– 1994 –
Début 1994, j’allais mieux. Les marches courtes, les puzzles géants, Jaccottet, Cobain et le Zoloft m’avaient revigoré. De retour à Paris, j’achevais en quelques semaines le livre de Nora pour le faire éditer.
En avril, je relisais mon manuscrit. Kurt Cobain venait de se suicider ; il avait vingt-sept ans. Drogue, passion, célébrité, angoisse, génie ; le cocktail lui avait été fatal. Je n’avais jamais rencontré Kurt Cobain. Curieusement, je me mettais à penser à Lucienne, oui Lucienne, la mère d’Odette, la femme de Gustave, la fille du beau-père Poirette, personnage secondaire, personnage relatif. Kurt et Lucienne, l’association d’idées m’amusait. Lucienne avait choisi l’effacement, loin de la vie urbaine et bruyante de Lons-le-Saunier, elle avait préféré se retirer, à la lisière du silence, abandonnant à d’autres la scène et les applaudissements, même si à Lons, à la fin du siècle dernier, on ne risquait pas la surexposition médiatique et le harcèlement des paparazzi. Je crois que Kurt aussi aurait préféré que l’on parle moins de lui et qu’on lui demande moins de parler de lui, mais il était tellement talentueux. Des œuvres immenses et durables sont parfois portées par des épaules trop frêles quand des costauds bavards ont si peu à vous offrir.
Finalement, j’avais repris ma première version, je n’avais pratiquement pas retouché les deux premières parties écrites par Nora (dans un style bien à elle, on s’en souvient, et un ordre qui peut troubler, je vous l’accorde), j’avais seulement ajouté quelques commentaires discrets et écrit la troisième partie pour finir notre histoire comme elle me l’avait demandé, mais chacune des lignes m’avait été dictée par son souvenir si bien qu’elle aurait pu signer le livre.
Dans la chanson d’Édith Piaf (que j’avais découverte grâce à Odette) il est fait allusion à la voix de l’amour : ce n’est pas moi, ce n’est pas toi, qui dis les mots d’amour, « c’est la voix de l’amour qui dit des mots, encore des mots, toujours des mots, les mots d’amour ». Je pense qu’il en va de même pour la littérature : ce n’est pas Odette qui parle, pas Nora qui interroge et commente, pas moi qui écris, mais le sens qui passe de main en main, comme un témoin, de voix en voix. Bien sûr, cela fait toujours plaisir de signer un livre et voir son nom en grosses lettres sur la couverture, mais qu’est-ce qu’un auteur sinon un prête-nom, une occasion ? Quelle naïveté il y a à se penser auteur – et pourquoi pas créateur ? – quand l’on n’est que vecteur, au mieux interprète.
Fin avril, je remettais le manuscrit à mon éditeur, Moi, Odette Bélurier, mercière analphabète…
« Lis cela, je tiens quelque chose, je pense, mais cela m’épuise et je n’écris rien d’autre ; je veux passer à autre chose. Il faudrait peut-être mettre un peu d’ordre, je ne sais pas, fais relire et vérifier pour la ponctuation et la concordance des temps, je te laisse carte blanche, tu peux trier, j’aimerais juste que ce soit une belle histoire, pour Nora et pour Odette. » (Je venais de reprendre, sans le vouloir, les mots exacts de Nora.) Dans six mois, on fêterait le centenaire de la naissance d’Odette, je pensais que ce serait une bonne date de parution.
Fin juin mon éditeur m’appelait. « C’est bon pour le livre, expédia-t-il et il continua très excité, tu sais quel jour nous sommes ? Non ? Exactement, le 24 juin 1994. Et alors ? Rien ? Qu’est-ce qui se passait il y a cent ans ? »
« Euh… je ne sais pas ? Odette allait bientôt naître ? » Je ne voyais pas où il voulait en venir.