Et tellement d’argent. Ça c’est une question dont je n’ai pas la réponse, comment se fait-il que certains sont si riches et d’autres si pauvres ? En tous les cas, moi, je suis toujours là et je ne m’en plains pas. Avec les Français, tu fais très bien ton travail ou tu le fais correctement, tu es payé de la même façon. Avec les Russes, tu fais mal ton travail, on te frappe ou on te vire, tu le fais bien, on te donne un supplément mais pas de salaire fixe. Dans la cuisine, tout m’intéressait, l’hygiène, les courses, le matériel, le service, le stockage… et petit à petit j’ai eu de nouvelles responsabilités, jusqu’à devenir, superviseur alimentation. Je naviguais neuf mois et je rentrais trois mois. Un enfant par an. En 1997, Jethro, en 98, Irma, en 99 Lani et en 2000, Tala. C’est madame qui demandait, tu comprends. En 2017, Jethro est mort, il a été assassiné par la police du président Duterte, tu as entendu parler de sa fameuse guerre contre la drogue, non ?

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2 avril 2025 3 02 /04 /avril /2025 02:10

Lundi, troisième matin

Comme prévu, petit commentaire sur le premier chapitre du Travel. Cinq pages pour dire qu’après un mois, il n’est toujours pas parti, qu’il a choisi un sac de couchage plutôt qu’une tente et un âne plutôt qu’un cheval. Le sac parce qu’on passe inaperçu et qu’on n’est pas dérangé par les curieux du coin et l’âne parce qu’un cheval, c’est comme une jolie femme, « flighty, timid, delicate in eating, of tender  health » (avec l’aide de ma traduction : volage, timide, difficile pour sa nourriture et de santé fragile) ». Donc le gars, il est lent, misanthrope et misogyne. Ça fait rêver ! Quant à son casse-croûte, miam, « une jambe de mouton froid, un Beaujolais, une bouteille pour le lait, un batteur à œufs et beaucoup de pain, noir et blanc » plus « des saucisses de Bologne en conserve »… à table !  Ah ! dernière chose. Page 4, il parle de son knapsack . Traduction : havresac, sac à dos. Alors j’en profite pour signaler à Mam et Ludmilla, qu’en 2025, il ne reste que deux personnes au monde qui disent encore havresac… Sinon, sur le bateau, je ne vois rien. Mes yeux ne sont pas faits pour la mer. Je suis monté à la passerelle, toujours rien. J’ai essayé avec les jumelles, et là tu ne vois toujours rien, mais de plus près. En fait, je préfère traîner au mess ou au salon.

D’ailleurs, Brad avait rendez-vous avec Moby au salon.

– Je vais te faire visiter, normalement, je n’ai pas le droit, mais je vais le faire pour toi. Tu vas être déçu parce qu’un bateau comme ça, ça paraît énorme, en fait, si tu enlèves les endroits où tu ne peux pas aller, ça redevient tout petit.

Pendant la visite, Moby parla un peu de lui.

– Ici, mon titre, c’est superviseur alimentation. Ça a été inventé pour moi. Ça fait vingt-sept ans que je travaille pour les Saadé et trente-huit ans que je suis marin.

– Dis donc Moby, tu n’exagères pas un peu, je te donne grand max 40 ans.

– Ah ah, j’ai cinquante ans en vrai et cinquante-quatre sur mon passeport. Tu sais bien que Dieu ne nous a pas gâtés par rapport à vous dans la distribution des richesses, alors pour se rattraper, il vous a donné à vous seulement le gène des cheveux blancs et des dents qui tombent. Deuxième secret anti-âge, je suis un faux marin. Je ne mets jamais le nez dehors, mon bureau, mon royaume, c’est le mess, la cuisine, les chambres froides, les garde-mangers.

– Et pourquoi tu as deux âges ?

– Bon, assieds-toi, c’est une longue histoire. Je suis né dans le bidonville La Parola dans le quartier Tondo à Manille. Je pense que tu ne peux pas imaginer ce que c’était. Vous les Français, les Irlandais ou les Serbes, vous connaissez la pauvreté, la violence, le malheur, peut-être, mais nous n’avez pas idée de ce qu’est la misère. Je ne vous en veux pas, vous n’êtes pas responsables. C’est comme ça, l’attribution du lieu de naissance est la chose la plus injuste au monde, Paris, Dublin, Belgrade, Manille... c'est le loto. Donc, comme beaucoup d’autres à La Parola, j’étais orphelin, disons que j’avais une famille d’adoption où je pouvais aller de temps en temps. S’il leur restait un peu à manger, ils me donnaient, s’il pleuvait fort, ils se serraient. En échange, je leur donnais ce que je gagnais à la boutique de Lope où j’aidais à décharger les livraisons, cinquante ou cent pesos. Je défendais aussi les petits parce que j’étais sacrément costaud. Donc j’ai tiré une très mauvaise carte à la naissance, ensuite, j’ai tiré deux bonnes cartes qui expliquent pourquoi je suis là aujourd’hui. En 1987, j’avais douze ans, mais j’en faisais quinze. Le président-dictateur Ferdinand Marcos, criminel corrompu, est forcé à l’exil. Il part sur une île d’Hawaï que tu ne connais sans doute pas, O’ahu…

– Bien sûr que je connais, c’est de là que vient Nubecito ! Mais pourquoi tu parles toujours de Serbie ?

– Ah ? Tu me raconteras qui est Nubecito. Marcos est mort là-bas, mais depuis, il a été rapatrié et son fils Bongbong vient d’être élu président. Nous, les Philippins, on est fous ou masos ou les deux ! Alors on est en 1987, je me promène avec une bande de copains dans le port. Et là, ma vie bascule. Tu comprends que je n’avais rien. La misère, je t’ai dit. Pas de parents, je n’étais jamais allé à l’école, pas d’argent, pas de maison, rien, aucun bien, même pas de chaussures. Pas de passé, pas d’avenir. J’avais juste ma jeunesse, mes copains et mon présent. Et là, on tombe sur un capitaine russe en train d’insulter et frapper un de ses marins, c’était du sérieux, on ne comprenait pas, mais il lui a fait un signe qu’on a bien compris et qui voulait dire “si tu ne fais pas ce que je te dis, tu es mort !” Ensuite, le capitaine est remonté à bord et voilà le marin qui me voit et commence à me parler dans un mélange d’anglais et d’espagnol. – Tu, old ? quince ? – No, seize, j’ai répondu avec mes doigts et mon assurance de gamin de douze ans. – Tu ? shoes ? demanda-t-il en montrant mes pieds nus. – Yes, four shoes, toujours avec les doigts. – Tu ? cook ? – Bien sûr, je travaille souvent pour Lope et il est content de moi, il me donne toujours une pièce, je peux porter deux ballots à la fois et même… – OK, OK, OK. No understand. Tu, ask tu papa, OK ? After come, one hour. After, the boat go Nagoya Japan… Da ? – Yes. Si. Da… Là j’aurais pu lui dire oui dans toutes les langues, lui sauter au cou, j’ai juste fait un salut militaire et dit "one hour capitaine". Tu imagines la suite, Brad. On s’est organisés avec mes copains pour me trouver une paire de chaussures, un short et deux T-shirts. Voler, c’est mal, mais là il y avait urgence. J’ai fait la promesse de rembourser tout le monde. Inutile de te dire que je n’avais aucun papier d’identité. Aujourd’hui, je pense que ce ne serait plus possible, mais à l’époque ni les Russes ni les Philippins ne s’intéressaient beaucoup aux lois. Donc de douze à vingt-et-un ans, j’ai navigué avec des équipages russes. Souvent les commandants ne le savaient même pas. Je faisais tout à la cuisine et comme je ne buvais pas et je ne râlais pas, j’étais très apprécié et je retrouvais toujours un nouveau bateau. J’étais mal payé et exploité, mais comme j’étais nourri et logé, j’ai pu beaucoup économiser et à vingt-et-un ans, ou vingt-cinq en années russes, j’ai pris une première retraite. On était en 1996. Je suis retourné à La Parola. J’ai cherché ma famille adoptive, ils avaient disparu, personne n’avait de nouvelles. J’ai retrouvé Lope qui avait toujours une toute petite boutique, j’ai retrouvé sa nièce aussi Esmeralda qui n’avait que dix ans à l’époque et qui était devenue une magnifique jeune fille et je crois que je ne la laissais pas indifférente. Alors, j’ai décidé que ce serait ma nouvelle famille, qu’Esmeralda serait ma femme et Lope, mon quasi beau-père. Je suis resté deux ans. Le temps de faire mes papiers, me marier, faire un enfant, agrandir la maison de Lope et développer son commerce. Malheureusement, toutes mes économies y sont passées. J’ai alors tiré ma deuxième bonne carte. Je pense que si tu écris tout ça dans un livre, les gens diront, c’est une belle histoire, mais tout est inventé. Et pourtant… Bon désolé, je dois reprendre mon service, je te raconterai la suite demain. Et je n’ai pas oublié que tu dois me parler de Nubecito, c’est joli comme nom, petit nuage, j’aime beaucoup.

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28 mars 2025 5 28 /03 /mars /2025 03:09

Dimanche, deuxième matin

« When we are alone, we are only nearer to the absent (traduction personnelle de moi = Brad) quand on est seul, on est seulement plus près de l’absent. »

Voilà, tous les jours je commencerai par un extrait du Travel de Stevenson, une phrase qui m’a plu et que j’ai comprise. Il y a beaucoup de vocabulaire compliqué, mais (je n’ai lu attentivement que la dédicace) je comprends à peu près l’idée sans avoir besoin de la traduction. Pour être honnête, j’ai parcouru le livre vite fait et pour le moment, ça ne me passionne pas. On est loin de l’aventure de l’Île au trésor et du suspens de Docteur Jekyll et M. Hyde, les autres livres de Stevenson. Bon, si Mam l’a mis au programme de son master, c’est que ça doit être intéressant. Oui mais voilà, est-ce que ce qui est intéressant va obligatoirement m’intéresser ? C’est tout. À demain. Je vais faire un tour.

Si je pouvais parler, commenta Nubecito, je demanderais à mon tour : est-ce que ce qui t’intéresse est obligatoirement intéressant ? Sans vouloir les affliger, je vois quelque chose d’étroit chez les humains, sous prétexte qu’ils sont toujours coincés quelque part derrière leurs deux yeux, ils s’imaginent que tout est affaire de point de vue. Détache-toi de toi, petit homme, et je ne veux pas dire prends de la hauteur parce que là-haut, ce serait encore un point de vue. Je veux dire détache-toi du toi, détache-toi du moi.

Fait marquant de la journée, après le déjeuner, Brad est resté avec Moby à écouter Sam leur raconter son histoire. Sam, en résumé, c’est un geek super intelligent, mais très naïf à qui il n’arrive que des malheurs.

Il me rappelle trop le Docteur Samuel Beckett. Du coup, il faut que je raconte son histoire. Sam a fait des études très poussées dans plein de domaines, mais il est surtout devenu un crack en informatique, un as du codage. À neuf ans, il avait inventé un boitier pour pirater toutes les chaînes de télévision de ses voisins et à treize ans, il avait créé sa première appli, une sorte de réfrigérateur connecté, enfin juste le casier à bières. C’était censé lisser le stockage et rationaliser le réapprovisionnement pour éviter la pénurie. En fait, ça permettait à sa mère de connaître en temps réel la consommation de son alcoolique de mari, pour la modérer. Ça n’a pas empêché sa mort précoce, mais d’un cancer du côlon, à la mère, pas au père ; lui, il est toujours vivant, mais en prison parce qu’il frappait son fils. À 27 ans, Sam part en Corée du Sud avec son ami Oscar, un autre surdoué, mais en traitement d’images, lui. Après deux ans de petits boulots, ils mettent au point un logiciel de fabrication d’album de photos très simple d’usage. Vous envoyez des photos, papier ou fichier, du texte si vous le souhaitez, à l’occasion d’un mariage, anniversaire, voyage, enterrement (ce sera leur plus gros succès commercial) et vous recevez un magnifique objet, un vrai album avec des pages à tourner. Vous pouvez tout faire en ligne (même retoucher des portraits, par exemple grossir légèrement votre témoin de mariage ou vieillir votre belle-mère). Ils étaient persuadés que ce retour à l’album physique au pays de Samsung ferait un carton. Ils ont eu raison. Mais il faut revenir en arrière. Pour démarrer vraiment, il manquait à leur équipe un commercial. C’est là que commence la malheureuse histoire de Sam.

Lors d’une soirée, Sam et Oscar rencontrent Sunny, une Sud-Coréenne. Elle s’occupe de marketing digital dans une boite de microprocesseurs. Ils sympathisent et rapidement parlent business. Sunny écoute d’une oreille et ne paraît pas très intéressée. L’affaire en reste là au grand dam des deux Irlandais qui pensaient avoir trouvé la pièce manquante du puzzle. Sauf que trois jours plus tard, ils tombent à nouveau sur Sunny dans un karaoké, par hasard. Il semble, selon l’avocat de Sam, que ce n’était pas un hasard. Ils passent une bonne soirée, rient beaucoup, boivent un peu et décident de se revoir le lendemain pour un brunch plus tranquille au Lucky Seoul. Là, ils découvrent une autre Sunny. Très impressionnée par leur business plan, elle se dit prête à collaborer et leur faire profiter de sa connaissance du marché et de son carnet d’adresses. Quatre semaines plus tard, ils ont deux investisseurs (trouvés par Sunny) et s’installent tous les trois dans un local (trouvé par Sunny). Les six premiers mois sont difficiles sans être critiques et Sunny, à la grande surprise des deux garçons, accepte un salaire très modeste. En marge de leur association, Sam et Sunny se rapprochent pour finalement tomber très amoureux et faire des projets extra-professionnels. En clair, ils parlent de se marier. Il rencontre même sa famille qui vivait près de Dongducheon-Dong, à une heure et demie de Seoul en train. Après neuf mois à peine, l’affaire décolle. Tout accélère. Ils décident de mieux structurer l’entreprise, de changer de locaux et de démarcher à l’étranger. Les deux garçons partent trois jours à Hanoi où ils ont un contact et Sunny propose d’aller chercher des imprimeurs en Chine pour diminuer le coût de production. Oui mais voilà ! Quand Sam et Oscar rentrent de voyage, Sunny a disparu.

Après la sidération, l’angoisse, la colère, ils consultent un avocat. Une rapide enquête le conduira aux conclusions suivantes. Sunny ne s’appelle pas Sunny, n’est pas Sud-Coréenne, n’a pas de famille à Dongducheon-Dong, l’adresse indiquée est un Airbnb. Sunny est probablement Chinoise et est partie avec leur affaire. Le cas est classique. Il n’y a pratiquement aucune chance de la retrouver ; si on la retrouvait ; il n’y aurait aucun moyen de lui faire un procès ; et si par miracle, un procès avait lieu, aucune chance de le gagner. Compatissant et honnête, l’avocat leur conseilla de sauver ce qui pouvait l’être et d’en rester là.

Le plus incroyable dans l’histoire, c’est que Sam, aujourd’hui encore, pleure son amoureuse et lui invente tout un tas d’excuses, persuadé qu’elle était vraiment amoureuse. Elle serait manipulée par une famille cupide, peut-être même séquestrée par la mafia.

– Mince, c’est l’heure de la connexion et je n’ai pas préparé mon mail.

« Un premier mail collectif, chers tous, Mam, Dad, Diego, Ludmilla et Vera…

Je vais bien. On est en pleine mer, ça ne bouge pas beaucoup. On avance lentement. Franchement, il n’y a rien à voir. Je me suis fait deux bons copains, Moby et Sam. On mange très bien. Ma cabine est petite mais c’est propre et confortable. Nubecito va bien, mon Cher Journal aussi (ahahah).

Voilà, c’est tout, mais watch this space, comme disait toujours le prof de marketing à la fin du cours. »

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23 mars 2025 7 23 /03 /mars /2025 03:18

[Deuxième partie du feuilleton Le Voyage de Nubecito. Après s’être perdu sur les côtes mexicaines, le jeune cumulus hawaïen a été pris en charge par Ludmilla, la fille du pêcheur Diego, et Brad du 9-2, son ami. Ils ont pour mission de ramener le nuage chez lui ; pour cela ils vont faire un tour du monde. La première étape les a fait traverser le Mexique en compagnie de Sepúlveda, Frida Kahlo et quelques autres. À Altamira, Brad continue seul en direction du Havre, accompagné de Stevenson]

 

Du coup, cette fois, ça y est. Il est vingt heures. Je suis seul. Je voyage. Bon, ça va être une expérience. Mais quand même, je me demande ce que je vais bien pouvoir faire. Bon, soyons patient, l’inattendu ne prévient pas, dit Mam, ou quelque chose comme ça. Voilà. Et maintenant, qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter ?

Brad avait embarqué vers 18h, après l’échange des prénoms. Il s’était installé dans sa cabine, puis avait rejoint le capitaine sur la passerelle de commandement. Il y avait aussi le second, l’officier mécanicien et d’autres passagers, mais personne ne parlait. Ensuite, il était allé dîner au mess des officiers, mais il n’y avait pas d’officiers, sans doute tous retenus sur la passerelle. Ils étaient cinq passagers. Il y avait un couple d’Allemands assez âgés, un trentenaire irlandais qui voyageait après une rupture amoureuse, pour oublier ou pleurer ou les deux et une Brésilienne d’une quarantaine d’années qui ne ressemblait pas à une Brésilienne. Les Allemands ne parlaient pas anglais et encore moins français ; l’Irlandais parlait l’anglais avec un accent à couper au couteau, et le coréen parce qu’il avait passé trois ans à Séoul où il avait rencontré sa future ex ; la Brésilienne devait parler portugais mais restait silencieuse.

Moi qui ai l’habitude de vivre avec des polyglottes, ça va me changer. En fait, si je suis honnête, mon problème, ce n’est pas les langues, c’est plutôt que quand je dois parler de moi, je n’ai rien à dire. Mam, elle a une bibliothèque dans la tête, Ludmilla, il lui est arrivé tellement de trucs incroyables, Dad, il a quand même un métier passionnant et Diego, même sans parler, il rend les gens heureux, genre un film muet feel good. Moi, je n’ai jamais eu de travail, mes études m’ennuient, je n’ai pas d’amoureuse, ni d’ex, mes parents n’ont pas divorcé pour se remarier, je n’ai pas de passion, pas vraiment de rêve. Et puis, je ne peux décemment pas raconter que je raccompagne un cumulus chez lui, à Hawaï. Ou peut-être que si, je devrais raconter ça et voir les réactions. Il y aurait sans doute ceux qui me prendraient pour un comique, ceux qui me prendraient pour un cinglé et une troisième catégorie, certainement très peu de personnes, qui voudraient comprendre.

Le repas fut expédié : présentations sommaires et échanges laborieux, et pas seulement à cause des langues. Le seul plutôt aimable était Moby, le marin qui faisait le service. Il était Philippin et en plus de sa langue maternelle, il parlait bien l’anglais et l’espagnol et se débrouillait pas mal en français. Un serveur sympathique et polyglotte. Espérons que Rodolphe Saadé le paye bien.

Moby, j’aime bien. Il a dû changer son prénom lui aussi. J’aime bien Nov aussi, et Vera. Demain, je lui enverrai ça :

Vera si   tu verras   ça t’ira  /  Vera finée   Vera reté  /  Ma Ludi   ma Milla   lulila  /  Nova chica   señorita  /  Mandela   Nutella   Tequila  /  Misma chica   Vera milla  /  Frida K.   Shakira   Ornella  /  la piu bella   c’est encore toi

Moby. C’est drôle d’avoir pris le prénom du musicien américain. Peut-être qu’il est fan ou qu’il est végan comme lui. Ça va être intéressant d’en parler, moi aussi j’adore. Mes deux morceaux préférés, c’est Go, la musique de la série Twin Peaks et Natural Blues qu’on entend dans le film Juste la fin du monde. J’ai lu un truc assez dingue sur Moby. Il raconte que dans une soirée, il y avait Trump parmi les invités, c’était avant qu’il devienne président. Sa copine lui a lancé un défi, aller le toucher avec son pénis. C’était un jeu d’ado un peu débile, mais qui n’avait rien de sexuel ; Moby précise que son sexe était mou. Bon, il y est allé, il a touché le bas de la veste de Trump sans qu’il s’en aperçoive. Moby dit aussi, si je me souviens bien, qu’il avait un peu forcé sur la vodka et qu’il n’est pas sûr à 100% que ça se soit vraiment passé. En tous les cas, moi je suis sûr à 100% que je ne peux pas écrire ça dans mon journal. Ça ne ferait pas rire Ludmilla et ma mère encore moins.

Après ce premier dîner, Brad rejoignit sa cabine et s’endormit immédiatement. Le lendemain, il prit son petit-déjeuner seul. Il croisa rapidement Moby qui passait voir s’il ne manquait de rien. Il a demandé s’il pouvait avoir du Nutella. Moby a répondu, OK pour demain matin. Puis Brad retourna dans sa cabine. Il avait un bureau face à un hublot d’où il voyait… quoi ? la mer ? eh bien non, pourtant, elle devait être là, mais curieusement, il voyait une bande de nuages et le ciel. Ça doit plaire à Nubecito ce nouveau paysage. Tout à l’heure, j’irai voir la mer de la passerelle. Il s’installa au bureau et ouvrit son grand carnet. Après dix minutes de réflexion, il se dit que ce n’était pas si simple d’écrire sur commande.

J’ai vu sur une vidéo qu’on commençait toujours en s’adressant à son journal, genre « Cher journal ». Du coup, allons-y, « Cher jou… ». Non, ça ne va pas être possible, je ne peux pas parler à mon carnet. Je ne vais pas m’inventer encore un double, déjà que j’ai une ombre selon Ludmilla. « Brad, son ombre et son cher journal ». Ça commence à faire beaucoup de monde. On atteint un seuil critique, la schizophrénie guette. Hier, j’avais pensé à quelque chose d’intéressant à écrire. Évidemment, j’ai oublié. Heureusement, j’ai pris des notes sur le pont. Je vais m’en servir. Allez, je me lance. Je commence par la date, on verra ensuite.

Samedi, jour 1.

Zut, techniquement, on est le jour deux. Il ratura et écrivit jour 2. Et non, je ne peux pas commencer par le jour 2. Il ratura de nouveau pour écrire Premier matin.

C'est mon premier réveil sur le Françoise-Sagan. Quelques informations. La traversée va durer entre 15 et 20 jours. Longueur 304 mètres, largeur 40 mètres, tirant d’eau 12 mètres. 4900 milles nautiques, soit 9000 km. 6661 EVP ou équivalent 20 pieds (là, j’ai oublié de noter ce que ça veut dire). On navigue sous pavillon maltais (pas compris non plus). 18 membres d’équipage. Pour les conteneurs, c’est du dry en open top (ça doit être bien). – Quand Tesla aura racheté CGM et réduira les effectifs, la seule personne à être irremplaçable par l’IA, ce sera le cuisinier. Je cite ici le commandant. Je pense que c’était une blague, mais personne n’a ri ! Moi, conciliant, j’ai fait un petit sourire qui pouvait aussi passer pour une grimace si jamais ce n’était pas une blague.

Et voilà, déjà une demi-page, c’est bien pour mon premier jour, enfin mon premier matin. Mais quand même, c’est difficile d’écrire. Et je ne parle même pas de style ou d’idées intéressantes, juste écrire. Bon, allez, je vais faire un tour. Après, il faudra que je prépare le mail pour demain. Oui parce que la communication est rationnée. Ils attendent leur retour au Havre pour changer le routeur et tout le système Wi-Fi qui est en fin de vie, enfin c’est ce que Moby avait dit. Pendant la traversée, tous les deux jours, chaque passager aura droit à une heure de connexion Internet pour envoyer et recevoir un mail et une photo compressée. Et après, je commencerai la lecture du road trip de Stevenson. Ça va faire beaucoup, je ne sais pas si ça tiendra dans ma journée.

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18 mars 2025 2 18 /03 /mars /2025 03:35

Le séjour à Mexico avait enchanté tout le monde, mais les discussions tendres et passionnantes menées jusque tard dans la nuit les avaient épuisés aussi. Le réveil fut donc difficile et il fallut faire vite pour ne pas rater le bus.

– Es-tu vraiment sûr de vouloir partir, mon Bradovitch d’amour ? Tu peux encore renoncer, tu es si petit. Et Nubecito, es-tu certain qu’il soit toujours là ? S’il te plaît, ne coule pas mon fils unique préféré. Et ne te fais pas kidnapper par des pirates.

– Mam, merci, ça aide bien. Pour les pirates, apparemment, ils ne naviguent plus dans l’Atlantique. Allez, ma petite maman préférée, dans moins de trois semaines, je suis au Havre.

Swann et Nadja les déposèrent à la gare routière ; les séparations ne traînèrent pas. À 8h01, le bus démarrait.

Curieusement, le trajet fut assez silencieux. De ce silence doux et enveloppant qui unissait souvent les deux amis. Nubecito suivait, pensif, et silencieux lui aussi. Brad gribouillait sur son carnet. Ludmilla lisait.

Elle lisait Un amor fuera del tiempo qu’elle avait trouvé à la librairie el Péndulo près de l’Ambassade, une des trois plus belles librairies au monde selon Nadja, qui s’y connaissait.  Carmen Yáñez y retrace sa vie avec Sepúlveda, son ex-mari et mari puisqu’ils avaient divorcé et s’étaient remariés vingt ans plus tard, comme Frida Kahlo et Diego Rivera. L’amour, la littérature, la dictature et la torture sous l’immonde Pinochet, l’exil, la Patagonie, l’amitié, l’engagement politique, la poésie. Et la mort. Sepúlveda est un des premiers à être mort du covid en Espagne. Certains ont vraiment des vies hors norme, pensait-elle. Régulièrement, elle levait les yeux pour lire les panneaux sur le bord de la route, Ecatepec de Morelos, Cautlacingo, Axapusco, Acelotla de Ocampo, elle les prononçait à voix basse, Santa Ana Hueytlanpan, Xicotepec de Juárez, Tlapehualita, elle aimait ces sonorités uniques qui mélangeaient de joyeux sons espagnols et une voix plus ancienne, plus douloureuse peut-être, San Pedro Petlacotla, Papatlarillo, Nuevo Xúchitl. Envoutée par cette mélopée qui semblait interminable, elle s’endormit, la tête sur l’épaule de son compagnon.

– Tu sais que Pap’ mourra en mer, dans sa barque, dit-elle à brûle-pourpoint.

– Quoi ! Tu as fait un cauchemar ?

– Non, pas du tout. Je pensais à Sepúlveda. Sa mort ne colle pas avec sa vie, je trouve. Diego mourra dans sa barque. Je ne t’ai jamais raconté ça ? Un jour, j’avais quinze ans, c’est un peu avant votre retour, il m’a dit qu’il devait me parler. Il avait un air grave que je ne lui connaissais pas. – Je sais que tu vas te mettre en colère, mais je sais aussi qu’après tu comprendras. C’est vrai, ça s’est passé comme ça, je ne sais pas si j’ai compris, mais j’ai accepté. – Un matin, je partirai à la pêche et je ne rentrerai pas, mais ce matin, je ne te le dirai pas. Sur le coup, j’ai trouvé ça d’une violence folle, j’ai éclaté en sanglots, je l’ai insulté, je l’ai traité de monstre et pire encore. C’était la première fois que je me disputais avec lui. Je suis partie et ne lui ai pas parlé pendant deux jours. Ensuite, il a dit encore – Ce matin, je prendrai la petite photo avec moi, alors tu sauras, mais ça arrivera dans très très longtemps. Je me suis effondrée dans ses bras et j’ai eu le câlin le plus tendre jamais reçu. Et puis, on n’en a jamais plus reparlé. Après, on est allés chez Loco le photographe pour un portrait de nous deux comme on faisait de temps en temps. Pap’ m’emmenait chez Loco tous les deux ou trois ans, « quand je changeais de vie », il disait, et on faisait un nouveau portrait. On se tenait bien rigides, bien figés avec un sourire bien forcé, et bien sûr en tenue du dimanche. Et chaque fois, la dernière photo remplaçait la précédente au mur du salon, à côté de la toute première, d’un petit format, prise alors que je devais avoir sept ou huit ans. Cette petite photo n’était jamais remplacée.

– C’est beau mais en même temps, c’est vraiment morbide. Et vous y pensez tout le temps ?

– Pour Pap', je ne sais pas, mais moi, non, je n’y pense presque jamais. Au début, je surveillais toujours la petite photo et j’essayais de deviner dans le regard de Pap’ quelque chose d’anormal et puis très vite, j’ai oublié. Ce qui est sûr, c’est qu’à chaque fois qu’on se retrouve, surtout depuis que je vis à Guadalajara, c’est une explosion d’amour. J’ai toujours essayé de comprendre. Chez nous la mort est très présente. « Gran boca vacía que nada sacia, grande bouche vide que rien ne rassasie », comme dit Octavio Paz quelque part. Il faut la nourrir, la mort, en parler, jouer avec ; on doit s’en moquer ou la fêter, mais toujours lui donner une place de choix dans la vie. Pour vous, les Français ou les Américains, la mort dérange, alors vous la cachez, vous n’en parlez pas, vous faites comme si elle n’existait pas.

– Et Diego dans tout ça ?

– Oui, lui, c’est encore autre chose. Je crois que ça a à voir avec la mer. Elle lui a tellement donné que peut-être il voudrait lui rendre quelque chose. Je ne sais pas. La mer, c’est tellement plus que de l’eau salée pour lui. Tu sais, s’il parle aux vagues, ce n’est pas parce qu’il est fou ou simple d’esprit. C’est qu’il sait quelque chose que les Indiens savaient aussi et que nous avons oublié, et moi la première, c’est le lien qu’on a avec la nature. Enfin, ça paraît tellement nigaud, dit comme ça. En tous les cas, je trouve que cette mort collerait avec sa vie.

– J’avoue. Désolé pour ton dieu Sepúlveda, mais je trouve ça tellement plus fort que de mourir du Covid.

– Le pire, c’est que je sais très bien que le jour où il partira, il ne sera même pas triste. Moi, évidemment... Bon, allez, on parle d’autre chose. Tiens je viens de recevoir un texto de Karolyn. On a rendez-vous au McDo, rue Zapata, une navette nous emmènera jusqu’au bateau. Ça sera plus simple comme ça. Je n’en reviens pas que ce soit déjà le moment de partir. Dans une heure la navette arrive, dans deux heures tu seras à bord, dans trois heures tu seras en mer…

– … et dans quatre, cinq et six, treize, vingt-cinq, quarante-sept heures, je serai encore en mer.

À partir de cet instant, tout passa à une vitesse hallucinante. La gare routière, le McDo, la navette, les au revoir, les embrassades, la passerelle du Françoise-Sagan, Brad qui disparaissait…

– Qu’est-ce qui se passe… comprends pas, no entiendo ni pío, le temps est différent ici ou quoi... what the fuck ! Ça accélère de fou… es una locura… Attends… Brad… Quoi ? Déjà !

Ludmilla perdait pied, ça tapait fort dans sa tête, ça cognait dans son ventre. Sa bouche ne parvenait plus à articuler. Elle voyait Brad s’éloigner sur la passerelle et les mots se télescopaient dans son cerveau.

Dame un appel, cria-t-elle enfin.

– Brad entendit à moitié, oui, bien sûr, quand j’aurai du réseau.

– Non, hurla-t-elle, dame un nombre. Le cœur battant, les jambes tremblantes et les larmes aux yeux, Ludmilla couru vers Brad et bégaya dans un charabia curieux – il faut se donner un appel, comme Swann et Nadja, un otro apellido, nouveau, un nombre nuevo.

Brad comprit qu’il ne comprenait pas.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Mon nombre ? Tu veux mon numéro ?

– Mais non, je veux un blaze, pas ton 06, tu captes, continua-t-elle, recouvrant sa maîtrise du français un moment perdue. Nouveau nom, nouveau prénom, para complacer el destino, comme dit ta mère. Tu me fais perdre mon français, l’accusa-t-elle en le serrant dans ses bras. Fort.

– OK ! J’ai compris, un nouveau prénom pour remplacer Ludmilla. Bon, mais là, tout de suite, je n’ai pas d’idée…

– Cherche. Vite. Toi, tu seras Nov.

Brad cherchait. En vain. Maria, Louisa, Salma, Ornella… puis il lut sur la coque d’un cargo, Veracruz.

– Vera ? Ça te va ?

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12 mars 2025 3 12 /03 /mars /2025 03:17

– Je me demande combien de pays tu auras traversé. C’est bizarre, moi je ne voyage pas et je me sens vieille, toi au contraire, tu as fait le tour de la planète et je te sens si jeune, si nouveau, voilà, toujours nouveau.

No viaje  pas de voyages / Ya vieja   tu vois mon âge / Pas d’ frontières  pour el gringo / Terre entière  pour el chico. Dis, est-ce que j’ai entendu que tu te sens vieille ou j’ai mal compris, demanda Brad ?

– Je sais, j’exagère comme d’habitude. Ce que je veux dire c’est que je n’ai jamais franchi de frontières géographiques et je sais bien que celle qu’on a « là-haut » est une plaie mal cicatrisée et qui est peut-être en train de se rouvrir. Je n’ai pas ta sagesse, toi, c’est comme si tu transformais le temps en vie et moi, je transforme la mémoire en interrogations.

– Alors là, no capito nada. Tu parles en quelle langue ? Pour moi les frontières, c’est nul, c’est violent, c’est laid, mais toi, tu passes d’une culture à l’autre sans avoir besoin de visa. Exemple, tu passes de la pizza aux tacos sans problème… Pardon, c’est pas drôle ! Tu passes aussi de Shakespeare à Cervantès avec un détour par Victor Hugo. Et pour ça, total respecto !

– C’est vrai, je traverse des frontières culturelles, sociales, linguistiques. Je suis celle qui traduit. J’espère ne pas être celle qui se donne et trahit.

– N’importe quoi ! Ludmalinche est de retour, dit Brad ! Parfois, je me demande d’où tu sors tout ça. Est-ce que tu couches avec des Cortés sanguinaires ? Non. Est-ce que tu fais découvrir ton pays à des touristes souvent incultes qui pensent que tous les Mexicains portent des grands sombreros et font la sieste sous des cactus ? Oui. C’est ça que tu appelles trahir. Moi j’appelle ça instruire, partager et même offrir. Parfois, tu es une énigme pour moi.

– C’est vrai, Brad, encore une fois, c’est toi qui as raison. Nadja, tu te rappelles ce texte d’Octavio Paz sur la femme que tu nous as lu l’année dernière, Los hijos de la Malinche, « La mujer es una figura enigmática. Es el Enigma. Incita y repele. La femme est l’Énigme. Elle attire et repousse. »

– Elle attire et repousse ? C’est tout toi ça. Enfin à moitié… Attends, laisse-moi compter. Comme les Mexicains sont aussi des énigmes pour les Français, en tant que femme mexicaine, tu es une énigme au carré. Donc, si je calcule bien – mais les maths, ce n’est pas ma spécialité – une moitié d’énigme au carré, ça doit faire à peu près une énigme complète.

– Tu as raison, Brad, je complique tout et j’aime comment tu me fais comprendre les choses. En fait, je crois que je suis une énigme pour moi-même. Heureusement que je t’ai. C’est drôle, tous les gens qui nous connaissent pensent que c’est moi qui te guide et qui te régule, tout le monde dit que je te gère, toi le rêveur sans but ni règle. En fait, la vérité c’est que c’est toi qui me rassures, toujours, sur l’essentiel.

– Justement, Mademoiselle Énigma, on est en train de se perdre.

– D’accord, revenons à nos moutons ou plutôt à notre âne. À propos de traduction, j’ai un deuxième cadeau pour accompagner le Travel with a donkey, tiens, c’est sa traduction. J’ai réfléchi, le texte anglais n’est pas si simple.

– J’espère que tu m’as pris la traduction espagnole, Travelo con un ano, tenta malicieusement Brad.

– Ah ah, rigola Ludmilla. D’abord ça serait Viaje con un buro, qui ne veut pas dire « Voyage avec une plaquette de beurre » ; ensuite l’ano, c’est une partie du corps en forme d’anneau, si tu vois ce que je veux dire ; quant à travelo, je préfère ne pas commenter… Bref, je t’ai pris la traduction française, mais tu dois promettre de ne l’utiliser qu’en cas de naufrage linguistique.

– Oui, tu as bien fait, le texte anglais est difficile. Et quelle traduction as-tu choisie, demanda Nadja ?

– J’ai pris celle de Laurent Bury.

– Très bien, c’est la meilleure. La première traduction a été faite par Léon Bocquet juste après l’édition anglaise. C’est écrit dans une très belle langue, parfois un peu désuète, mais c’est un peu ampoulé et surtout très daté. Ce qui est intéressant, c’est que Léon Bocquet a vécu à une époque où les paysages décrits par Stevenson, les objets, les outils, les vêtements existaient encore et les mots pour les dire, aussi. Ce qui en fait un témoignage parfois difficilement lisible aujourd’hui, mais fidèle. On en reparlera en cours, Ludmilla.

– Si je peux donner mon avis, proposa Swann, je suis favorable aux traductions actualisées. Je ne suis pas linguiste et je n’ai pas vos compétences, mais je me pose une question. Est-ce que toutes les époques ne devraient pas « enterrer leur passé linguistique » – je mets des guillemets, il faudrait développer bien sûr – comme les hommes enterrent leurs morts à chaque génération ? Ça ne veut pas dire qu’on les oublie, on peut même leur rendre visite de temps en temps, en parler, mais on reste entre nous, entre vivants. Quant aux frontières, pour revenir en arrière, je serais moins catégorique que toi, Brad. Je crois à leurs vertus. En effet, si elles se transforment en murs ou en paperasseries administratives, là, tu as raison, elles ne valent rien. Mais je crois aussi qu’elles peuvent donner une allure, une tonalité, un style à un peuple. Le jour où la Terre ne sera habitée que par des Terriens, et non plus par des Mexicains, des Américains, des Estoniens, des Lésothiens, des Malgaches, des Ouïgours… – rien que ces mots sont beaux –, eh bien ce jour-là, nous aurons beaucoup perdu. La vie sera monotone et monocorde.

– D’accord avec toi, Dad. Et merci Ludmilla pour le cadeau. Au final, ça fait un livre de plus, je vous préviens, c’est le dernier. On arrête de charger el buro, sinon c’est Françoise Sagan qui va couler sous le poids de mes bagages !

– Mon dieu, s’exclama Nadja, c’est vrai, comme ton havresac semble lourd, tu vas te rompre le dos !

– Quoi ! Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec mon havre sac ?

Je prends de plus en plus de plaisir à les écouter. Si je n’étais pas un nuage, je crois que j’étudierais les langues, et aussi la philosophie. Elles sont intéressantes toutes ces questions, la frontière, la traduction, la femme, la communication… et j’apprécie d’entendre des avis différents pour me forger mon opinion car il faut bien avouer que ces notions sont drôlement abstraites pour nous autres, surtout celle de frontière. J’ai l’impression que je suis souvent d’accord avec Swann qui m’a l’air quand même un peu plus réaliste que les autres. Pour ce qui est du passé et des morts, là, j’ai un doute. Je ne sais toujours pas si pour nous autres nuages, il y a une vie après la pluie, mais quelque chose me fait penser que nous sommes plus anciens que les humains et surtout que chaque personne humaine. Enfin, ce n’est pas encore très clair dans ma « tête ».

Le séjour à Mexico passa très vite et vint le moment de prendre la route pour Altamira. Le bus partait du Terminal Central del Norte à 8h pour une arrivée prévue vers 16h. Ce qui laissait deux heures pour faire le petit kilomètre jusqu’au port. Et embarquer sur le Françoise-Sagan…

 

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5 mars 2025 3 05 /03 /mars /2025 21:14

– Ah ah, heureusement non, Ana ne m’a rien demandé, mais je suis sûr qu’elle connaissait par cœur des pages entières du Vieux gringo et d’autres livres de Fuentes.

Tiens, c’est la première fois que j’entends Swann se livrer un peu. C’est un point de vue intéressant. C’est curieux ces divergences chez les humains. Vous mettez le même objet, un livre, dans les mains de trois personnes différentes et il se passe trois événements différents. Je me demande s’ils voient le même monde, tous, je me demande s’ils habitent le même monde. Pourtant, ils ont l’air de se comprendre ; ils parlent, ils blaguent, il leur arrive même de s’aimer. Mais est-ce que ce n’est pas seulement, comment dire, un ajustement ? Bizarre ! Nous, les nuages, on a des formes et des tailles différentes, mais on est beaucoup plus semblables, d’ailleurs, on se mélange, se sépare, se remélange, on ne reste jamais le même nuage. C’est ce sentiment d’être une personne, une personne que l’on n’a pas. (Ouh là là, voilà que je me mets à jouer avec les italiques comme eux, maintenant !) Je ne dis pas que c’est mieux ou moins bien. Je ne sais pas. (En plus, j’ai attrapé le virus de Ludmilla, je m’interroge.) Ils ont sûrement écrit des trucs là-dessus.

– Et toi, Brad, évidemment, tu as vu le film The Old Gringo avec Jane Fonda, s’amusa Ludmilla.

– Eh non, même pas. Ni livre ni film. De toute façon, je préfère la jeune gringa de la résidence universitaire…

– Oui enfin, une fake gringa. Pour le livre de Fuentes, je ne suis pas sûre qu’il te plairait. Le vieux gringo en question, c’est le Yankee Ambrose Bierce, un écrivain qui a vraiment existé et qui serait venu à plus de soixante-dix ans rejoindre les révolutionnaires mexicains en 1913. Fuentes imagine sa fin tragique aux côtés de Pancho Villa. Mais avant, pour de vrai, Bierce a écrit un Dictionnaire du diable, je suis sûre que ça, ça t’amuserait, il y a plein de définitions ironiques ou absurdes.

– Je vois, tu penses que les choses graves et sérieuses, comme les relations compliquées entre vous et les États-Unis, ne me concernent pas.

– Brad, désolée si je t’ai vexé. En fait, ce que je veux dire, très sérieusement, c’est que tu es tellement profondément et sincèrement cosmopolite que les histoires de choc des cultures te passent au-dessus de la tête. Pas vrai ? Tu as déjà passé tellement de frontières dans ta vie que tu sais bien que ce sont des inventions humaines complètement artificielles et arbitraires et tu te moques des différences de classe et d’origine. Et j’aime ça chez toi. Tu parles au pêcheur comme au fils de l’ambassadeur.

– C’est bien décrit, Ludmilla, c’est vrai, Brad a un peu l’identité nomade dont parle Le Clézio, ajouta Swann.

– Et moi, c’est plutôt une identité éclatée, c’est ça mon problème. Je suis gringa dehors, à cause de mon géniteur, mais je n’ai rien d’américain et je suis nahua dedans par Pap’, mais je ne parle pas le Nahuatl et je connais mal les coutumes.

– Ah bon ! Je ne savais pas que Diego n’était pas ton père biologique, s’étonna Swann.

– Brad le sait, je lui ai déjà raconté. C’est encore une histoire dans mon histoire. Je n’ai pas d’identité, mais je suis un recueil d’histoires incroyables à moi toute seule. Donc, il faut remonter à ma grand-mère, Mamá Marina, qui aurait aujourd’hui un peu moins de soixante ans. Elle est morte quand j’avais trois ans. Elle a eu ma mère à dix-huit ans et ma mère m’a eue à dix-neuf. Je vous laisse calculer. Enfin, tout ça est approximatif parce que l’état civil, à l’époque, ce n’était pas encore ça. Mon géniteur – je n’aime pas dire “père biologique” parce que la paternité n’a rien de biologique pour moi – c’était un client de ma mère, un Américain probablement. Évidemment, personne ne sait qui c’est et lui-même n’a aucune idée qu’il a une fille. Je suis née à la maison. Ce jour-là, il y avait Mamá Marina qui était là parce que ma mère habitait encore chez elle, et il y avait Pap’, c’était un voisin et un copain de ma grand-mère, il était venu donner du poisson. Eh bien, comme il était là, il a aidé. Ma mère a accouché, elle s’est lavée et elle est partie pendant deux jours. C’est ma grand-mère et Diego qui se sont occupés de moi. Quand un agent de l’état civil est passé, Diego m’avait dans les bras, alors, bingo, il a eu le gros lot ! Mamá a déclaré que je m’appelais Inmaculada Concepción de Santa María de Los Angeles, que ma mère c’était Purificación y Veneración de la Virgen de Guadalupe et que mon père c’était Cuauhtémoc Tlaloc Boris, ici présent. Il y avait aussi Juan Luis, le copain policier de Pap’ qui était passé dire bonjour, il était en uniforme, ça faisait sérieux et l’agent n’a pas posé de question, pas demandé de papier, il a juste tout noté au crayon de papier sur un carnet, après avoir fait répéter quand même trois fois tous les noms. Le plus incroyable de cette histoire, c’est qu’à partir de cette seconde, Diego est devenu le meilleur papa du monde, mais à un point…. vous ne pouvez pas imaginer. Il n’avait jamais eu d’enfant, et il avait déjà les mains abîmées et calleuses, et pourtant, dès cet instant, il m’a donné les caresses les plus tendres qu’une enfant ait jamais reçues. On était le 16 septembre 2004. Six mois plus tard, Juan Luis nous apportait un acte de naissance officiel, Pap’ s'appelait officiellement Diego Tlaloc et moi, Ludmilla de Los Angeles. Pap’ était tellement fier et heureux qu’il a tout accepté, comme ça. Il brandissait l’acte de naissance comme un diplôme ou un trophée, en courant et chantant. Nouvelle vie, nouvel homme, nouvelles responsabilités, donc, nouveau prénom, ça se tenait. C’était la valse des prénoms, mais ce n’est pas quelque chose qui doit vous choquer. Ma mère n’a rien dit, de toute façon, elle ne m’appelait jamais par mon prénom, elle disait toujours, hija, et toujours en criant. Elle n’aimait pas Pap’, parce qu’elle n’aimait personne, mais elle était bien contente qu’il s’occupe de moi et qu’il nous apporte du poisson.

Malheureusement, trois ans plus tard, Mamá Marina est morte. J’ai quelques souvenirs d’elle, ses grandes robes colorées, ses yeux toujours rieurs et lumineux, ses douces rondeurs, son corps était tellement confortable. Il y a eu un ou deux jours un peu compliqués. Peut-être que ma mémoire réécrit l’histoire, mais je me souviens que tout s’est enchaîné avec une étonnante évidence. Je vois encore le regard de Pap’, triste et complètement paniqué. Moi, j’avais compris que Mamá Marina ne reviendrait jamais, la rupture avait été brutale parce que, depuis ma naissance, elle ne m’avait jamais laissée plus d’une ou deux minutes. Mais j’ai senti aussi, quand Diego m’a prise dans ses bras et m’a regardée, que j’avais trouvé le lieu le plus sûr du monde, c’était une certitude. Et je pense – c’est là où ma mémoire romantise peut-être un peu, je ne sais pas –, je pense que j’ai réussi à lui faire passer ma confiance. Mon assurance l’a rassuré. Il a fallu s’organiser un peu, parce que Pap’ s’absentait pour pêcher, alors, Juan Luis et des voisines programmaient des roulements de visites quotidiennes. J’ai découvert la solitude et ça ne me gênait pas parce que je savais, d’un savoir inébranlable, que Diego revenait, lui, qu’il revenait toujours.

– Quelle histoire incroyable, dit Swann ! Tu dis ne pas avoir d’identité bien définie, mais tu as déjà une sacrée biographie. Et c’est tellement imprévisible, tu es si équilibrée et joyeuse.

– C’est vrai, je ne comprends pas non plus. En fait, je pense que ma mère ne m’a jamais rien donné, donc rien de son caractère non plus. Pap’, c’est le contraire, chaque seconde de sa vie, il la vivait pour moi, qu’il soit avec moi ou pas. C’est mon explication. Bon, je m’arrête là, même s’il y a d’autres épisodes pas piqués des hannetons, comme vous dites.

Ce récit terrible et émouvant plongea tout le monde dans un silence durable. Au bout de quelques minutes, Ludmilla dit en riant :

– Écoutez, j’ai trouvé la définition de road dans le dictionnaire de Bierce : « A strip of land along which one may pass from where it is too tiresome to be to where it is futile to go. Une bande de terre sur laquelle on passe de là où c’est ennuyeux d’être jusque là où c’est inutile d’aller. » Bon voyage mon Brad, time to hit the road !

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1 mars 2025 6 01 /03 /mars /2025 03:39

– Allez Dad, c’est le moment d’avouer. Le prénom de Swann, c’était pas à cause de Proust, c’était à cause de Dave, hein ?

Et Brad et Nadja d’entonner en chœur et en riant la chanson de Dave, « J’irai bien refaire un tour du côté de chez Swann / Revoir mon premier amour qui me donnait rendez-vous / Sous le chêne / Et se laissait embrasser sur la joue… »

– Quelle belle harmonie, mais je crois deviner un peu de moquerie dans votre ton, non ? Ludmilla, il faut que je t’explique, Dave est un chanteur hollandais installé en France, il a longtemps été classé parmi les « chanteurs à minettes », si tel est le cas, il y a beaucoup de minettes. Il a écrit une autobiographie au titre amusant, Du Côté de chez moi. Qu’on l’aime ou pas, il faut lui reconnaître une incroyable carrière, à plus de quatre-vingts ans, il est toujours présent à la télévision. Ce n’est peut-être pas un intellectuel, mais c’est un des grands chanteurs populaires et ces gens-là constituent aussi la culture.

– Mam, un extrait de Du Côté de chez moi ?

– Non, mais…

Et elle entonna Vanina, le tube de Dave, vite rejointe par Brad :

– « Loin de toi je me demande / Pourquoi ma vie ressemble / À une terre brûlée / Mais quand l'amour prend ses distances / Un seul être vous manque / Et tout est dépeuplé / Vanina rappelle-toi / Que je ne suis rien sans toi… ». Tu vois que je connais mes classiques.

– Merci, pour cette madeleine musicale, continua Swann. À la maison, dans les années 70, on ne lisait pas du Maïakovski et on n’écoutait pas du Chostakovitch, c’était Guy des Cars et Dave. Je viens de ce qu’on appelle les classes moyennes. Mon père était comptable et ma mère secrétaire, mais ces métiers étaient alimentaires, leur tâche unique, leur mission impérieuse a toujours été de donner la meilleure éducation à leur fils unique, aidés en cela par deux oncles célibataires et un peu désœuvrés. Sans trop savoir comment s’y prendre, ils ont essayé de me donner une culture qu’ils n’avaient pas. Je pense qu’ils ont réussi, mais je ne renie pas pour autant Dave.

– Je ne connaissais pas cet épisode, s’étonna Ludmilla. Et comment tu en es venu à lire Proust alors ?

– Oui, Proust, j’y viens. J’étais plutôt bon élève et en troisième, je me suis fait repérer par ma professeure de français. Dans mes rédactions j’essayais toujours de faire des phrases très longues et d’utiliser des mots rares. Dans le style, c’était le côté performance qui m’intéressait. À la fin de l’année, ma professeure m’a donné un livre en me disant, « lisez cela, vous verrez que l’on peut écrire des phrases longues qui soient très belles aussi ». C’était Albertine disparue, l’avant-dernier tome de La Recherche. Chérie, tu te souviens du début, quand le narrateur apprend qu’Albertine l’a quitté ?

– Ah oui, comment est-ce déjà ? « Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! » Flute, je n’ai pas la suite. Ludmilla, tu ne nous trouverais pas ça sur Internet…

Agitant ses deux pouces avec une dextérité folle, elle s’exécuta en quelques secondes. Elle lut la suite.

– « Il y a un instant, en train de m’analyser, j’avais cru que cette séparation sans s’être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu’elle me privait de réaliser, je m’étais trouvé subtil, j’avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l’aimais plus. Mais ces mots : “Mademoiselle Albertine est partie’’ venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. »

– Merci Ludmilla. Quant à ma professeure, elle avait un certain génie pédagogique, car évidemment, j’ai voulu lire le reste de l’œuvre. Voilà donc pour ma rencontre avec Proust. Mais j’ai vite compris que ce n’était pas les histoires qui me passionnaient. Disons que je rencontrais l’autre, l’autre absolu. Tout ce que je n’étais pas, tout ce que je n’avais pas, tout ce que je ne ressentais pas. Une autre langue, une autre psychologie, un autre décor, d’autres sentiments.

– Un autre monde en quelque sorte ?

– Alors justement, oui et non. C’est là où mon approche s’écarte de celle de Nadja. À la maison, on exprimait peu ses sentiments et la Recherche m’a tout de suite paru très exotique à cet égard. Des bourgeois et des aristocrates, oisifs et lettrés, qui exprimaient jalousie, passion, haine, calcul, amour, perversion et le narrateur qui analysait tout cela… Je découvrais une Terra incognita. Mais Swann ou le baron de Charlus ou Robert de Saint-Loup étaient et restent des personnages, je veux dire des êtres de fiction, ils expriment des phrases écrites par Proust et je ne m’identifie jamais à eux. Donc, ce n’est pas un autre monde, parce que ce n’est pas un monde.

– Heureusement, interrompit Brad, parce que le narrateur est un brillant concurrent de Swann dans la catégorie des goujats. Je comparais la médiocrité de ce qu’elle me donnait à la richesse de ce dont elle me privait… Excusez-moi, mais quel gros nul.

– Voilà, toi, tu rentres dans l’histoire, Brad. Moi, je n’éprouve aucun sentiment pour les personnages, je ne les admire pas, je ne les condamne pas, je ne les juge pas, ce sont des personnages, des êtres d’encre et de papier. À l’époque, j’aimais leurs discours, enfin j’aimais l’écriture de Proust, mais à aucun moment le cadre de la fiction ne disparaissait. Aujourd’hui encore, quand je lis, je vois toujours la page sous la phrase et le livre dans mes mains. Comme au théâtre, je vois toujours le fauteuil devant moi, la scène et les rideaux sur le côté. Je ne me laisse jamais embarquer dans une histoire. En plus, je pense que « je lisais utile » à l’époque. Présenter Normale Sup’ sans connaître Proust n’était pas une option. Bon, à l’inverse, la connaissance de Proust n’était pas l’assurance d’avoir sa place à Ulm. J’ai raté deux fois le concours.

– … ce qui t’a permis de faire Science Po’ et un master de production culturelle et de devenir l’un des meilleurs Conseillers culturels que je connaisse… et j’en connais au moins trois !

– Ah, ah, quel honneur ! Tu as sans doute raison. Peut-être aussi que c’est un manque de sensibilité artistique, je suis plus à l’aise et plus efficace dans un monde de personnes réelles. Et puis les salons bourgeois français du début du XXe siècle m’ont paru un peu étouffants. J’ai délaissé Proust. Ensuite, sur les conseils de ton frère Andrzej, je me suis intéressé au continent sud-américain. D’ailleurs, mon plus grand fait d’armes reste quand même d’avoir fait découvrir à Ana le grand auteur mexicain Carlos Fuentes en lui offrant Le Vieux gringo. Évidemment, un an plus tard, elle avait lu tout Fuentes.

– D’ailleurs, laisse-moi deviner, taquina Brad, elle t’a demandé : – Dites-moi Swann, quel est votre livre préféré de Fuentes ? Et quel est votre passage préféré ?

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24 février 2025 1 24 /02 /février /2025 03:00

– Swann, Darling, tu as été parfait. Donc, cette première rencontre, que je vous raconte. J’amène Swann à la maison pour le présenter. Nous étions en khâgne à Paris, c’était en septembre 1980. Il parle un peu de Lyon, de ses parents, il explique ce qu’il étudie, ce qu’il lit, ce qu’il aime. Alors Maman lui demande : – Et quel est votre auteur français préféré ? Il répond Proust et ajoute (le pauvre, c’était un peu maladroit, mais c’était sans arrogance) : – Vous l’avez peut-être déjà lu ? Sans répondre, Maman continue la conversation : – Et quel est votre livre préféré ? – Un Amour de Swann – Et votre passage préféré ? – Je crois que j’aime chaque chapitre, chaque page, chaque phrase. Bon là, tu as un peu voulu faire le malin, ce n’était pas la bonne réponse. Sans mauvaise intention, Maman repose sa question (Cariño, je te voyais te décomposer) : – Votre passage préféré ?

– C’est vrai, je n’en menais pas large et… tu as volé à mon secours et commis ce petit mensonge en disant : – mais tu sais bien, tu me parles toujours de la première rencontre de Monsieur Swann avec Odette de Crécy, quand il dit qu’elle est d’un genre de beauté qui le laisse indifférent ; tu aimes tant ce passage.

– Merci de ton honnêteté et de ta reconnaissance, mon Swann. En effet, ça s’est passé comme ça. La suite, c’est tout Maman ! Elle s’est levée, a fermé les yeux et a commencé à réciter avec ce ton monocorde qu’elle prenait toujours dans ces moments et qui était à l’opposé de sa voix si douce et chantante…

L’imitant, Swann et Nadja se levèrent et d’une voix grave déclamèrent ensemble :

« Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois

– Zut, j’ai oublié la suite.

Nadja continua seule.

– … qui lui avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. »

– Bravo, Mam ! Et tout ça, c’est une seule phrase ? Le gars Marcel, quand il a lu son manuel de ponctuation, il a sauté le chapitre sur le point.

– Certes, les phrases peuvent être un peu longues. Je m’arrête là, dit Nadja... poursuivant, comme emportée par un appel irrésistible, « Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. » Et Maman a continué comme ça pendant quinze minutes, vingt peut-être. Nous, nous étions habitués, mais pas Swann, et je voyais toutes les émotions traverser son visage, mon pauvre Swannito. L’admiration, l’étonnement, puis la stupéfaction, le trouble et finalement l’épouvante. Je crois même me souvenir que tu as regardé les pieds de Maman pour vérifier qu’elle n’entrait pas en lévitation.

– Chérie, non, là tu exagères. Mais c’est vrai que cette première rencontre avec Ana a été une sacrée expérience.

– Allez, peut-être que ma mémoire me trompe, concéda Nadja. Toujours est-il que Maman a fini par dire, bon, je ne vais pas vous imposer la suite, jeune homme. Puis, elle a quand même continué, reprenant de sa voix d’outre-tombe : « avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu’il n'était plus malheureux et qui baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en lui-même : “Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre !” » C’est comme ça que se termine le livre.

– La grande classe, commenta Brad ! Je parle de Monsieur Swann, quel goujat ! Et bizarrement, il a quand même fini par épouser Odette, si je me souviens bien !

– Hein ! Mais tu as lu le livre, s’étonna Ludmilla ?

– Non, j’ai vu le film avec Ornella Muti, rigola Brad.

– Toujours est-il que l’embarras de Swann a beaucoup amusé Papa qui l’a ensuite pris sous son aile.

– Ce qui est curieux, c’est que depuis, je me suis détourné de Proust. En fait, je pense que je n’ai pas du tout le même rapport aux livres et à la littérature que vous.

– Vas-y, raconte un peu, ça m’intéresse, demanda Ludmilla.

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19 février 2025 3 19 /02 /février /2025 03:23

– J’ai trouvé, annonça Ludmilla, devenue spécialiste en citations apocryphes. « Morre lentamente quem não viaja, il meurt lentement celui qui ne voyage pas ». Il s’agit du poème A morte devagar, la mort lente, écrit par la poète brésilienne Martha Medeiros en 2000, soit 27 ans après la mort de Pablo Neruda. L’histoire ne dit pas qui l’a traduit du portugais à l’espagnol, qui l’a attribué à Neruda et qui l’a répété à l’infini sur le net.

– OK. J’arrête avec les citations. Mais comment tu fais, Mam, pour savoir si c’est du vrai ou du faux ? Une citation, c’est pas comme un sac Vuitton, si ?

– Un peu, si. J’aurais envie de te dire que tout grand artiste est pleinement et entièrement dans chaque fragment de son œuvre, mais un peu d’analyse aide aussi. L’anaphore « Muere lentamente » est belle et puissante, elle pourrait être nérudienne, mais comme un do#-mi pourrait être schubertien, il faut lire la suite. Le poème fait exactement ce qu’il dit de ne pas faire : il dénonce, comme tout le monde, l’esclavage de l’habitude, il répète, comme un coach en développement personnel – perdão Martha que não conheço ! – qu’il faut s’aimer et finalement, en disant qu’il meurt lentement celui qui ne prend pas de risques… eh bien, il ne prend aucun risque. Déclare plutôt ta flamme à l’habitude, mon rappeur préféré, là tu as des chances d’être original, voire poétique. Quant aux citations, fais ton bouquet toi-même, va chercher tes fleurs là où elles poussent, dans les livres, pas sur Internet, là où des cueilleurs maladroits ou malhonnêtes assemblent des bouts de végétaux sans racines.

– Je crois que je vois ce que tu veux dire. C’est vrai que j’en passe du temps sur le Net. Au moins, pendant trois semaines, il va falloir que je fasse sans. Sur le bateau, ils ont des problèmes de connexion.

– Au fait, quelles sont les dernières nouvelles concernant cette transat, demanda Swann ?

– Tout est calé grâce à Ludmilla et Karolyn.

– Karolyn a tout organisé. Donc départ d’Altamira vendredi à 18 heures. À bord du… ? Vous ne devinerez jamais. À bord du Françoise-Sagan. Incroyable, non ? Je ne sais pas quel patron de la CMA CGM était fan de littérature. On se trompe parfois sur les marins et les marchands.

– « Adieu tristesse / Bonjour tristesse / Tu es inscrite dans les lignes du plafond / Tu es inscrite dans les yeux que j’aime / Tu n’es pas tout à fait la misère / Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent / Par un sourire / Bonjour tristesse / Amour des corps aimables / Puissance de l’amour / Dont l’amabilité surgit / Comme un monstre sans corps / Tête désappointée / Tristesse beau visage »

– Merci Mam pour la minute poésie. C’est du Sagan ?

– Non, c’est le poème de Paul Éluard qui a inspiré Françoise Sagan. Enfin, pour le titre de son premier roman, parce que pour le reste, ils ont peu en commun. Mais c’est vrai, je serais curieuse de savoir qui a choisi de donner à un monstre des mers, lent, lourd et rentable, le nom de ce petit bout de femme qui aimait aller vite et dépenser sans compter.

– Décidément, je suis cerné par la littérature. Ce porte-conteneur est peut-être une bibliothèque clandestine.

– Ah ah, j’en doute, s’amusa Nadja. Mais tu verras que les mots ne cernent pas, ils portent et emportent au contraire, ils ouvrent et dessinent un monde. Certains disent qu’ils nous masquent la réalité, je ne crois pas. Peut-être même que les mots ne sont pas que des mots. En effet, ils sont partout, on ne peut exprimer la moindre émotion sans eux ; ils ne nous cernent pas, ils ne nous enferment pas, ils sont notre sol et notre horizon.

– Sauf quand on rêve. Quand je m’allonge sur le sable, à l’ombre de la barque de Diego, je n’ai pas de mots dans la tête. J’entends le bruit de la mer et je sens le souffle du vent, il y a un grand silence dans ma tête, je suis vide de mots.

– Je ne crois pas que tu entendes un bruit mais plutôt le son des vagues qui déferlent, le roulement des petits galets ballottés par la marée, la brise qui fait sonner le cordage sur la coque, etc. Tu entends des microhistoires que tu te racontes avec des mots.

Bon, c’est brillant, comme d’habitude avec Nadja, mais je suis plutôt d’accord avec Brad. Je crois au silence sans mots. Je crois aux émotions pures. Je crois aux rencontres muettes. Je crois aux regards qui disent beaucoup sans rien dire. Par exemple, quand on se laissait porter par les courants avec Ola, avant d’arriver au Mexique. On ne parlait pas, on était seulement, seulement une vague, seulement un nuage, des émotions pures. J’ai l’impression que les humains ne savent pas être seulement, il faut toujours qu’ils rajoutent des mots partout. En même temps, en disant ça, j’en utilise des mots…

– Je dois dire aussi que je n’ai pas de racines géographiques ni même culturelles, ou plutôt, c’est un réseau multiple et inextricable. J’habite les langues depuis toujours. À la maison, tous les jours, chacun à son tour, et depuis très jeune, on récitait quelques vers ou quelques lignes appris par cœur. C’était comme ça à Cracovie où je suis née, puis à Saint-Pétersbourg, ça a été comme ça à Londres où nous nous sommes installés en 1971, j’avais dix ans, puis à Paris en 1975, où j’ai rencontré Swann, à Henri IV. Mon grand frère Andrzej était très attaché à sa slavité, il disait du Maïakovski ou du Milosz. C’est drôle, il a épousé une Espagnole et après son divorce, il est parti vivre aux Canaries où il est skipper sur des voiliers de luxe. Ma petite sœur Daria, dès ses deux ou trois ans, récitait des comptines russes apprises à l’école. Moi, j’étais déjà sous le charme de la culture française et je pouvais citer – en français bien sûr – aussi bien Racine ou Ronsard que Desnos ; en arrivant à Paris, j’ai d'ailleurs découvert qu’on ne parlait pas comme dans les livres. Mon père était le seul à avoir recours à un carnet. Il nous a fait découvrir l’Amérique, il lisait des extraits de Conrad, Melville ou Dos Passos. Parfois Daria ne comprenait pas, alors je traduisais à voix basse, sans interrompre Papa. Et puis il y avait ma mère, Ana. Elle était hypermnésique et comme elle a eu très tôt des problèmes de santé, elle restait à la maison et lisait, lisait, lisait… Elle retenait tout. Je ne t’ai jamais raconté, Ludmilla, la première rencontre de Swann avec elle.

– Ça y est, ça va être ma fête.

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13 février 2025 4 13 /02 /février /2025 03:48

– Donc, long story short, le circuit Frida, j’ai adoré, j’ai détesté. Je ne sais pas. Je m’interroge.

– Oui alors il faut savoir que Ludmilla est entrée dans le temps de l’interrogation et n’en sort plus, expliqua Brad.

Claro, c’est magnifique et tellement émouvant. Par exemple, voir les vêtements qu’elle porte sur ses autoportraits, voir ses plâtres et ses corsets qu’elle avait décorés. La Casa Azul est vraiment bien aménagée et n’a rien d’un musée froid et savant. Bien sûr il y a des cheminements obligés, mais on sent qu’on est dans une maison qui a été habitée ; quelquefois c’est presque troublant, on sent un peu comme des présences, c’est tellement chaleureux et généreux. Sans parler de son fauteuil roulant ou de l’urne de ses cendres posée sur son bureau. Malheureusement, on ne peut pas rêver longtemps à cause de ce flux ininterrompu de touristes – dont je viens augmenter le nombre, d’ailleurs. Si vous restez trop longtemps immobile, ce qui est en soi déjà un exploit, on vous fait des remarques. Je sais bien ce qu’on va me dire, toi la fille d’un indien qui défends les sans voix, les exclus, les dominés, tu voudrais une culture réservée à l’élite avec coupe-file pour les VIP. Non. Bien sûr que non. Enfin, c’est compliqué, je ne sais p…

– … tu t’interroges, quoi.

– C’est vrai, entre le surtourisme et la Fridamania, je ne sais pas comment la Casa Azul tient encore debout, remarqua Swann. À propos de Fridamania, j’ai vu dans une pharmacie à Orly une brosse à dents Frida Kahlo. C’est Pierre Fabre qui commercialise ça. Après la poupée Barbie, le vernis à ongle, les serviettes hygiéniques, les vêtements Shein, rien n’arrête la Frida Kahlo Corporation.

– Ce qui m’indigne le plus, s’énerva Ludmilla, c’est la justification récurrente pour se donner bonne conscience en plus de se remplir les poches : « pour que toutes les petites filles, même les plus modestes, puissent s’identifier à un modèle de courage et de réussite. » Genre, brosse-toi les dents avec une Frida et tes rêves se réaliseront ! Quelle est cette magie noire et perverse qui a transformé la femme la plus originale, la moins conformiste, la plus contestée en un argument de vente efficace qu’on retrouve sur les mugs, les T-shirts ou les magnets ?

Ludmilla se calma, se perdit dans on ne sait quelle terre lointaine, puis revint avec gravité : 

– Est-ce qu’on arrive trop tard ?

– Est-ce que Sepulveda nous enverrait aujourd’hui ses Dernières nouvelles de la Terre. Il y a plus de trente ans déjà, dans ses magnifiques Últimas noticias del Sur, il disait faire « l’inventaire des pertes », dans ses histoires on sentait « le souffle de ce qui se perd inexorablement, el hálito de lo inexorablemente perdido ». Quant à Le Clézio, je l’écouterai parler du Mexique avec intérêt, il était déjà si critique et si pessimiste il y a quarante ans.

– OK boomers, interrompit Brad, alors on fait quoi ? On s’installe sur une mule et on regarde le TGV passer ?

– C’est vrai, tu as raison en un sens. Je réfléchis. Jack ne pense qu’à une chose, me laisser l’agence en gérance et marcher plein sud, le plus loin possible, Patagonie, Terre de Feu, Ushuaïa, parce qu’« ici, c’est fini », comme il dit. Mais moi, j’ai vingt ans, je n’ai pas le luxe du pessimisme. Même si je comprends les Jack, les Sepulveda et les Le Clézio, la nostalgie n’est pas une option pour moi. Je ne vais pas passer soixante ans de ma vie à regretter un monde que je n’ai pas connu en faisant el inventario de pérdidas même si je me reconnais si peu dans celui que j’habite. Je ne sais pas, je m’interroge… Ayuda papá !

– Ayuda   me pregunto / Donde ‘stá   l’Eldorado / Ushuaïa  Terre del Fuego / Tout en bas   Sur del mundo / Et mierda   y’a pas d’réseau / Ni pizza   ni big-orneau / perdida sans son Diego / la gringa de Mexico / qui ama Sepulve-do / pij-ama  Valparaiso.

– J’adore, merci de me faire rire, Brad. Désolé Luis. Au fait, qu’est-ce que c’est les big hornos, demanda Ludmilla ?

– Non, bi-gorneaux. Ce sont les bigaros, très agaçant à manger, précisa Nadja. Poeta  mío tesoro / bla bla bla   encore bravo / pour ta ma-   magie des mots. Aïe, j’ai encore de gros progrès à faire. Vraiment tu es doué. C’est plus difficile qu’il n’y paraît.

Puis elle poursuivit, perdida à sa façon : 

« Amo, Valparaíso, cuanto encierras, y cuanto irradias, novia del océano, hasta más lejos que tu nimbo sordo... »

Ludmilla traduisait en simultané.

– « J’aime, Valparaiso, combien tu enfermes et combien tu irradies, fiancée de l’océan, plus loin encore que ton nimbe sourd… »

– « Amo la luz violeta con que acudes al marinero en la noche del mar… »

– « J’aime la lumière violette avec laquelle tu vas vers le marin dans la nuit de la mer… ». C’est Neruda, non ?

– Oui, c’est dans le Chant général.

– Mam, je ne sais pas comment tu fais pour retenir ces centaines de phrases ?

– Et moi je ne sais pas comment tu fais pour improviser tes petites convulsions poétiques ?

– Tiens, à propos de Neruda, j’ai trouvé un passage à écrire sur mon carnet. Je te le lis directement en espagnol.

« Muere lentamente quien se transforma en esclavo del hábito. Muere lentamente quien no viaja, quien no lee, quien no oye música, quien no encuentra gracia en sí mismo. »

Nadja fronça les sourcils.

– Trouvé sur Internet, je parie. Et je parie aussi que ce n’est pas de Neruda. Tu pourrais vérifier Ludmilla s’il te plait.

Non mais là ils m’épuisent avec leurs entassements de mots. Que les humains sont bavards ! Heureusement, dans deux jours je vais retrouver le chant silencieux des houles vagabondes, moi le fiancé de l’océan… Oh, voilà que je me mets à parler comme eux, remarqua Nubecito avec un mélange de fierté et d’inquiétude.

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7 février 2025 5 07 /02 /février /2025 07:59

– Bonsoir, les enfants. Désolé pour le retard, j’étais retenu par Le Clézio, excusez du peu. On essaie de le faire venir pour parler de son dernier livre Identité nomade, ce sera plus probablement une visio-conférence ; pour compenser, il pense écrire quelque chose sur le Mexique, trente-cinq ans après son Rêve mexicain. Tiens, j’ai noté ça pour votre thème, « je ne voyage pas pour écrire ce que j’écris, mais j’écris pour pouvoir voyager. ». On en reparlera. Bon, tout le monde est prêt ? Très bien pour les tenues. On a réservé une table à 21h, c’est l’heure. Vous nous raconterez en détail votre journée Kahlo. Ludmilla ?

– C’était magnifique, frustrant, émouvant, turbador, épuisant, inspiring

– … et healthy, délicieux, économique, compléta Brad. Je parle des torsadas au poulpe du marché de Coyoacán. C’était brutal ! Enfin une tuerie, quoi.

– D’accord. On va vite voir si le chef Ricardo est lui aussi brutal.

Tengo hambre de tu boca, de tu voz, de tu pelo. Estoy hambriento de tu risa resbalada, quiero comer tu piel como una intacta almendra. Quiero comer la sombra fugaz de tus pestañas…, Pablo Neruda.

– Merci pour ta participation, Mam. Je résume et traduis : Pablo a les crocs.

– Oui mais la poésie préfère les détours. C’est un des nombreux poèmes d’amour que Neruda a composé pour Matilde. « Je veux manger l’ombre fugace de tes cils ».

– Mouais… J’aime bien les mots moi aussi, mais je préfère quand je comprends quelque chose. Je sais bien qu’un poème ce n’est pas un mode d’emploi, mais quand même, j’aime bien comprendre.  Tiens par exemple, écoutez, j’ai noté ça sur mon nouveau carnet. « Voyager, c’est quitter la maison ; c’est laisser ses amis ; c’est essayer de voler. Voyager, c’est s’habiller comme un taré, c’est dire je m’en fous, c’est vouloir rentrer. » Alors ? C’est de Gabriel Garcia Marquez.

– Tu es sûr de toi, mon chéri ? J’aimerais bien avoir le texte en espagnol. Tu pourrais faire la recherche Ludmilla, s’il te plait.

– Voilà, on arrive, dit Swann. Place aux plaisirs des sens et aux nourritures du corps sans vouloir offenser vos esprits insatiables.

Swann choisit le menu dégustation et picora, en plus, dans toutes les assiettes. Brad opta pour les camarons a la talla au beurre de maïs grillé. Ludmilla, tout en faisant une recherche sur son téléphone et en racontant sa journée, se régala avec un filet de bœuf sauce avocat. Nadja, faisant flèche de tout bois, se lança dans une lecture trilingue de la carte qui semblait beaucoup l’amuser : « breaded fromage frit dans une sauce de frijoles negros, purée de cilantro et laminas de papa en mode street food ; thon aleta amarilla al pastor avec son grilled pineapple, ses oignons al vino tinto and a salad de coriandre ; pour les desserts, churros and rompope custard, le traditionnel lime pie avec tequila et meringue asada, le pastel de queso au piment poblano et à l’ice cream de vainilla a la veracruzana, arroz con leche aux trois textures with cinnamon… ».

– Bienvenue à bord, la cuisinière s’amuse !

– J’ai trouvé, interrompit Ludmilla ! El que busca, encuentra, comme dit Marcos. Alors, ton poème Viajar a bien été écrit par Gabriel García Márquez. Brad, primer juego. En espagnol, ça donne Viajar es marcharse de casa, es dejar a los amigos, es intentar de volar… Viajar es vestirse de loco, es decir ‘no me importa’, es querer regresar, etc.

– Ça alors ! Je n’ai jamais lu ce poème nulle part. Il a dû l’écrire à dix ans. Ça lui ressemble tellement peu. Tu as l’année de publication. De mémoire Gabo est né en 1927.

– Attends ! Poème écrit par Gabriel García Márquez, journaliste et écrivain… Mexicain toujours vivant. Homonyme du Márquez Colombien – Juego, set y partido para Nadja. Il a fini par signer Gabriel Gamar, parce que ça l’agaçait qu’on le confonde avec le prix Nobel !

– Ah ah, my bad ! Normal, moi aussi ça m’agacerait qu’on me prenne pour Brad Pitt alors que ma référence c’est Ray Bradbury. J’ai adoré Fahrenheit 451

– Ah bon ! Tu as lu ça, toi, s’étonnèrent ensemble Swann et Ludmilla !

– … enfin, pas le livre, j’ai adoré le film que j’ai vu au moins cinq fois.

– Oui, l’histoire du pompier qui brûle les livres et dénoncent les lecteurs parce que lire est un acte antisocial, lire fait réfléchir donc nuit au bonheur. Décidément, j’ai l’impression que tout nous ramène toujours au livre.

– La vie des livres / Est vide et vile / Rire du devil / Viré des villes / Ridé vrillé / Délit de vie / Des vies débiles / Nada nihil / Brad qui délire / Guadalquivir / Dad qui dérive / Mam qui délivre / Y última / La Ludmilla / Que no rima.

– Bravo mon Pablito ! J’aime beaucoup ta prosodie syncopée et ta façon de décaler les accents toniques.

– Tu veux dire mon flow…

– Ah mais il peut en sortir un par jour, comme ça. Le plus incroyable, c’est qu’il improvise. C’est vraiment dommage de ne pas les noter.

Oui enfin, ce n’est pas non plus une perte inestimable, nota Nubecito, on n’est pas encore sur du García Márquez… C’est vrai qu’on en revient toujours au livre. Mais eux, ils ne se contentent pas de lire, en plus ils parlent des livres qu’ils lisent. Décidément, je n’aurais pas pu être un humain. Ni voulu. Ni aimé surtout. Ce que j’aime dans le fait d’être nuage, c’est le lent changement permanent qui fait qu’on est toujours autre chose. On ne reste jamais en place et on ne reste jamais ce qu’on est. On change, on se transforme, on se mélange, on disparaît, réapparaît… En fait on n’est pas. Il nous faudrait un autre verbe... Je ne sais pas s’ils ont écrit des livres là-dessus. Eux, je les vois bien, derrière des visages qui changent, ils essaient toujours de rester les mêmes, identiques.

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2 février 2025 7 02 /02 /février /2025 03:25

Après une soirée tendre et joyeuse où alternèrent lectures en langues étrangères, antojitos délicieusement mexicains, rires chaleureux et paletas rafraichissantes, la jolie troupe s’accorda une bonne nuit réparatrice.

Le lendemain, Brad et Ludmilla retrouvèrent Karolyn Broad à l’agence Voyage voyage. Il fut d’abord question de la traversée en porte-conteneur. Le voyage initialement prévu, Veracruz-Anvers-Hambourg n’était plus possible, le bateau était parti avec 48 heures d’avance à cause de la météo et il n’y avait aucune place avant six mois. Chaque cargo n’embarquait qu’une petite dizaine de passagers et ces voyages devenaient très prisés. Une réservation avait été faite sur un cargo reliant Altamira au Havre.

– Ce n’est pas donné, expliqua Karolyn. Ça prend au maximum trois semaines si la mer est mauvaise. Tu auras une cabine avec toilettes. C’est 1300 dollars, mais tu as droit à 160 kilos de bagage. Bon, c’est une autre façon de voyager, il faut aimer. On mange très bien. C’est parfait si tu veux disparaître un temps ou soigner un chagrin d’amour, mais trop court pour apprendre la physique quantique. Ce n’est pas pour moi, mais je respecte. Voilà les documents à remplir. Le bateau quitte Altamira vendredi, tu dois embarquer à 18 heures dernier délai. Inutile de préciser qu’on ne t’attendra pas. Une chose très importante, tu devras respecter scrupuleusement les espaces autorisés et les espaces interdits et ne jamais déranger les membres d’équipage. Tu prendras tes repas avec les officiers. Pas d’alcool. On ne peut fumer que sur le pont. Toujours éteindre son mégot dans les cendriers. Il y a une salle avec un vidéoprojecteur. La connexion internet, normalement c’est trois heures par jour et c’est payant, mais ils ont un problème de connexion. Il n’y a pas de médecin, mais il y a une bonne pharmacie et il y a moyen de faire son jogging quand la mer est calme.

– Chouette, ça donne vraiment envie. I can’t wait, comme vous dites, mais shoot alors pour la physique !

– C’est parfait Karolyn, remercia Ludmilla. On sera à l’heure.

Si, si gracias, c’est vraiment cool, we will send back the elevator to you, risqua Brad, parvenant enfin à dérider Karolyn.

– Ah ah, pas trop fort l’ascenseur, ça peut faire mal, et à la place de la physique quantique tu pourras apprendre une quatrième langue puisque tu es déjà trilingue, Bradstein. Ludmilla, je te dois bien ça, tu m’envoies tellement de touristes. Bon, deuxième dossier. La ruta artística de Kahlo y Rivera. Tu connais Jack, il veut de l’insolite-cool, mais toutes les agences sont sur le coup et la Maison Bleue est le lieu le plus visité de Mexico, 300000 smartphones par an dans 1000m². Soyez à l’entrée à 9h30 et demandez Frigo – je vous promets, c’est son nom. J’ai imaginé un nouveau circuit, à faire en van s’il pleut, sinon en trottinette électrique. Je voudrais que tu le testes. Casa Azul, musée Diego à Anahuacalli, le musée-maison-atelier Diego et Frida dans le quartier de San Angel. Pause déjeuner à la Cazul, petit restaurant tenu par Guadalupe dans le quartier Coyoacán, dont la grand-tante aurait été cuisinière à la Casa Azul (je n’ai pas vérifié l’information), c’est un plat par jour, aujourd’hui : chiles en nogada, piments farcis, la recette se trouve au musée, c’était le plat préféré de Frida (information vérifiée), mais elle sert des frites, si on demande. L’après-midi, le très beau musée Dolores Olmedo avec goûter à la pâtisserie Esperanza La Noria qui fait un délicieux cheese-cake aux figues de Barbarie, le dessert préféré de Frida, mais on y trouve aussi des donuts, si on demande. Entre chaque visite – Jack y tient –, tu passes par des lugares secretos para viajeros inconformistas, sous-entendu des lieux secrets inconnus des autres agences, celles qui accueillent les voyageurs conformistes, enfin tu vois. Pour les fresques de Diego Rivera, il resterait le Palacio Nacional et le Palacio de Bellas Artes à côté du McDonald’s, mais on risque l’overdose. Tu me donneras ton avis. Pour ne rien te cacher, Ludmilla, je n’ai plus la foi. Tu comprends, notre petite agence voulait faire découvrir un autre Mexique à des routards alternatifs, mais on s’est fait rattraper par le surtourisme et on va faire du bullshit trip comme les autres, traduis ça comme tu veux.

– Décidément, tu sais vendre toi, tu donnes vraiment envie. Par hasard, il y a des choses que je devrais savoir sur le Transsibérien ?

– Chaque chose en son temps, Brad. Tu sais Karolyn, je me pose les mêmes questions que toi. Je suis Mexicaine, j’aime ma terre et les miens, je voudrais montrer que c’est autre chose que le pays du guacamole et des cartels, mais je suis gagnée par le syndrome Malinche, l’indienne qui trahit les siens et les livre à Cortés, celle qui traduit et permet la découverte et la mainmise. En plus, avec ma tête de gringa

– Ouh là là, mais vous pensez trop toutes les deux. On est trop petits pour faire la révolution. Surtout, on n’est pas assez nombreux. Il faut trouver une autre forme de résistance, on n’a aucune chance contre le raz-de-marée des instagrameurs. Au fait, tu sais qui est ma référence en résistance ? C’est Diego. Pas Diego Rivera, non, Diego, ton père. Il a toujours résisté à tout, l’argent de Walmart, la méchanceté de ta mère, la violence des dealers, la dépression de son copain Rodrigo, la pauvreté des jours sans poisson, la bêtise des touristes… Même les tempêtes. Il est toujours là, avec sa gentillesse, avec son rire. Je ne dis pas que c’est un modèle à imiter, mais c’est sûrement un exemple qui peut nous inspirer. Regarde les révolutionnaires, je ne suis pas un surdoué en histoire mais tous, à chaque fois, ils s’entretuent, c’est Robespierre qui supprime Danton, Lénine qui supprime Trotski, avec Frida aux premières loges, et Zapata, supprimé par je ne sais plus qui. Il faut trouver une autre voie avec Diego.

– Je suis d’accord. J’aime bien ce que tu dis sur Pap’. C’est vrai en plus. Je l’ai toujours trouvé tellement fort. J’aime vraiment bien ce que tu dis.

Well, son, you really got me now!

– Qu’est-ce qu’elle dit, je n’ai pas la référence ?

– Moi non plus, Brad, mais ça veut dire qu’elle aime vraiment bien ce que tu dis.

Ça alors, c’est Brad qui a parlé ! C’est bien la première fois que je l’entends réfléchir comme ça, se dit Nubecito. Serait-ce déjà les effets du voyage. Ce gamin serait en train de grandir ? J’aime bien ce qu’il dit. C’est vrai qu’il faut qu’ils changent des trucs, en bas, parce qu’ils sont en train de tout détraquer. Alors résister oui, mais comment ? Malheureusement Brad ne donne pas trop le mode d’emploi.

– Allez les jeunes, je vous mets dehors ! C’est votre moment instagram, faites chauffer les smartphones…

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28 janvier 2025 2 28 /01 /janvier /2025 03:35

– Ô mon Pérégrin d’amour, viens que je te couvre de baisers. On ne se voit jamais et voilà que tu m’abandonnes pour un siècle et demi.

– Très chère mère, toujours ton sens de la mesure. Je te ferai remarquer que cette idée de tour du monde, si elle ne vient pas de toi, tu l’as vite reprise à ton compte. Bon, je ne te présente pas Ludmilla, vous avez des amis communs, je crois, Luis, Blaise, Robert Louis et d’autres, j’imagine. Salut Dad. J’espère qu’on dine bientôt parce qu’on n’a rien mangé depuis au moins deux siècles.

– Bonjour les enfants. Le temps de rentrer, de vous doucher et dans moins d’une heure, vous serez devant une bonne assiette de tlacoyos et de tlayudas, pour les amateurs de viande. Allez, embarquez Voyageurs ! Alors Ludmilla, c’est la première fois que tu viens à Mexico ; quelles sont tes premières impressions ?

– C’est grand. Très grand. Trop grand peut-être, mais j’ai hâte de découvrir un peu la ville.

– Tu as raison, quinze fois la taille de Paris, vingt-cinq millions d’habitants, c’est démesuré. Je crois qu’il faut l’aborder comme un ensemble de petites villes qui ont chacune des caractéristiques singulières, chacune a une odeur et une lumière propres. Enfin, tout cela demande de la patience et de la lenteur et vous ne restez que deux jours, c’est encore moins qu’un touriste moyen !

– De la lenteur, oui… continua Nadja. Ah, Swann mon compagnon, mon socio, comme dit Sepulveda, au crépuscule de nos jours, on voudrait, s’il se peut, rejoindre l’aube, mais la Piedra del sol a tourné, nous sommes une espèce en voie d’extinction. Wisely and slow, they stumble that run fast.

– Ça y est, on a perdu Nadja, s’amusa Brad !

– Le mystère des silences et l’impertinence de la lenteur, voilà ce qui se retire quand tout est saturé, quand tout est plein. Le délié de l’existence, voilà ce qui s’éteint.

Personne ne fut étonné de ne pas tout comprendre. Quand Nadja parlait, il fallait plutôt sentir qu’analyser, comme avec un parfum. Ludmilla – wisely and fast – avait quand même pris le temps de prendre quelques notes. Le reste du trajet fut silencieux et on arriva vite à l’appartement de fonction qui se trouvait colonia Polanco. Après une installation rapide, tout le monde se retrouva au salon.

– Bon, apéritif, entrée, plat, dessert, boissons. Tout est là. Chacun se sert et compose son assiette, indiqua Swann.

– Oui mais d’abord, ou pendant, si vous êtes affamés, c’est le moment des cadeaux. Tiens, pour toi, Ludmilla.

– Ah oui ? Donc Nadja, pour ton anniversaire, c’est toi qui offres des cadeaux. C’est sans doute une coutume russo-polonaise. Bon, voyons, qu’est-ce que c’est ? Comme c’est beau ! Qué maravilla. Merci. Merci. Muchísimas gracias. Je devrais dire comme vous, les Français, non je ne peux pas accepter un tel cadeau, c’est trop, vraiment, je ne peux pas… mais dommage, je suis Mexicaine et je dis oui, oui, oui, merci, j’accepte, je prends. El diario de Frida Kahlo. Un íntimo autorretrato. Le Journal de Frida Kahlo. Un autoportrait intime. C’est magnifique. Des poèmes, des dessins, des collages, des réflexions, c’est une œuvre d’art à part entière.

Ludmilla et Nadja, assises l’une à côté de l’autre, feuilletaient l’ouvrage.

– « Alas rotas. Ailes brisées. » C’est étonnant cette référence fréquente aux ailes. Tiens, là encore, « Pies. Para qué los quiero si tengo alas pa’ volar. Des pieds. Pourquoi j’en voudrais si j’ai des ailes pour voler. »

– Oui, les ailes, les pieds. Regarde, « Color de veneno. Couleur de venin. Sol y Luna, pies y Frida. Soleil et Lune, Pieds et Frida ». C’est son corps en miettes, dont elle parle, son corps morcelé, mutilé, désintégré.

– « Yo soy la desintegración » Un pied, une tête, une main, un œil, un sein. Et toujours son fameux monosourcil qui surligne son regard profond comme dans tous ses autoportraits et qui a tant fait couler d’encre. Diego le comparait aux ailes d’un oiseau noir, un merle selon Le Clézio, une mouette peut-être, une colombe selon la chanteuse Chavela Vargas…

Ludmilla se mit à chantonner, ya me canso de llorar y no amenece, je suis fatiguée de pleurer, et le jour ne se lève pas… Paloma negra, paloma negra

– Euh… colombe, mouette, aigle noir… moi je vois autre chose, dit Brad qui se trouvait en face d’elles. Il prit le livre, le retourna et leur montra. Alors ? Non ?

– Ah oui. Zapata ! Les sourcils inversés de Frida sont les moustaches de Zapata, s’écria Ludmilla.

Viva Zapata, hurlèrent-ils en cœur !

Y Viva Chavela !

– Y Viva Ludfrida !

– Ah ah, je pense que notre peintre révolutionnaire aurait apprécié votre joyeuse découverte. Ah, tiens, ça c’est pour toi, mon petit Marco Polo.

– Oh ! Moi aussi j’ai un journal, mais… sans texte ni images. Décidément, je fais tout moi dans cette histoire. Je voyage et j’écris. Et en plus je fais la nounou, enfin le cloud sitter.

– Tu feras tout ça très bien. Tiens, encore un cadeau, dit Ludmilla, et ne t’inquiète pas, tu as droit à 150 kilos sur le cargo.

– Tiens, un livre ! Quelle surprise ! Travels with a donkey in the Cévennes, Robert Louis Stevenson. Et en anglais. Donc tu as aussi pensé à mes devoirs de vacances. Tu me gâtes.

– Je sais. C’est une édition ancienne et illustrée. Regarde, il y a même une dédicace manuscrite. « Never alone in the wilderness of the world, when travelling with U. I. ».

– OK. Première leçon. Donc, ça veut dire, jamais seul dans la sauvagerie…

– « Je ne suis jamais seul dans le désert du monde quand je voyage avec U. » U., je ne sais pas si c’est l’abréviation de You, ou l’initiale d’un prénom. Pareil pour la signature, I. est-ce que c’est I, Moi, ou Irvin ou Iveline…

– C’est charmant et mystérieusement british, ajouta Nadja. C’est émouvant, je trouve, pensez que ce livre a été entre les mains d’une vieille Anglaise, lisant à la lumière d’un feu de cheminée dans un château froid des Cornouailles, un plaid sur les genoux, un ballon de Brandy pas loin. Mais ! C’est curieux, ce livre sent… la cannelle, non ?

– Moi je dirais le pain d’épices…

En attendant, Nubecito faisait des ronds dans le ciel, au-dessus de l’appartement. Le déballage de cadeaux l’ennuyait un peu. Des livres, encore des livres. Mais qu’est-ce qu’ils ont avec les livres ? Bon, d’accord, nous les nuages, on ne lit pas, pour diverses raisons inutiles d’évoquer ici, mais je me demande si l’on ne se prive pas du spectacle du monde à chaque fois que l’on baisse les yeux pour lire. Spectacle du monde, je m’entends, c’est parfois pollué, violent et bête, mais quand même, quand tu lis, tu ne fais rien et pendant ce temps, certains sont très contents d’avoir les mains libres pour faire à ta place. Non ? Peut-être que je deviens un peu parano. Bon, à la limite, des livres d’amour…

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23 janvier 2025 4 23 /01 /janvier /2025 03:04

– Quelque chose me dit que tu vas bientôt lire ton deuxième livre, Brad. Moi, ce qui m’a fascinée dans le livre de Sepulveda, ce sont les personnages et surtout le vieux qui lit des romans d’amour,Antonio José Bolívar Proaño – rien que son nom, c’est déjà un poème. Remarque, celui de sa défunte épouse, c’est mieux encore, Dolores Encarnación del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo, un annuaire à lui tout seul.

– Dis, si je me souviens bien, le tien n’a rien à leur envier ; c’est comment déjà ?

– C’est vrai . Inmaculada Concepción de Santa María de Los Angeles. Et le prénom complet de ma mère, c’est Purificación y Veneración de la Virgen de Guadalupe. Là on passe de l’annuaire au missel. On doit ça à ma grand-mère, c’était censé nous protéger des démons. Encore une histoire qu’il faudra que je te raconte. Tu vois, c’est toi qui fais exprès de me tendre des pièges pour que je me perde dans mes digressions. Donc, le vieux de Sepulveda m’a tout de suite fait penser à mon géant Harlequin. Sa définition des romans d’amour était très précise et m’amusait beaucoup, il fallait : 1. qu’ils soient affreusement tristes ; 2. qu’ils racontent des amours désespérées et douloureuses ; 3. qu’ils aient un happy ending. Ça correspondait exactement à mes lectures. Dans un passage du livre, il y a un des copains du vieux qui lui demande quel genre de livre d’amour il lit, celui avec des gonzesses riches et chaudasses ? (Je traduis de mémoire, mais je ne pense pas trahir beaucoup.) Antonio José Bolívar répond, non, « ça parle de l’autre amour, se trata del otro amor. Del que duele, celui qui fait mal ». Sublime ! J’adore. Je te retrouverai le passage.

Essayant de se frayer un passage parmi les volutes denses, grises et puantes des gaz d’échappement, Nubecito s’était rapproché du bus pour mieux entendre la conversation. Il n’en perdait pas une miette. On parlait de son sujet préféré, les sentiments humains. Je crois que je ne les comprendrai jamais, pourquoi est-ce qu’ils cherchent tous, avec autant d’énergie, à souffrir ? Les méchants, les pervers, les tyrans, on peut comprendre leurs motivations, en plus, ils ne sont pas très nombreux. Vouloir dominer et posséder toujours plus, jouir sans limites, tout rapporter à soi, c’est mal, bien sûr, mais on peut comprendre, disons que c’est l’instinct de survie qui a mal tourné. En revanche, se faire du mal, se nuire à soi, se détruire soi-même, non, et recommencer à chaque génération en connaissance de cause, là, je ne comprends plus. C’est complètement débile. Franchement, je me demande si la race humaine n’a pas été un peu surcotée.

– Voilà donc l’histoire de mon carton de livres. Toujours est-il qu’avec ce trésor de guerre, j’ai tenu plus d’un an parce que, quand j’en finissais trois, j’allais les échanger contre un nouveau chez Fernando, le bouquiniste du marché qui était ravi de renouveler son petit fonds de romans d’amour français.

– Ouf, on arrive. Ce n’est pas plus mal que l’on fasse une petite pause à Mexico. Est-ce que tu as prévu un planning ?

– Non, juste les grandes lignes, répondit Ludmilla en souriant. 21h30, diner avec tes parents. Minuit, dernier délai, au lit parce qu’il faudra se lever tôt. 8h30, rendez-vous avec Karolyn Broad à l’agence. 9h30, départ pour le tour « Diego et Frida, les amants monstrueux ». 18h, retour à l’appartement pour se changer. 21h, diner au Frida, le restaurant gastronomique. Ce n’est pas ce qui me plait le plus, mais ton père y tenait, pour rester dans le thème et parce que c’est l’anniversaire de Nadja ; il dit que c’est un des meilleurs de la ville. J’imagine : farandole d’assiettes vides, collection de fourchettes et tenue correcte exigée. C’est pour nous, ça ! Après-demain, matinée libre pour toi, Nadja m’emmène visiter le musée national d’Anthropologie. L’après-midi, on se retrouve, on a des courses à faire pour ton voyage. Le soir, dernière réunion du comité d’organisation de l’opération Viajes con una bruma ou le tour du monde d’un nuage égaré et du gars du 9-2 qui s’est généreusement et spontanément proposé pour le raccompagner.

Jajaja, ils avaient mis du clown dans ta torta, non ? Bon, merci pour les grandes lignes, je vais attendre pour les détails. Au fait, « les amants monstrueux », vous pensez que ça va donner envie aux touristes de découvrir Frida Kahlo et Diego Rivera ?

– Non bien sûr, répondit Ludmilla en riant. « L’ogre et la boiteuse, les amants monstrueux », j’avais proposé ce titre à Jack, il m’avait dit que c’était insolite, mais pas très cool. Il a finalement préféré, « Frida et Diego, les amants révolutionnaires ». Tiens, voilà tes parents, c’est vraiment gentil d’être venu nous chercher en voiture.

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18 janvier 2025 6 18 /01 /janvier /2025 03:03

– Et ton histoire de géant, raconte-moi la suite, demanda Brad ?

– En effet, il y a un deuxième épisode qui a lieu au commissariat, mais rassure-toi, on passe du grotesque sordide au burlesque tendre. Ça pleure un peu, ça menace, mais aucune petite fille n’a été maltraitée pendant le tournage, continua Ludmilla en riant.  Je ne sais pas si c’est normal, il doit y avoir quelque chose de tordu en moi, mais aujourd’hui, quand je repense à cette histoire, ça m’amuse. Je pourrais être dévastée, mais non, ça me fait rire. Je m’interroge.

– Ludmilla, arrête de t’interroger. Raconte plutôt.

– D’accord. Donc j’ai réussi à m’échapper de la maison et je suis allée me cacher dans les racines du ficus. C’est là qu’il m’a trouvée ; il avançait vite, hagard, faisant des grands gestes désordonnés, marmonnant et toujours en larmes. Quand il m’a vue, j’ai cru lire sur son visage un mélange d’effarement et de soulagement. Ce qui était vraiment drôle – pardon géant français, je ne me moque pas, mais tu m’as bien fait rire ! –, c’est comment il essayait de parler dans un mélange d’espagnol et d’anglais. Évidemment, il ne pouvait pas imaginer que je m’exprimais correctement dans sa langue, moi, enfant de prostituée, vivant dans une modeste cabane. Il voulait aller au commissariat de police pour dénoncer je ne sais quoi. Donc on se retrouve là-bas et il essaie de se faire comprendre par des policiers qui parlaient très bien l’anglais, mais pas le charabia de géant.

« Mi va con la dama et mi visto la chica, esta terriblé, terriblé ! la dama tapa forté con bastone sur la chica et mi esto naked et la chica a visto, esta terriblé, terriblé !  »

Personne ne comprenait ce qu’il disait ni ce qu’il voulait, ils étaient pourtant cinq à l’accueil, attirés par le spectacle qui semblait les distraire. Parmi eux, il y avait Luis qui connaissait Diego et ma situation, il m’a demandé de traduire. Je leur ai donc expliqué la scène en donnant tous les détails. Là, ça riait déjà moins, surtout une jeune policière, sans doute une nouvelle. Brad, tu sais que c’est compliqué la question de la prostitution ici. Pour certains, c’est l’œuvre du diable, pour d’autres c’est une économie souterraine irremplaçable, on parle aussi de pénaliser la demande, bref, en attendant, on ferme les yeux tant qu'il n'y a ni mineure ni lénon, tu sais un proxénète. Comment vous dites ?

– Un maquereau, comme le poisson.

– Pauvre bête ! Donc, la policière, manifestement troublée par mon histoire, dit qu’il faut envoyer les services de protection de l’enfance et me demande de traduire au géant que s’il recommence, ce sera la prison pour lui. « Prisión, si ? Jail. Do you understand, lui dit-elle sur un ton menaçant et convaincant ? » Alors, en découvrant que je parlais français, quelque chose a encore bugué dans son cerveau, il a de nouveau éclaté en sanglots et m’a dit d’accord. La policière a ajouté qu’il devrait me payer une amende, à moi, au titre des daños y perjuicios, mais je ne savais pas traduire dommages et intérêts, alors je lui ai dit qu’il devait me faire un cadeau pour réparer. Il s’est mis à pleurer et à rire en même temps et a dit, « si, si, muchos cados, esta terriblé ». On a quitté le commissariat et il a recommencé avec son charabia, « you voy una roba ou una baga, gusta una baga, what you voy ? » Je lui ai répondu en français quelque chose comme, merci monsieur, j’aimerais bien deux churros. J’ai eu mes churros. Ensuite, il a remarqué le livre que je tenais toujours et quand je lui ai dit que j’adorais lire en français, il s’est illuminé comme le phare de Cabo Corrientes et m’a dit sans changer de langue, « voy livros ? gusta livros ? daccordo, te doy livros ». On s’est donné rendez-vous le lendemain à la plage à six heures. Il m’a apporté un carton avec neuf livres ; que des romances de la collection Harlequin. Un véritable trésor, un des plus beaux cadeaux de ma vie. Deux lui appartenaient, les autres, je ne sais pas où il les avait trouvés.

– Tu vas trouver ça stéréotypé, mais je trouve bizarre, quand même, ce grand bonhomme qui lit des romans d’amour, non ?

– À l’époque je n’avais pas été surprise, ici, on en fait une grosse consommation. Alors bien sûr, pour ce qui est de l’éducation sentimentale et sexuelle des jeunes filles, ce n’est pas terrible ; c’est une littérature d’ouvrières dociles et de secrétaires soumises et pas de guerrières révolutionnaires, mais moi, je les utilisais pour travailler mon français, j’aimais beaucoup aussi les descriptions de vêtements ou d’intérieurs de maison, tout ça était tellement exotique pour moi. Plus tard, j’ai repensé à ces livres quand j’ai lu Un Viejo que leía novelas de amor. Tu te souviens, on a travaillé un extrait pour ton oral du bac.

– Si je me rappelle, le Vieux qui lisait des romans d’amour ? Évidemment, ma note d’espagnol a rattrapé celle de philo ; Sepulveda et toi, vous m’avez sauvé de Spinoza. « El amor es como la picadura de un tábano invisible, pero buscado por todos, l’amour est comme la piqûre d’un taon invisible, mais tout le monde le cherche. » Je crois que c’est le premier livre que j’ai lu en entier. C’est incroyable comment il décrit la jungle amazonienne, tu as l’impression d’entendre les ouistitis hurler et de sentir les moustiques te piquer.

– Tiens, tiens, tu vois, tu as voyagé sans voyager. Eh, regarde, on passe les Jardines Del Recuerdo, on arrive bientôt.

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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 03:08

Le lendemain, à 11h55 Ludmilla était chez Brad, à 12h10 ils quittaient l’appartement, à 13h30 ils étaient à la gare routière et à 13h40 le bus démarrait – suivi de Nubecito, probablement.

– Toujours aussi organisée, miss Trip-Ludvisor !

– Non justement, il y a un petit changement de programme. On va devoir rester deux jours à Mexico avant de rejoindre Veracruz ou peut-être Altamira, il y a un problème avec le cargo m’a dit Karolyn.

Karolyn Broad était responsable de l’agence Voyage Voyage de Mexico. C’était l’ex de Jack Paradise.

– Tu te rends compte que ce sera ma première visite à Mexico. Pour une Mexicaine, ça craint, non ?

– Oui mais toi, tu as lu les œuvres complètes de Barbara Cartland, ça compense, se moqua gentiment Brad. Au fait, c’est quoi cette histoire de carton de bouquins donné par le géant français, tu m’as intrigué ? Et pour une fois, ça ressemble à un gentil conte pour enfants.

– Aïe ! J’en étais sûre. Je n’aurais pas dû t’en parler. Je veux bien te raconter, mais je te préviens, c’est plus dark que pink, avec Purificación dans le rôle secondaire. En fait, tu as raison, je lis peut-être trop. J’ai toujours pensé que le réel, là, regarde, dehors dans la rue, c’est pauvre, qu’on n’y fait pas de rencontres, qu’on n’y apprend rien et qu’on y vit des événements insignifiants. Depuis qu’on prépare ton voyage, je m’interroge. Toi, tu lis peu, mais tu vas rentrer de ton tour du monde avec une expérience incroyable. Ta mère, elle, elle voyage et elle lit. Moi, je peux te raconter la Sibérie de Cendrars et les Cévennes de Stevenson, mais je n’y suis pas allée. C’est comme pour les circuits touristiques que je vends, je peux les décrire avec enthousiasme, mais je ne les ai pas faits. Alors oui, je m’interroge.

– Tu t’interroges ! C’est nouveau, ça ! Bon, et le conte du géant français et de la petite liseuse mexicaine, tu me racontes ?

– Tranquille, Caballero, on vient juste de passer San Miguel de la Paz, on a le temps. Regarde, Ludmilla sortit un livre de son sac, au début de Mundo del fin del mundo Sepulveda écrit – je traduis vite fait – « je rêvais aux aventures qui me révèleraient les fondements d’une vie éloignée de la lassitude et de l’ennui, alejada del tedio y del aburrimiento ». Je te fais grâce du magnifique cours de ta mère : « l’ennui, la litanie des traductions ». Six heures, quand même, sur les nuances entre ennui, lassitude, fastidio, mélancolie, taedium vitae, le spleen, la saudade et même la toska russe chez Tchekhov. Si elle tient son allure, il nous faudra trois ans pour finir le premier chapitre ! En fait, ce que je voudrais te dire, c’est que moi, je ne rêve pas d’aventures extraordinaires, mon quotidien me comble. Peut-être que je manque d’ambition, mais ça me suffit. J’ai Pap’, je t’ai toi, j’ai mes livres, les cours de Nadja, mes touristes. Je ne m’ennuie jamais. Voilà. Bon, aujourd’hui, c’est vrai, quand je te vois partir, j’ai un doute sur le réel et sur les livres. Comment on apprend la vie ? Est-ce qu’il suffit de voyager pour voyager, est-ce que, si tu ne voyages pas, tu ne voyages pas… enfin, je me comprends. Il est où le monde ?

– Ne me demande pas à moi, c’est trop philosophique tout ça. En attendant que tu écrives el libro del fin del libro, j’aimerais bien mon conte pour adultes.

– Tu insistes. OK, tu l’auras voulu, Brad.

Ouh là. Je crains le pire, s’inquiéta Nubecito. À chaque fois que Ludmilla déroule le film de son enfance, j’ai envie de me cacher les yeux, comme vous faites au cinéma. Je comprends Brad qui est toujours un peu secoué. Je comprends aussi Ludmilla qui raconte sans tricher. C’est sa mère, son enfance, son passé. Elle ne peut pas gommer ça ni colorier en bleu layette.

– Un jour, j’avais huit ou neuf ans, il pleuvait fort et j’étais à la maison en pleine lecture, alors quand ma mère est rentrée avec un client, je n’ai pas voulu sortir et je me suis cachée. Mais bon, se cacher dans une maison qui n’a qu’une pièce, ce n’est pas facile. Donc. Elle commence ses affaires. Moi, ça ne m’intéressait pas, j’étais dans mon livre. J’avais juste remarqué que le client, il devait faire au moins deux mètres cinquante et qu’il jurait en anglais avec un gros accent français, du genre « foque, foque ! ». Tout d’un coup je l’ai entendu hurler, « là, là, yo visto una chica ! ». Ensuite tout est allé très vite. Je te décris le plan. Lui, prostré, le pantalon sur les pieds, répétant en pleurant comme un veau, « una chica, yo visto una chica ! » ; ma mère, seins nus, hurlant comme un cochon, essayant de me donner des coups de balai ; moi, détalant comme un lapin et sautant par la fenêtre. Je me souviens m’être dit alors, surtout ne laisse pas ton livre, sinon elle le déchirera.

Interrompant son récit, Ludmilla sortit deux sandwichs de son sac en disant, tiens j’ai une cubaine pour toi. Ne rêve pas, c’est una torta cubana, ajouta-t-elle en éclatant de rire, de toute façon, je n’ai pas l’équipement pour, ich bin eine petite cylindrée.

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9 janvier 2025 4 09 /01 /janvier /2025 07:11

– J’avais lu tant d’histoires d’amour, elles parlaient toutes d’un bouleversement radical. Tu aimes et tu n’es plus toi-même. Le monde n’est plus le même, les mots changent de sens et la vie change de goût. Là je n’ai pas le temps, mais je te raconterai comment le géant français m’a donné un jour un carton plein de romances, novelas rosas – comment on dit déjà, tu sais, la collection Harlequin ?

– Romans à l’eau de rose.

– Ah oui. Tu ne le croiras pas, mais dans le lot, il y avait même L’Homme de Puerto Vallarta. Je ne me souviens plus des histoires, mais c’était parfait pour mon niveau de français de l’époque, évidemment, pas beaucoup d’informations sur comment « faire une cubaine », mais c’était bien pour le vocabulaire et la grammaire de base. Plus tard, mon histoire d’amour préférée, ça a été celle de Ludo et Lila dans les Cerfs-volants de Gary. Tous les ans je faisais un exposé en cours de français et tous les ans, Gary vendait trente exemplaires de son livre à Guadalajara ; ses héritiers devraient me remercier.

– J’avoue. Et donc, Rodrigo ?

– Euh, mince, je me suis encore perdue. Allez, je repars, suis-moi. Je voulais tester, je voulais vérifier. Je voulais être amoureuse. Sauf que très rapidement – excuse, mais pas le temps pour les détails, je prends un raccourci –, je me suis lassée. Santiago était un chic type, assez drôle et jamais à court d’idées, mais il y a eu un truc rédhibitoire, c’est le poids insupportable de nos silences, ça nous rendait trop proches, trop présents.

No comprendo, tu peux expliquer, por favor.

Que sí, entiendes muy bien. Bon, je développe. Au bout d’un moment, on a eu moins de choses à se dire, bon, ça, ce n’est pas grave, mais quand on se taisait ensemble, c’était terrible. Et si on ne parlait pas, il fallait qu’on fasse, il fallait qu’on agisse, comme pour pouvoir s’ouvrir et respirer. En fait, soit j’étais épuisée par cette hyperactivité, soit je m’ennuyais comme une huitre morte. Alors je me suis dit qu’on devait en parler, je devais lui avouer que je préfèrerais terminer notre histoire. Mais je n’y arrivais pas. La dernière semaine de vacances, il a disparu et m’a dit qu’il allait à Mexico. Ensuite, le jour de la rentrée, je l’ai revu. Il est venu vers moi, je voulais tout lui dire, mais il avait l’air tellement triste que j’ai pensé, je ne sais pas, que son père avait un cancer et que ce n’était pas le moment de rompre. Et là, écoute bien, il me dit à peu près ça, désolé Ludmilla, je sais que je vais te faire beaucoup de peine, mais voilà, c’est fini entre nous, j’ai rencontré Mercedes. Si tu veux bien, on restera amis, tu es une fille super. Blablabla.

– Non, je n’y crois pas. Brad éclata de rire. Tu ne pouvais pas rivaliser avec Mercedes, das ist eine grosse cylindrée. Puis sans transition il continua, OK, merci pour ce partage, mais ça m’étonne que tu ne m’en aies jamais parlé.

– Mais Brad, c’est juste que…

– … tu ne voulais pas me rendre jaloux.

– Hein ? N’importe quoi. Tu es mon meilleur ami, tu es comme mon frère. On n’est pas jaloux de sa sœur. C’est simplement que j’avais complètement oublié. Ou-bli-é. Mais vraiment. Comme un détail trop insignifiant pour être visible, un nanoévènement. Ah, une chose encore. Je sais que je parle beaucoup, mais parfois quand on est ensemble, on se tait. On peut rester des heures ensemble sans parler. Ça ne m’a jamais pesé. Pareil avec Pap’. Maintenant je le fais moins, mais avant on partait en mer ensemble, on pouvait passer la nuit entière sans dire un mot et ce n’était jamais gênant. Bon on est arrivés, enchaîna-t-elle sans changer de ton ni de rythme. Timing parfait. Je dors chez moi, j’ai des courses à faire demain matin, on se retrouve chez toi à midi pour prendre le bus pour Mexico ; tes parents y sont et nous attendent pour la soirée. Toi, tu dois préparer ton havresac. Adios, voyageur blanc !

– Chao. Euh, mon quoi ? mon havre sac, demanda-t-il ? Mais Ludmilla était déjà loin.

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5 janvier 2025 7 05 /01 /janvier /2025 03:38

– Bon, je te raconte mon histoire avec Santiago, mais ne me reproche pas de t’ennuyer si tu trouves ça fade. Au fait, Brad, tu as vu Nubecito récemment ?

– Zut, c’est vrai qu’on l’oublie tout le temps. Diego m’a dit de ne pas m’inquiéter, si je ne sais pas où il est, lui, il sait où je suis. Il te suivra como tu sombrera, comme ton chapeau.

– Tu es sûr d’avoir entendu ça, Brad ? Il n’aurait pas dit plutôt como tu sombra, comme ton ombre.

– Hein ? Ah oui ? C’est ça ! Je devrais savoir, Sol y sombra, c’était mon livre d’espagnol au collège. Avoue aussi que vous êtes compliqués : sol, ce n’est pas le sol, c’est le soleil et ombre, ce n’est pas l’ombre, c’est l’homme… Et-Brad-bada, boum-boum, mais-ne-sombra, bam-bam !

– Ah ah, bravo pour ce petit rap de la sombra ? En attendant, je trouve cette idée d’ombre vraiment intéressante. Tu sais que Stevenson n’a pas écrit que son voyage dans les Cévennes mais aussi The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde. Alors, aurions-nous affaire à un nouveau Docteur Jekyll and Mister Brad ! Tu aurais un double, bad et sombre, que tu évacuerais en l’extériorisant sous forme de nuage pour ne conserver que la meilleure version de toi, glad et solaire ? Non ? Qu’est-ce que tu en dis ?

– Ouh là, doc Lula, Sir Brad, il vous dit parle à mon ombre, ma tête est malade ?

– Euh, désolée, no tengo la réf, enchaîna Ludmilla dans un magnifique fragnol.

En effet, je suis là, pensait Nubecito. Merci de vous inquiéter, j’aurais aimé que l’on m’accorde une existence sommaire et une autonomie relative, mais finalement, peut-être que je ne suis que le dedans exilé de Brad. Après tout, ça ne fait rien, parce qu’on ne dépose pas son ombre comme on pose son sombrero, si je puis me permettre ! Bon, mais là, elle s’éloigne de son sujet la petite Ludmilla. J’attends avec impatience qu’elle raconte son aventure avec Santiago. Les sentiments humains, je les aime en histoire plus qu’en analyse.

– Mince, on est déjà devant le Hard Rock. Bon, ça me laisse dix minutes pour Santiago, c’est assez. Donc, en fin de première, quand toi tu as passé ton bac, tu es parti trois mois en France pour les vacances. Moi je suis restée seule, et un jour j’ai rencontré Santiago à la plage. On a bavardé, mangé des churros, c’était vraiment cool et je voyais bien qu’il ne voulait pas que des churros. Dans ma tête je me disais que je pourrais peut-être sortir avec lui. Pour voir.

– Pour voir ! Mais tu es sérieuse ?

– Oui, voir ce que c’est que d’avoir un amoureux. Alors, je résume, on est sortis ensemble. D’abord il y avait le côté sexe. Même si ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus, j’étais curieuse. Tu sais que je n’ai pas eu besoin de You Porn pour faire mon éducation sexuelle. J’avais professeur Purificación à la maison, alors je connais, sodomie, fellation et… comment on dit en français, titty-fuck ?

– Branlette espagnole, dit Brad très fier, pour une fois que je t’apprends un mot.

– Sans blague. Trop drôle. Les Espagnols disent hacer una cubana, faire une cubaine, en Argentine, ils disent faire una turca, une turque et nous ici, on dit faire una rusa, une russe. Tu comprends, c’est toujours une étrangère qui fait des cochonneries avec ses gros seins. On ne peut pas imaginer sa sœur ou sa mère en train de faire la chose. Enfin, si, moi je peux.

– Bon, là tu t’éloignes un peu de ton sujet.

– Ah bon ? Toi qui préfères l’errance au parcours, tu n’aimes pas mes digressions. Tout d’un coup le camino te semble un peu lent et tortueux et tu voudrais une autopista directe. Je t’ai choqué. Allez, c’est vrai, tu as raison. Excuse-moi de parler de façon aussi crue. Tu comprends, je n’ai jamais cherché à effacer mon passé, je ne veux pas raconter ça à la terre entière, mais je ne veux pas non plus gommer toute une partie de ma vie, c’est mon histoire, c’est mon passé, donc c’est moi et oublier, ce serait comme m’amputer.

– D’accord…

– Alors je continue. Donc, je voulais savoir ce que l’on ressent vraiment, parce que pour les hurlements de plaisir de Purificación, je ne suis pas idiote, j’ai vite compris que ça faisait partie de la prestation. Mais en fait, ce qui m’intriguait surtout c’était le sentiment amoureux. Qu’est-ce qu’on ressent quand on est amoureuse ?

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2 janvier 2025 4 02 /01 /janvier /2025 03:45

Jack Paradise était le patron et fondateur de l’agence Voyage voyage où travaillait Ludmilla. Il était l’un des rares Américains à avoir émigré au Mexique, il y a plus de trente ans. Même s’il se limitait maintenant à l’Amérique du Sud, il partait régulièrement tester de nouveaux « produits » qu’il voulait toujours « propres et insolites ». Jack (enfin, c’est ainsi qu’il se faisait appeler, mais on a l’habitude, ici, d’un certain flottement concernant les noms) envoyait parfois Ludmilla accompagner des groupes francophones sur ces tours. Elle préférait ça à rester derrière le comptoir, même si elle n’était pas dupe sur le caractère insolite du tour. Tout le monde réclame de l’insolite et toutes les agences, évidemment, en vendent. Elle faisait son possible pour éviter les spots incontournables où s’agglutinaient en masse les touristes guidés au mètre près par la géolocalisation et désireux de refaire le selfie vu mille fois sur Instagram.

C’était une mission difficile, d’autant qu’on lui demandait souvent d’aller sur les lieux instagrammables. Concertant sa route du Tequila (elle aimait garder le masculin, ça faisait d’ailleurs plus insolite), elle essayait tout de même de proposer un cocktail complexe et original à ses clients en mélangeant savamment différents ingrédients. Un peu de mythologie, d’histoire préhispanique et de sociologie moderne ; une balade au cœur des champs d’agaves bleu ou sur les pentes du volcan ; la visite d’une distillerie avec explications sur le processus d’élaboration, de la plante à la distillation, en distinguant les méthodes ancestrales et les techniques industrielles modernes. Elle ajoutait quelques touches anecdotiques et culturelles. Elle citait Les Mandarins de Simone de Beauvoir, « nous avons flâné sur l’avenue Jalisco, dans ses marchés miteux, ses dancings, ses music-halls, nous avons rôdé dans la zone et bu du tequilla dans les bars mal famés ». Devant le portrait de Frida Kahlo sur les étiquettes des bouteilles, elle en profitait pour parler un peu de la grande artiste mexicaine, son anticonformisme et sa haine du capitalisme (qui manifestement ne lui en avait pas tenu rigueur). Elle élargissait parfois en évoquant son mari Diego Rivera et le muralisme – « d’ailleurs, pour ceux que ça intéresse, demandez-moi, on a un parcours passionnant à Mexico, “Frida et Diego, les amants révolutionnaires” qui se fait en trottinette électrique ». Elle veillait à ne jamais ennuyer et ne restait pas plus de cinq minutes sur le même thème, un peu comme dans les grandes sections de classes maternelles.

Enfin, avec supplément parce que l’offre était exceptionnelle, elle proposait deux « expériences immersives et initiatiques » : plutôt que d’en rester à une dégustation classique des différentes qualités de téquila, elle invitait à composer soi-même son cocktail ; pour parachever cette journée inoubliable, on pouvait dormir dans des barricas gigantes, chez Carlos, au milieu des agaves – avec une question subsidiaire, fallait-il traduire barrica par barrique, baril ou fût ? Au-delà des chicaneries linguistiques, cette nuit en barrique était l’occasion d’« une expérience sensorielle et métaphysique », celle de penser comme une tequila en passant par toutes les étapes de maturation du précieux élixir. Bien sûr, idéalement, il fallait séjourner trois ans dans ladite barrique pour espérer atteindre le niveau ultime, extra añejo, avec un nouveau problème de traduction doublé d’un problème philosophique : fallait-il dire, vieilli ou mature ? C’était aussi le moment des blagues sexistes qui revenaient systématiquement, quelle que soit l’origine des groupes. - Monsieur : ma chérie ne restera pas plus d’une nuit, déjà demain matin, face au miroir, elle sera horrifiée ; -Madame : trois ans, ça ne sera pas assez pour mon chéri. La route du Tequila avait beaucoup de succès, plus que la route des châteaux que Jack pensait retirer de son catalogue !

– Quelle vie extraordinaire ils auront eue, Frida et Diego, là on est bien sur du parcours insolite. Amants passionnés, défenseurs de la cause indienne, artistes mondialement reconnus... Tu savais que Frida avait hébergé Trotski pendant son exil et qu’ils avaient eu una aventura avant qu’il ne soit assassiné avec un piolet d’alpiniste ! Quelle mort insolite !

– Et toi, tu as déjà eu un amoureux, demanda Brad à brûle-pourpoint ?

– Quoi ? Ce sont les effluves de tequila qui t’inspirent cette question bizarre, s’étonna Ludmilla. Bon, OK, je te réponds. Donc, non. Enfin, oui mais non. Disons que j’ai déjà eu un amoureux, mais que je n’ai jamais été amoureuse. Tu te souviens de Santiago en première S ?

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29 décembre 2024 7 29 /12 /décembre /2024 03:33

Le départ fut programmé fin avril, non parce que c’était la fin du deuxième semestre universitaire, mais pour éviter de traverser la Sibérie en plein hiver. Aussi parce que, selon Diego, Nubecito grandissait et s’impatientait. Il avait fallu s’organiser un peu, ce qui n’était pas le fort de Brad qui prétendait, lui qui voyageait depuis tout petit en classe business, qu’il fallait savoir se perdre et improviser pour bien cheminer.

– C’est Maman qui cite toujours Neruda, Camino no camino… comment c’est déjà ?

– C’est vrai, Nadja adore ce poème, « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar, Voyageur, il n’y a pas de chemin, c’est en marchant que le chemin se fait ». C’est de Machado.

– Exactement ce que je disais : y’a-pas-d’camino, no-no, c’est-juste-de-l’impro, yo-yo, continua-t-il !

– Tu proposeras cette traduction à ta mère, dit Ludmilla en riant ; en attendant, c’est-l’bus-ou-l’auto, go-go, qui-fait-l’camino, co-co.

Je ne sais pas vous, mais moi, ces deux-là, ils m’émeuvent, pensait Nubecito sous le charme des pitreries des deux amis. Enfin, je dis qu’ils m’émeuvent, en fait, c’est justement ça qui me turlupine. Nous autres nuages, nous n’avons pas d’émotions. Ils disent de nous, en bas, qu’on est calmes ou en colère, qu’on sème la mort ou donne la vie, mais en fait, on n’est rien que des amas gazeux insensibles et sans intention. Pas de sentiments, pas d’émotions ; est-ce qu’on doit le regretter ? J’hésite. Depuis que je regarde de près les humains, je suis fasciné par leurs sentiments. C’est ce qu’ils ont de plus grand, de plus intense, de plus monstrueux aussi ; c’est unique. L’intelligence, on la trouve chez d’autres ; pareil pour la socialité ou l’organisation ; pour le beau, ils ont du potentiel, mais ils ne sont pas les seuls non plus (et je ne parle pas que d’un ciel de traîne au coucher du soleil sur les côtes hawaïennes !). Mais les sentiments, tous les sentiments, aussi bien la haine que l’amour, là, c’est énorme, c'est surhumain. Enfin, je me comprends. Comment ils ont pu inventer ça ? Je pense à l’amour de Diego pour sa fille – mais cet amour, il est plus fort que mille cyclones et cent tsunamis !

Ludmilla s’était occupée de la première partie du voyage, de Puerto Vallarta à Veracruz. Une première étape de presque cinq heures de bus pour rejoindre Guadalajara où elle avait une chambre à la cité universitaire. Le billet coutait 607 pesos avec la réduction étudiant. C’était une somme conséquente pour Ludmilla, mais Brad savait qu’il ne devait pas lui proposer de payer pour elle. Quand ils sortaient dîner ou boire un verre, ce qui arrivait assez rarement au demeurant, c’était chacun son tour, parce qu’elle n’acceptait pas d’être toujours invitée, mais refusait aussi de partager l’addition : c’est ce que font des collègues de bureau, pas des amis. Il y avait néanmoins deux choses qu’on pouvait lui offrir, et sans limites : des churros au chocolat et des livres.

Ludmilla aimait les livres. Tous les ans elle travaillait comme hôtesse à la Feria Internacional del Libro de Guadalajara, une des plus grandes foires du livre au monde. Ça lui permettait de gagner un peu d’argent. Mais elle savait bien tout ce qu’elle devait aux livres, beaucoup plus que quelques milliers de pesos ; elle leur devait la santé mentale, ni plus ni moins, peut-être même la vie.

Son enfance, dans un environnement tellement sale et violent, elle l’avait traversée grâce à Diego et aux livres. Elle avait beaucoup lu, mais pas pour s’évader, pas pour compenser, pas en s’inventant un monde magique et douillet, au contraire, elle avait lu pour apprendre la vie.

À propos de livre, elle devait en récupérer un à la librairie Carlos Fuentes. Voilà trois semaines qu’elle le cherchait. Elle avait fait tous les libraires et les bouquinistes de la ville, avait chargé un ami de chercher à Mexico, mais en vain. Elle avait bien son propre exemplaire, mais aurait préféré ne pas s’en séparer. Finalement, c’est un vendeur de la librairie qui lui avait trouvé un exemplaire d’occasion sur Mercado libre, l’ebay mexicain, pour deux cents pesos, « couverture tachée, quelques pages cornées, mais état acceptable ». C’était en fait un magnifique objet, une édition ancienne de Travels with a donkey ; il y avait une dédicace à peine lisible, quelques passages soulignés, et, fait incroyable, le livre sentait le pain d’épices, mais vraiment. Elle voulait l’offrir à Brad ; avec son anglais de collégien, ça lui prendrait une bonne partie du voyage pour le déchiffrer.

Le bus arrivait à Tequila, à une heure de Guadalajara. Ludmilla connaissait bien les lieux pour y emmener des touristes de temps en temps faire la ruta del Tequila.

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24 décembre 2024 2 24 /12 /décembre /2024 08:44

Brad finit par se laisser convaincre, sans enthousiasme excessif, mais sans résistance opiniâtre, égal à lui-même, donc. Il ferait ce tour du monde et raccompagnerait Nubecito à Hawaii.

La petite famille se retrouva un weekend dans une maison louée au bord de la plage de Mismaloya, à trente minutes de Puerto Vallera. Il s’agissait de finaliser le projet.

– Brad, demanda Ludmilla, tu te souviens du livre du chat qui apprend à voler à une mouette ?

– Bien sûr, comment oublier ? Tu me l’as lu et relu. Combien de fois ? mille fois ? et tu avais un livre en français et un en espagnol et tu lisais une phrase dans une langue et la suivante dans l’autre. Grâce à Sepulveda, toi tu as appris le français et moi, j’ai appris à rêver.

– Rappelle-toi ce passage qu’on aimait tant. Quand l’humain entend le chat Zorbas lui raconter l’histoire de la mouette, évidemment, il n’en croit pas ses oreilles, alors il dit : « Y si todo esto es un sueño, qué importa. Me gusta y quiero seguir soñándolo. Et si tout ça est un rêve, je m’en fiche. Ça me plaît et je veux continuer à rêver. » Et après, toi, tu répétais tout le temps dans ton espagnol perso, « mais qué importa ! Hein, qué importa ? ».

– C’est vrai. D’ailleurs tu ne trouves pas que l’histoire de Nubecito ressemble un peu à celle de la mouette Afortunada ? Ton père ne serait pas un plagieur, pas hasard ?

– Plagieur ou plagiaire, interrogea Ludmilla ? Bof, qué importa, ajouta-t-elle hilare !

C’est étonnant comme les contraires s’ajustent parfois. Tout opposait ces deux jeunes et pourtant ils étaient parfaitement complices et inséparables. Ludmilla avait retrouvé Brad au lycée français de Guadalajara lors du deuxième séjour au Mexique de la famille. Ludmilla y avait été admise dès la cinquième parce qu’elle était déjà quasi-bilingue, sans que personne ne comprenne comment une fille de pêcheur analphabète, orpheline de sa mère puisse parler aussi bien le français. Brad y avait été admis parce qu’il était le fils du nouveau Conseiller culturel. Quand ils se retrouvèrent, elle avait sauté une classe et était déjà en première, il en avait redoublé deux et était encore en terminale. Ils se sont tout de suite reconnus et ont poursuivi leur amitié interrompue brutalement sept ans plus tôt comme s’ils n’avaient jamais été séparés. Après le bac, Ludmilla avait rejoint Brad à l’université pour étudier le commerce international. Lui, parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre, elle, parce qu’elle voulait gagner sa vie correctement pour changer le moteur du bateau de son père et lui acheter une maison.

Les cours n’étaient pas passionnants. Heureusement, tous les mercredis soir, elle suivait le cours de littérature de Nadja. Cette année, justement, c’était sur les littératures du voyage, Cendrars, Rumiz, Sepulveda et Stevenson. Son cours s’intitulait « Par-delà les frontières, d’une langue à l’autre : récits de voyage et voyage des récits ». Nadja était polyglotte : trois langues maternelles, le russe, le polonais et le français, deux langues apprises jeune et vite maîtrisées, l’anglais et l’espagnol, plus une bonne connaissance de l’italien et du portugais. Elle faisait son cours moitié en français, moitié en espagnol et citait toujours les œuvres dans le texte. Ludmilla était aux anges ; elle était, quant à elle, quasi bilingue espagnol-français, avait un très bon niveau d’anglais et commençait à se débrouiller en italien. Les ouvrages au programme étaient Travels with a donkey in the Cévennes de Stevenson, en anglais donc, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars, Mundo del fin del mundo de Sepulveda pour l’espagnol et, pour l’italien, La leggenda dei monti naviganti de Paolo Rumiz. Ludmilla aimait la littérature, mais plus encore les langues, toutes les langues, toutes ces musiques du monde qui font danser les choses sur des rythmes et des modes différents.

– Quelle coïncidence émouvante, pendant que l’on lira Cendrars décrire son voyage, toi, mon bourlingueur d’amour, tu seras vraiment dans le train, dit Nadja à son fils. « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? Oui, nous le sommes, nous le sommes. Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune… Ce voyage est terrible », récita-t-elle de mémoire.

– Tu pourrais te mettre au russe, Ludmilla, ajouta Swann, qui le comprenait mal et le parlait peu, c’est tout un autre monde que tu découvrirais.

– Oui, j’adorerais le faire un jour. Les langues étrangères m’enchantent. C’est vrai qu’elles nous transportent dans des contrées de pensée lointaines, mais j’aime plus encore ce que cela fait à mon corps, à ma bouche, à mes bras.

Swann plissa le front ; Nadja souriait.

– J’aime les idées propres aux langues, mais j’aime surtout leur goût.

Nadja jubilait ; Swann fronça les sourcils.

– Moi, je ne sais pas comment ça rentre dans vos têtes, tous ces mots étranges et tous ces verbes irréguliers, j’ai déjà du mal avec le français, poursuivit Brad. Mais bon, avec Diego on ne parle qu’une seule langue, pas la même, et pourtant on se comprend très bien.

– Ah pardon, Brad, Diego est parfaitement trilingue, outre le mexicain, il parle aussi le nuage et la vague, ajouta Swann provoquant un éclat de rire général.

Ah ah ah, humour d’humains, commenta Nubecito, toujours au-dessus d’eux. Il doit me manquer quelque chose pour comprendre le sens caché de leur blague. Je m’étonne quand même que seul un vieillard à la culture limitée et à la vue basse parvienne à me voir et m’entendre. Ou peut-être est-ce à eux qu’il manque quelque chose et devraient-ils apprendre à penser comme un nuage.

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21 décembre 2024 6 21 /12 /décembre /2024 03:54

Brad s’était calmé. De toute façon, il n’était jamais irrité très longtemps ni très profondément. Les événements de la vie semblaient glisser sur lui comme une goutte d’eau sur une feuille de songe, mais, même en l’observant de près, il était difficile de savoir s’il s’agissait d’indolence ou de maîtrise. Et puis, une petite partie de lui commençait à s’intéresser au projet, peut-être cette petite case au fond de son cerveau qui avait retenu le joli mot de Ludmilla : ce voyage sera bien pour nous. Mais parce que c’était un homme, malgré tout, il continua de manifester son opposition.

– Explique-moi pourquoi tu ne le fais pas toi-même ce voyage, Ludmilla ?

– Mais Brad, tu le sais bien, il y a mille raisons pour moi de ne pas faire ce voyage que j’adorerais faire. Et pour n’en citer qu’une, mon père. Il ne pourrait pas se passer de moi plus d’une semaine. Et pas seulement pour des raisons matérielles évidemment. Mais tu sais quoi, je ne pourrais pas me passer de lui non plus. Tu sais ce que l’on a vécu ensemble, tous ces naufrages et tous ces sauvetages, c’est un miracle que l’on ne soit pas complètement détraqués.

À propos des raisons matérielles, il y avait cette boîte en fer blanc dans le tiroir de la commode. Diego y déposait l’argent de sa pêche et Ludmilla était censée y puiser pour payer ses études et sa vie à Guadalajara. Mais ce que Diego ne savait pas, n’ayant aucune idée de ce que coûte un livre, une location ou un ordinateur, c’est que Ludmilla alimentait aussi la boîte. Quant aux naufrages, le plus terrible sans doute fut celui du départ de sa mère qui, non contente de les abandonner, tenta de brûler la maison et eux avec.

Certains lecteurs pourraient ici s’agacer et reprocher à l’auteur de perdre son fil, d’oublier son histoire et de négliger certains personnages. Eh bien soit, revenons à Nubecito qui était justement en train de s’interroger en entendant Ludmilla. Le mal. Oui, voilà bien une autre question qui me tracasse, le mal, pensait le jeune cumulus. D’où il vient le mal ? Purificacíon était-elle devenue mauvaise, un jour ? Et chez nous, je pense aux cyclones qui noient les pêcheurs, détruisent les cases et arrachent les cocotiers. D’où ils viennent les cyclones, qu’est-ce qu’ils étaient avant et qu’est-ce qu’ils deviennent, après ? Est-ce qu’avant, ils étaient des petites brises qui jouaient avec les vagues, gonflaient les voiles et rafraichissaient les soirées d’été ? Ou bien est-ce que, tout d’un coup, à partir de rien, ils existent et ils sont déjà mauvais ? Et qui devient mauvais ? Seulement quelqu’un qui avait déjà du mal en lui, en tout petit, comme une graine de mal ? Ou bien est-ce que toutes les petites brises peuvent ou pourraient devenir un jour des tempêtes monstrueuses ?

– Autre chose, Brad, j’ai réfléchi à ce que tu disais à propos d’Ola, c’est vrai qu’il n’y a que Papa qui l’a entendue parler, il n’y a que Papa qui distingue Nubecito des autres nuages, et je ne sais pas si c’est vrai, mais ça ne peut pas être faux. Papa ne peut pas mentir et s’il croit à cette histoire, alors elle est devenue vraie pour moi, en un sens. En un sens qu’on doit trouver. Ce voyage va tous nous éloigner, beaucoup. D’accord, on est très liés, tu sais que j’aime tes parents, toi aussi je t’aime bien, je sais aussi que tes parents ont une vraie affection pour mon père, quant à toi, tu es comme son fils, il t’adore et tu lui rends bien. De loin on dirait une famille parfaite, comme dans les publicités. Mais il y a encore quelque chose de faux, enfin, je ne sais pas comment dire, quelque chose qui reste en surface. En fait voilà, il y a quelque chose qui nous manque et ce voyage, je te le parie, ce voyage peut nous le donner.

– Mouais… Comme d’habitude, je ne comprends pas tout ce que tu dis. Sans doute la barriera linguistica, risqua-t-il en faisant rire Ludmilla.

Barrera idiomática, c’est mieux, répondit-elle. Bon, en attendant que tu réfléchisses, je vais préparer notre première étape jusqu’à Veracruz. Je fais voyager les gens dans le monde entier et moi, je ne suis jamais allée plus loin que Guadalajara.

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