« Souvent, quand on était tous les trois, moi je brodais, Yvonne cuisinait et Séraphin racontait. Un jour, ça lui est venu comme ça, il nous a dit "c'est drôle tous ces fils cassés, Charles-Marie qui est mort sans te faire d'enfant Odette, et toi Yvonne, petit Paul qui te laisse, et moi, ma femme qui me quitte et disparaît quand elle est enceinte, je ne sais même pas si je suis un père", on écoutait médusées, abattues, terrifiées, catastrophées et impatientes parce qu'on savait bien que ses mots finissaient toujours par faire du bien, "toi Odette, avec ton ouvrage, je te vois faire, je te regarde bien, tu as un fil que tu fais passer dans tous les trous, il court partout et il invente un pays ou un animal ou un enfant, ton fil, il raboute tous nos morceaux de vie". Non mais vous vous rendez compte un peu, comment ce vendeur portugais sans éducation il pouvait inventer des mots pareils, "ton fil, il raboute tous nos morceaux de vie". Même mon père il n'en sortait pas des comme ça. "Et en plus, on est les trois cordes liées", et là on éclatait de rire (bien sûr pour comprendre il faut savoir qu'on habitait à Lons, rue des Cordeliers à l'époque). Souvent, c'était compliqué ce qu'il disait, mais je comprenais tout, complètement ; il nous rendait heureuses, Séraphin, ça c'est sûr, et il nous rendait intelligentes aussi. »
Il faut être clair, Séraphin avait le génie d'un poète, il ouvrait des monde avec ses mots, et des mondes accueillants et lumineux.
« Je voudrais dire aussi, parce qu'enfin je ne veux choquer personne, que souvent nous étions tous les trois, et que nous nous aimions tous les trois (et moi j'aimais Séraphin parce que c'était Séraphin et aussi parce que c'était l'amoureux d'Yvonne) mais que ce n'était pas mal, on ne faisait rien de mal, jamais, vous comprenez). »
Voilà bien justement ce qui était incompréhensible, que malgré les terribles événements (je pense à cette nuit de 1893 dans la grange du père Jacquot où Gustave et sa sœur Berthe s'endormirent sévèrement avinés, je pense aussi à cette matinée de l'été 1909 où Yvonne et Charles-Marie étaient seuls dans la mercerie), ces trois-là aient traversé l'existence avec une telle innocence. « Le vertige de la grâce, impénétrablement. » (Nora).
« Séraphin est mort le 3 novembre 1957, le jour où on a envoyé la chienne Laïka dans l'espace. (Elle aussi elle est morte, je l'ai appris plus tard pour la chienne, j'ai appris aussi que de toute façon on n'avait pas prévu son retour, mais comment on pouvait faire ça, comment tous ces savants tellement intelligents avaient pu faire ça !). Maintenant, je comprenais vraiment les pleurs d'Édith, mon boxeur à moi venait de mourir. Et moi je n'étais pas chanteuse, je n'étais pas poète, je ne savais même pas écrire. »
Avant de fermer le cercueil, Odette lui avait mis à l'index droit un dé à coudre avec les initiales O.BB.O maladroitement gravées à l'intérieur. Il lui avait rapporté d'un voyage en Suisse (Séraphin essayait d'y vendre des Vache qui rit) deux dés à coudre en argent, un peu cabossés mais qui brillaient quand on les frottait. Il y avait gravé leurs initiales, « un pour toi, un pour moi, j'ai collé les deux B. »
« Séraphin était né au Portugal en 1900, il racontait (qu'est-ce qu'il était doué pour les histoires, sapristi !, et avec Yvonne on se fichait bien de savoir si tout était vraiment vrai et moi j'adorais l'écouter) il racontait qu'en 1910 (il avait dix ans, facile à compter) il s'était enfui de son pays avec son père, ils allaient en Angleterre mais son père était mort juste en arrivant en France ; comme il ne connaissait ni l'anglais, ni l'Angleterre, ni aucun Anglais, il s'était arrêté près de Montpellier et il y était resté quelques années. Serafim (il essayait de prendre l'accent portugais qu'il avait perdu mais il n'arrivait même pas à rouler les 'r', ça nous faisait rire tous les trois) était devenu Séraphin. Après sa mort, Yvonne avait rencontré d'autres hommes, mais on n'avait jamais retrouvé un autre Séraphin. »
Odette et Yvonne avaient accueilli Séraphin dans leur vie, il en était devenu le cœur, le centre et l'horizon et pourtant il était resté totalement étranger à l'effrayante histoire familiale, il connaissait tous les noms mais ignorait les événements, événements qu'Odette elle-même avait peut-être oubliés. Avait-elle même jamais su pour Gustave et Berthe, pour petit Paul, pour Charles-Marie ? Mais oublié quoi ? Su quoi ? Zut à la fin, qu'y avait-il sur le cahier noir d’Émile ? Que s'était-il passé ? Et si tout cela n'était qu'affabulations sécrétées par le cerveau dérangé de Nora ?