Jeudi, sixième jour
Perdu dans “le haut Gévaudan”. Direction Le Cheylard. Peu de changement, le décor est toujours désertique et inhospitalier, la météo s’aggrave, il fait froid, il pleut, il grêle, il vente. En plus, Modestine n’avance pas et la nuit tombe. Une nuit noire. Logiquement Bobby se perd et, comme tous les voyageurs perdus, il tourne en rond. Inutile de compter sur l’aide des locaux “little disposed to councel a wayfarer (peu disposés à renseigner un pèlerin)”, sans parler de deux “impudent sly sluts (je traduirai, sans certitude, par petites garces ou pestes, effrontées et fourbes)” qui se moquent de notre voyageur, lui conseillant de suivre les vaches en lui tirant la langue. Bobby commence à éprouver de la sympathie pour la Bête du Gévaudan (“the Beast”, même nom que la voiture de Trump) parce qu’il aurait mangé une centaine d’enfants ! (Et moi, je commence à éprouver de la sympathie pour l'humour de Stevenson). Bref, perdu entre Fouzilhic et Fouzilhac (en patois cévenol, ça doit vouloir dire, “c’est pas ici” et “c’est pas là”), trempé et gelé, il passe finalement la nuit dans un bois après avoir mangé ses délicieuses saucisses de Bologne en boite accompagnées d’un succulent gâteau au chocolat. Miam miam ! Tu peux être sûr que le Bob, il n’aurait pas réussi l’entretien d’embauche de cuistot chez les Saadé. Heureusement, le lendemain, il tombe sur le gentil du coin qui, malgré son âge et ses rhumatismes, le remet sur le bon chemin. Pour le paysage, ça ne s’arrange pas : “cold, naked, ignoble”. Mais qui peut bien désirer visiter ces lieux, se demande-t-il ? Question rhétorique qui lui permet de balancer son petit couplet philosophique : “I travel not to go anywhere, but to go” qui va inspirer des générations de gourous et autres coachs de vie. En substance, il faut quitter le lit douillet de la civilisation pour sentir les nécessités et les difficultés de la vraie vie, à commencer par les cailloux coupants des chemins. Bref, il faut souffrir pour se sentir vivant. C’est un peu la version soft du film génial Fight Club avec Brad Pitt (“Frappe-moi. Je n’ai pas envie de mourir sans cicatrices”). En trois mots : je sens (mes bleus ou mes ampoules) donc je suis. Enfin, après avoir traversé ce paysage désolé “sorry lanscape”, Bob trouve une auberge. On aurait pu en rester là, mais non, il finit son chapitre par se plaindre à nouveau : transi de froid, il regrette les bois où il aurait pu trouver refuge dans son sac de couchage en peau de mouton. Jamais content !
– Nov, si ça ne t’ennuie pas, je vais t’appeler Nov, je préfère, regarde ce petit cumulus un petit peu à part, on dirait un champignon avec une tête de chat sur un tapis volant. C’est ton Nubecito, j’en suis sûr. Tu sais, Diego, je ne le connais pas, mais je pense que c’est un sacré bonhomme. Les gens, c’est comme les nuages, il y en a beaucoup qui volent ensemble, qui parlent ensemble et qui se ressemblent, et puis il y en a d’autres, moins nombreux, qui sont différents et qui volent un tout petit peu à part. Qui a décidé ça ? Je ne sais pas. Ma femme Esmeralda te dirait que c’est Dieu, moi aussi, je crois un peu que c’est lui. Mes filles, elles te diraient que ce n’est pas lui. Parfois, Dieu, il m’a donné des bonnes cartes, je t’ai raconté et parfois, il a été cruel.
– Tu penses à ton fils Jethro, j’imagine.
– Oui, je te raconterai plus tard, mais viens maintenant, la fête va commencer.
– OK. J’arrive, mais je n’ai pas de cadeau. Au fait, quel âge elle a, Laurence ?
– Elle m’a demandé de ne pas le dire. C’est drôle, vous les Français, vous n’aimez pas vieillir et vous combattez les rides et les cheveux blancs comme des ennemis intérieurs ; c’est une vraie guerre civile. Nous, les Philippins, on triche aussi sur notre âge, mais pour se vieillir : moi je préfère mon âge-passeport à mon âge réel ! Peut-être aussi parce que l’enfance, c’est souvent votre période préférée.
C’était la première fois qu’on passait un peu de temps avec l’équipage, il y avait presque tout le monde sauf le Commandant. Laurence m’a demandé si je ne m’ennuyais pas, je lui ai dit que je lisais et écrivais un peu.
– Moi, je lis peu. Depuis toute petite, il faut que je fasse. Vélo, course à pied, kite surf, ski… Pendant mon travail, les éléments, je ne peux que les regarder ou les entendre, calfeutrée dans notre boite à boites, alors dès que je peux, je fais du outdoor. Et tu lis quoi ?
On en est donc venu à parler du Travel de Stevenson.
– Ah oui le GR 70 dans le Massif central. Je n’ai pas lu le livre, mais j’ai fait le GR, en mode trail.
Ça veut dire qu’elle a fait les 260 km en courant, en six jours au lieu de douze. Elles étaient quatre femmes très sportives qui couraient à peu près cinq heures par jour et retrouvaient à chaque étape leurs bagages transportés en voiture par l’un des gentils maris. Le grand luxe pour elles, une douche, des vêtements propres, un bon dîner et un lit confortable dans une auberge tous les soirs. Laurence était vive et volubile. Sans que je comprenne pourquoi, elle m’a demandé s’il y avait des sujets qu’elle devait éviter et comme je m’étonnais, elle m’a parlé des discussions avec les autres touristes, le soir, à chaque étape.
– On pouvait évoquer tous les thèmes, métier, vacances, famille, origines, on pouvait parler musique, séries ou politique, tout cela se faisait avec modération et tolérance, mais il y avait un sujet à éviter, car ça dérapait systématiquement, c’était le débat trail vs randonnée, courir ou marcher. C’est drôle comme les sujets de discorde évoluent. Aujourd’hui, tu peux voter RN, tu peux préférer les nuggets à la ratatouille, tu peux dire que tu vas sur les sites de rencontre, et ça ne dérange personne. Il y en a même toujours un pour dire à ce moment-là, avec un air solennel, “qui je suis, moi, pour te juger”. Et puis, le juge, tapi en chacun de nous, réapparait brutalement comme le clown diabolique sur ressort jaillit de sa boite quand tu dis à des randonneurs que tu préfères courir sur les sentiers. Ça, c’est un véritable casus belli.
– Vous ne regardez que vos pieds, vous méprisez la nature, vous bousculez les marcheurs, vous importez le stress urbain sur les chemins de la paix (promis, j'ai entendu ça), vous vous mettez en danger, ça ce n’est pas grave, mais vous mettez aussi en danger les secouristes, vous êtes obsédés par la performance, vous ne rencontrez personne (– Ben si, toi justement, et je m’en serais bien passé, grosse nouille, pour le dire poliment !)…
– Est-ce que tu as besoin de souffrir pour te sentir plus vivante ?
– Non, ça c’est du blabla de pseudo-intellos. Mais, c’est vrai, j’ai besoin de jouer avec mes limites, et sans jamais franchir la frontière, je cherche à me rapprocher de là où ça peut basculer, j’aime aller là où tu ne contrôles pas tout. Mais rassure-toi, sur le GR, on était quatre, dont deux urgentistes, on courait de jour, avec téléphone et GPS, et en plus, on croisait sans arrêt de charmants randonneurs, aucun danger donc. Dans mon métier, je suis hyper concentrée, il n'y a pas de place pour le hasard ou l’intuition, je gère, je calcule, j’anticipe. Je ne dois jamais être surprise. En trail, je pose mon cerveau et je dépose mon égo, si tu vois ce que je veux dire. Il y a quelque chose d’animal qui remonte, une présence à la nature. Enfin, je n’ai pas les mots précis pour dire tout ça. Bon, on aura l’occasion de se revoir avant Le Havre. Merci à tous pour ce gentil moment, Moby, comme d’habitude, tu as été parfait. Allez, le devoir m’appelle…
« Chers tous. Troisième mail. Je n’ai toujours rien reçu de vous. Vous commencez à sérieusement me manquer. J’avance. Mon anglais s’améliore et Stevenson m’amuse. Parfois. Et m’inspire ce petit bric-à-brac poétique :
Il en a sa claque, le Télémaque, de ses bivouacs cradoques
Il rêve d’une Ithaque idyllique avec Médoc at five o’clock
Il bloque sur sa clique d’alcooliques, ils sont tous braques et débloquent
Il est mélancolique : sa bicoque paradisiaque, son feedback aphrodisiaque,
Son chant du coq bucolique, son époque baroque et sa baraque psychédélique
Entre Fouzilhic et Fouzilhac
Ici c’est n’importe nawak, colique diabolique et morbaques plein le froc,
Maniaques démoniques, flics loufoques et duchnoques foutraques
Il veut faire son comeback dans une république sans couacs ni matraques
Entre Fouzilhic et Fouzilhac
Sinon, toujours beaucoup de mer. Heureusement, pour compenser ce sorry landscape comme dit Bob, je rencontre des gens incroyables. Aujourd’hui, c’était l’anniversaire de la Cheffe mécanicien, Laurence, quarante ans, peut-être un peu plus, une sportive qui a fait le chemin de Stevenson, mais en courant ! La bougie sur le gâteau, c’était un point d’interrogation, une attention délicate de Moby. Et dans quelques jours, je devrais rencontrer Olga la Brésilienne, en fait une slumologue serbe… Voilà. Bisou. Je vous aime. Je n’ai pas changé d’adresse. Nov. »