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C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
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Et Moi

  • AR.NO.SI
  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

9 janvier 2025 4 09 /01 /janvier /2025 07:11

– J’avais lu tant d’histoires d’amour, elles parlaient toutes d’un bouleversement radical. Tu aimes et tu n’es plus toi-même. Le monde n’est plus le même, les mots changent de sens et la vie change de goût. Là je n’ai pas le temps, mais je te raconterai comment le géant français m’a donné un jour un carton plein de romances, novelas rosas – comment on dit déjà, tu sais, la collection Harlequin ?

– Romans à l’eau de rose.

– Ah oui. Tu ne le croiras pas, mais dans le lot, il y avait même L’Homme de Puerto Vallarta. Je ne me souviens plus des histoires, mais c’était parfait pour mon niveau de français de l’époque, évidemment, pas beaucoup d’informations sur comment « faire une cubaine », mais c’était bien pour le vocabulaire et la grammaire de base. Plus tard, mon histoire d’amour préférée, ça a été celle de Ludo et Lila dans les Cerfs-volants de Gary. Tous les ans je faisais un exposé en cours de français et tous les ans, Gary vendait trente exemplaires de son livre à Guadalajara ; ses héritiers devraient me remercier.

– J’avoue. Et donc, Rodrigo ?

– Euh, mince, je me suis encore perdue. Allez, je repars, suis-moi. Je voulais tester, je voulais vérifier. Je voulais être amoureuse. Sauf que très rapidement – excuse, mais pas le temps pour les détails, je prends un raccourci –, je me suis lassée. Santiago était un chic type, assez drôle et jamais à court d’idées, mais il y a eu un truc rédhibitoire, c’est le poids insupportable de nos silences, ça nous rendait trop proches, trop présents.

No comprendo, tu peux expliquer, por favor.

Que sí, entiendes muy bien. Bon, je développe. Au bout d’un moment, on a eu moins de choses à se dire, bon, ça, ce n’est pas grave, mais quand on se taisait ensemble, c’était terrible. Et si on ne parlait pas, il fallait qu’on fasse, il fallait qu’on agisse, comme pour pouvoir s’ouvrir et respirer. En fait, soit j’étais épuisée par cette hyperactivité, soit je m’ennuyais comme une huitre morte. Alors je me suis dit qu’on devait en parler, je devais lui avouer que je préfèrerais terminer notre histoire. Mais je n’y arrivais pas. La dernière semaine de vacances, il a disparu et m’a dit qu’il allait à Mexico. Ensuite, le jour de la rentrée, je l’ai revu. Il est venu vers moi, je voulais tout lui dire, mais il avait l’air tellement triste que j’ai pensé, je ne sais pas, que son père avait un cancer et que ce n’était pas le moment de rompre. Et là, écoute bien, il me dit à peu près ça, désolé Ludmilla, je sais que je vais te faire beaucoup de peine, mais voilà, c’est fini entre nous, j’ai rencontré Mercedes. Si tu veux bien, on restera amis, tu es une fille super. Blablabla.

– Non, je n’y crois pas. Brad éclata de rire. Tu ne pouvais pas rivaliser avec Mercedes, das ist eine grosse cylindrée. Puis sans transition il continua, OK, merci pour ce partage, mais ça m’étonne que tu ne m’en aies jamais parlé.

– Mais Brad, c’est juste que…

– … tu ne voulais pas me rendre jaloux.

– Hein ? N’importe quoi. Tu es mon meilleur ami, tu es comme mon frère. On n’est pas jaloux de sa sœur. C’est simplement que j’avais complètement oublié. Ou-bli-é. Mais vraiment. Comme un détail trop insignifiant pour être visible, un nanoévènement. Ah, une chose encore. Je sais que je parle beaucoup, mais parfois quand on est ensemble, on se tait. On peut rester des heures ensemble sans parler. Ça ne m’a jamais pesé. Pareil avec Pap’. Maintenant je le fais moins, mais avant on partait en mer ensemble, on pouvait passer la nuit entière sans dire un mot et ce n’était jamais gênant. Bon on est arrivés, enchaîna-t-elle sans changer de ton ni de rythme. Timing parfait. Je dors chez moi, j’ai des courses à faire demain matin, on se retrouve chez toi à midi pour prendre le bus pour Mexico ; tes parents y sont et nous attendent pour la soirée. Toi, tu dois préparer ton havresac. Adios, voyageur blanc !

– Chao. Euh, mon quoi ? mon havre sac, demanda-t-il ? Mais Ludmilla était déjà loin.

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8 janvier 2025 3 08 /01 /janvier /2025 03:07

Non mais ça suffit, les écrivains ! Déjà qu’il faut qu’on se farcisse vos pavés et qu’on subisse ce que vous dites, en plus, il faudrait qu’on cherche ce que vous avez voulu dire. Vous ne voudriez pas aussi qu’on écrive, à votre place, ce que vous auriez pu dire.

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7 janvier 2025 2 07 /01 /janvier /2025 03:55

Il est des choses indicibles.

C’est important de le dire, faute de quoi, on risquerait de les dire.

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6 janvier 2025 1 06 /01 /janvier /2025 03:56

Dans ce chaos grandissant où tout change sans cesse, où tout s’use et vieillit vite, ce qu’il nous manque, ce sont des pyramides et des menhirs. Comme la rivière à la dérive, la vie est belle de couler et s’écouler, mais il lui faut des rives.

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5 janvier 2025 7 05 /01 /janvier /2025 03:38

– Bon, je te raconte mon histoire avec Santiago, mais ne me reproche pas de t’ennuyer si tu trouves ça fade. Au fait, Brad, tu as vu Nubecito récemment ?

– Zut, c’est vrai qu’on l’oublie tout le temps. Diego m’a dit de ne pas m’inquiéter, si je ne sais pas où il est, lui, il sait où je suis. Il te suivra como tu sombrera, comme ton chapeau.

– Tu es sûr d’avoir entendu ça, Brad ? Il n’aurait pas dit plutôt como tu sombra, comme ton ombre.

– Hein ? Ah oui ? C’est ça ! Je devrais savoir, Sol y sombra, c’était mon livre d’espagnol au collège. Avoue aussi que vous êtes compliqués : sol, ce n’est pas le sol, c’est le soleil et ombre, ce n’est pas l’ombre, c’est l’homme… Et-Brad-bada, boum-boum, mais-ne-sombra, bam-bam !

– Ah ah, bravo pour ce petit rap de la sombra ? En attendant, je trouve cette idée d’ombre vraiment intéressante. Tu sais que Stevenson n’a pas écrit que son voyage dans les Cévennes mais aussi The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde. Alors, aurions-nous affaire à un nouveau Docteur Jekyll and Mister Brad ! Tu aurais un double, bad et sombre, que tu évacuerais en l’extériorisant sous forme de nuage pour ne conserver que la meilleure version de toi, glad et solaire ? Non ? Qu’est-ce que tu en dis ?

– Ouh là, doc Lula, Sir Brad, il vous dit parle à mon ombre, ma tête est malade ?

– Euh, désolée, no tengo la réf, enchaîna Ludmilla dans un magnifique fragnol.

En effet, je suis là, pensait Nubecito. Merci de vous inquiéter, j’aurais aimé que l’on m’accorde une existence sommaire et une autonomie relative, mais finalement, peut-être que je ne suis que le dedans exilé de Brad. Après tout, ça ne fait rien, parce qu’on ne dépose pas son ombre comme on pose son sombrero, si je puis me permettre ! Bon, mais là, elle s’éloigne de son sujet la petite Ludmilla. J’attends avec impatience qu’elle raconte son aventure avec Santiago. Les sentiments humains, je les aime en histoire plus qu’en analyse.

– Mince, on est déjà devant le Hard Rock. Bon, ça me laisse dix minutes pour Santiago, c’est assez. Donc, en fin de première, quand toi tu as passé ton bac, tu es parti trois mois en France pour les vacances. Moi je suis restée seule, et un jour j’ai rencontré Santiago à la plage. On a bavardé, mangé des churros, c’était vraiment cool et je voyais bien qu’il ne voulait pas que des churros. Dans ma tête je me disais que je pourrais peut-être sortir avec lui. Pour voir.

– Pour voir ! Mais tu es sérieuse ?

– Oui, voir ce que c’est que d’avoir un amoureux. Alors, je résume, on est sortis ensemble. D’abord il y avait le côté sexe. Même si ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus, j’étais curieuse. Tu sais que je n’ai pas eu besoin de You Porn pour faire mon éducation sexuelle. J’avais professeur Purificación à la maison, alors je connais, sodomie, fellation et… comment on dit en français, titty-fuck ?

– Branlette espagnole, dit Brad très fier, pour une fois que je t’apprends un mot.

– Sans blague. Trop drôle. Les Espagnols disent hacer una cubana, faire une cubaine, en Argentine, ils disent faire una turca, une turque et nous ici, on dit faire una rusa, une russe. Tu comprends, c’est toujours une étrangère qui fait des cochonneries avec ses gros seins. On ne peut pas imaginer sa sœur ou sa mère en train de faire la chose. Enfin, si, moi je peux.

– Bon, là tu t’éloignes un peu de ton sujet.

– Ah bon ? Toi qui préfères l’errance au parcours, tu n’aimes pas mes digressions. Tout d’un coup le camino te semble un peu lent et tortueux et tu voudrais une autopista directe. Je t’ai choqué. Allez, c’est vrai, tu as raison. Excuse-moi de parler de façon aussi crue. Tu comprends, je n’ai jamais cherché à effacer mon passé, je ne veux pas raconter ça à la terre entière, mais je ne veux pas non plus gommer toute une partie de ma vie, c’est mon histoire, c’est mon passé, donc c’est moi et oublier, ce serait comme m’amputer.

– D’accord…

– Alors je continue. Donc, je voulais savoir ce que l’on ressent vraiment, parce que pour les hurlements de plaisir de Purificación, je ne suis pas idiote, j’ai vite compris que ça faisait partie de la prestation. Mais en fait, ce qui m’intriguait surtout c’était le sentiment amoureux. Qu’est-ce qu’on ressent quand on est amoureuse ?

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4 janvier 2025 6 04 /01 /janvier /2025 03:16

Errant en plein jour dans le rayon luminaire du Leroy Merlin de Villiers-en-Bière, Diogène Martin répétait aux vendeurs qui l’interrogeaient « je cherche une lanterne ».

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3 janvier 2025 5 03 /01 /janvier /2025 03:29

Allez, ce n’est pas un jour à se décourager, il n’est jamais trop tard pour être vieux, et très bonne année.

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2 janvier 2025 4 02 /01 /janvier /2025 03:45

Jack Paradise était le patron et fondateur de l’agence Voyage voyage où travaillait Ludmilla. Il était l’un des rares Américains à avoir émigré au Mexique, il y a plus de trente ans. Même s’il se limitait maintenant à l’Amérique du Sud, il partait régulièrement tester de nouveaux « produits » qu’il voulait toujours « propres et insolites ». Jack (enfin, c’est ainsi qu’il se faisait appeler, mais on a l’habitude, ici, d’un certain flottement concernant les noms) envoyait parfois Ludmilla accompagner des groupes francophones sur ces tours. Elle préférait ça à rester derrière le comptoir, même si elle n’était pas dupe sur le caractère insolite du tour. Tout le monde réclame de l’insolite et toutes les agences, évidemment, en vendent. Elle faisait son possible pour éviter les spots incontournables où s’agglutinaient en masse les touristes guidés au mètre près par la géolocalisation et désireux de refaire le selfie vu mille fois sur Instagram.

C’était une mission difficile, d’autant qu’on lui demandait souvent d’aller sur les lieux instagrammables. Concertant sa route du Tequila (elle aimait garder le masculin, ça faisait d’ailleurs plus insolite), elle essayait tout de même de proposer un cocktail complexe et original à ses clients en mélangeant savamment différents ingrédients. Un peu de mythologie, d’histoire préhispanique et de sociologie moderne ; une balade au cœur des champs d’agaves bleu ou sur les pentes du volcan ; la visite d’une distillerie avec explications sur le processus d’élaboration, de la plante à la distillation, en distinguant les méthodes ancestrales et les techniques industrielles modernes. Elle ajoutait quelques touches anecdotiques et culturelles. Elle citait Les Mandarins de Simone de Beauvoir, « nous avons flâné sur l’avenue Jalisco, dans ses marchés miteux, ses dancings, ses music-halls, nous avons rôdé dans la zone et bu du tequilla dans les bars mal famés ». Devant le portrait de Frida Kahlo sur les étiquettes des bouteilles, elle en profitait pour parler un peu de la grande artiste mexicaine, son anticonformisme et sa haine du capitalisme (qui manifestement ne lui en avait pas tenu rigueur). Elle élargissait parfois en évoquant son mari Diego Rivera et le muralisme – « d’ailleurs, pour ceux que ça intéresse, demandez-moi, on a un parcours passionnant à Mexico, “Frida et Diego, les amants révolutionnaires” qui se fait en trottinette électrique ». Elle veillait à ne jamais ennuyer et ne restait pas plus de cinq minutes sur le même thème, un peu comme dans les grandes sections de classes maternelles.

Enfin, avec supplément parce que l’offre était exceptionnelle, elle proposait deux « expériences immersives et initiatiques » : plutôt que d’en rester à une dégustation classique des différentes qualités de téquila, elle invitait à composer soi-même son cocktail ; pour parachever cette journée inoubliable, on pouvait dormir dans des barricas gigantes, chez Carlos, au milieu des agaves – avec une question subsidiaire, fallait-il traduire barrica par barrique, baril ou fût ? Au-delà des chicaneries linguistiques, cette nuit en barrique était l’occasion d’« une expérience sensorielle et métaphysique », celle de penser comme une tequila en passant par toutes les étapes de maturation du précieux élixir. Bien sûr, idéalement, il fallait séjourner trois ans dans ladite barrique pour espérer atteindre le niveau ultime, extra añejo, avec un nouveau problème de traduction doublé d’un problème philosophique : fallait-il dire, vieilli ou mature ? C’était aussi le moment des blagues sexistes qui revenaient systématiquement, quelle que soit l’origine des groupes. - Monsieur : ma chérie ne restera pas plus d’une nuit, déjà demain matin, face au miroir, elle sera horrifiée ; -Madame : trois ans, ça ne sera pas assez pour mon chéri. La route du Tequila avait beaucoup de succès, plus que la route des châteaux que Jack pensait retirer de son catalogue !

– Quelle vie extraordinaire ils auront eue, Frida et Diego, là on est bien sur du parcours insolite. Amants passionnés, défenseurs de la cause indienne, artistes mondialement reconnus... Tu savais que Frida avait hébergé Trotski pendant son exil et qu’ils avaient eu una aventura avant qu’il ne soit assassiné avec un piolet d’alpiniste ! Quelle mort insolite !

– Et toi, tu as déjà eu un amoureux, demanda Brad à brûle-pourpoint ?

– Quoi ? Ce sont les effluves de tequila qui t’inspirent cette question bizarre, s’étonna Ludmilla. Bon, OK, je te réponds. Donc, non. Enfin, oui mais non. Disons que j’ai déjà eu un amoureux, mais que je n’ai jamais été amoureuse. Tu te souviens de Santiago en première S ?

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1 janvier 2025 3 01 /01 /janvier /2025 03:55

– Alors, mon bon Pierre, qu’est-ce que tu as fait pour le réveillon ?

– Ce n’est pas gentil de te moquer Dieu. Tu sais très bien que le DRH ne m’a pas donné ma soirée. J’étais à l’accueil et je n’ai pas chômé. Les admissions ont pris du temps parce que, si j’ai maintenant les bases en russe et en arabe, j’ai beaucoup de mal à me faire comprendre en coréen.

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31 décembre 2024 2 31 /12 /décembre /2024 03:33

Je vois le monde bouger dans tous les sens et je me demande si c’est objectivement le cas ou si c’est une illusion d’optique due à ce qu’avec l’âge, je bouge, moi, de moins en moins.

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30 décembre 2024 1 30 /12 /décembre /2024 03:14

Ils sont magnifiques ces poissons Picasso, c’était une bonne idée de leur donner le nom du beau SUV de chez Citroën. Néanmoins je m’interroge. Dans les lagons limpides des tropiques, ils se repèrent de très loin et constituent des proies faciles. Leur créateur, si créateur il y eut, était-il naïf, à penser que sous l’eau tout le monde s’aime, ou pervers, à leur dessiner une cible sur le flanc ?

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29 décembre 2024 7 29 /12 /décembre /2024 03:33

Le départ fut programmé fin avril, non parce que c’était la fin du deuxième semestre universitaire, mais pour éviter de traverser la Sibérie en plein hiver. Aussi parce que, selon Diego, Nubecito grandissait et s’impatientait. Il avait fallu s’organiser un peu, ce qui n’était pas le fort de Brad qui prétendait, lui qui voyageait depuis tout petit en classe business, qu’il fallait savoir se perdre et improviser pour bien cheminer.

– C’est Maman qui cite toujours Neruda, Camino no camino… comment c’est déjà ?

– C’est vrai, Nadja adore ce poème, « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar, Voyageur, il n’y a pas de chemin, c’est en marchant que le chemin se fait ». C’est de Machado.

– Exactement ce que je disais : y’a-pas-d’camino, no-no, c’est-juste-de-l’impro, yo-yo, continua-t-il !

– Tu proposeras cette traduction à ta mère, dit Ludmilla en riant ; en attendant, c’est-l’bus-ou-l’auto, go-go, qui-fait-l’camino, co-co.

Je ne sais pas vous, mais moi, ces deux-là, ils m’émeuvent, pensait Nubecito sous le charme des pitreries des deux amis. Enfin, je dis qu’ils m’émeuvent, en fait, c’est justement ça qui me turlupine. Nous autres nuages, nous n’avons pas d’émotions. Ils disent de nous, en bas, qu’on est calmes ou en colère, qu’on sème la mort ou donne la vie, mais en fait, on n’est rien que des amas gazeux insensibles et sans intention. Pas de sentiments, pas d’émotions ; est-ce qu’on doit le regretter ? J’hésite. Depuis que je regarde de près les humains, je suis fasciné par leurs sentiments. C’est ce qu’ils ont de plus grand, de plus intense, de plus monstrueux aussi ; c’est unique. L’intelligence, on la trouve chez d’autres ; pareil pour la socialité ou l’organisation ; pour le beau, ils ont du potentiel, mais ils ne sont pas les seuls non plus (et je ne parle pas que d’un ciel de traîne au coucher du soleil sur les côtes hawaïennes !). Mais les sentiments, tous les sentiments, aussi bien la haine que l’amour, là, c’est énorme, c'est surhumain. Enfin, je me comprends. Comment ils ont pu inventer ça ? Je pense à l’amour de Diego pour sa fille – mais cet amour, il est plus fort que mille cyclones et cent tsunamis !

Ludmilla s’était occupée de la première partie du voyage, de Puerto Vallarta à Veracruz. Une première étape de presque cinq heures de bus pour rejoindre Guadalajara où elle avait une chambre à la cité universitaire. Le billet coutait 607 pesos avec la réduction étudiant. C’était une somme conséquente pour Ludmilla, mais Brad savait qu’il ne devait pas lui proposer de payer pour elle. Quand ils sortaient dîner ou boire un verre, ce qui arrivait assez rarement au demeurant, c’était chacun son tour, parce qu’elle n’acceptait pas d’être toujours invitée, mais refusait aussi de partager l’addition : c’est ce que font des collègues de bureau, pas des amis. Il y avait néanmoins deux choses qu’on pouvait lui offrir, et sans limites : des churros au chocolat et des livres.

Ludmilla aimait les livres. Tous les ans elle travaillait comme hôtesse à la Feria Internacional del Libro de Guadalajara, une des plus grandes foires du livre au monde. Ça lui permettait de gagner un peu d’argent. Mais elle savait bien tout ce qu’elle devait aux livres, beaucoup plus que quelques milliers de pesos ; elle leur devait la santé mentale, ni plus ni moins, peut-être même la vie.

Son enfance, dans un environnement tellement sale et violent, elle l’avait traversée grâce à Diego et aux livres. Elle avait beaucoup lu, mais pas pour s’évader, pas pour compenser, pas en s’inventant un monde magique et douillet, au contraire, elle avait lu pour apprendre la vie.

À propos de livre, elle devait en récupérer un à la librairie Carlos Fuentes. Voilà trois semaines qu’elle le cherchait. Elle avait fait tous les libraires et les bouquinistes de la ville, avait chargé un ami de chercher à Mexico, mais en vain. Elle avait bien son propre exemplaire, mais aurait préféré ne pas s’en séparer. Finalement, c’est un vendeur de la librairie qui lui avait trouvé un exemplaire d’occasion sur Mercado libre, l’ebay mexicain, pour deux cents pesos, « couverture tachée, quelques pages cornées, mais état acceptable ». C’était en fait un magnifique objet, une édition ancienne de Travels with a donkey ; il y avait une dédicace à peine lisible, quelques passages soulignés, et, fait incroyable, le livre sentait le pain d’épices, mais vraiment. Elle voulait l’offrir à Brad ; avec son anglais de collégien, ça lui prendrait une bonne partie du voyage pour le déchiffrer.

Le bus arrivait à Tequila, à une heure de Guadalajara. Ludmilla connaissait bien les lieux pour y emmener des touristes de temps en temps faire la ruta del Tequila.

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28 décembre 2024 6 28 /12 /décembre /2024 03:47

On se plaint souvent des procrastinateurs, on fustige les velléitaires, les indécis, les hâbleurs, on condamne les cossards et les couards qui ont toujours quelques justes raisons de ne pas agir, mais qui ne voit que sans ces renoncements au passage à l’acte, le monde ne serait que viols, vols et assassinats.

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27 décembre 2024 5 27 /12 /décembre /2024 03:25

Non seulement on s’habitue aux bizarreries les plus déroutantes, mais en plus, on devient vite incapable d’imaginer qu’il en puisse aller autrement.

Vous imaginez, vous, les cerises avec des collerettes de fraises ou les guépards avec des têtes de nasique ou votre voisine Euphrosine s’appeler Cindy ?

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26 décembre 2024 4 26 /12 /décembre /2024 03:14

Il voulait une mobylette, il a eu une bicyclette. Il a fait la tête toute la soirée et n’a jamais mis les fesses sur son vélo. Il avait quatorze ans, ce petit con.

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25 décembre 2024 3 25 /12 /décembre /2024 03:26

– Ils sont mignons, ceux d’en bas, avec leurs pétards de cours de récréation, enfin rappelle-toi mon Big bang, ça avait une autre allure quand même, confia Dieu à Saint Pierre. C’est vraiment tout petit, un humain.

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24 décembre 2024 2 24 /12 /décembre /2024 08:44

Brad finit par se laisser convaincre, sans enthousiasme excessif, mais sans résistance opiniâtre, égal à lui-même, donc. Il ferait ce tour du monde et raccompagnerait Nubecito à Hawaii.

La petite famille se retrouva un weekend dans une maison louée au bord de la plage de Mismaloya, à trente minutes de Puerto Vallera. Il s’agissait de finaliser le projet.

– Brad, demanda Ludmilla, tu te souviens du livre du chat qui apprend à voler à une mouette ?

– Bien sûr, comment oublier ? Tu me l’as lu et relu. Combien de fois ? mille fois ? et tu avais un livre en français et un en espagnol et tu lisais une phrase dans une langue et la suivante dans l’autre. Grâce à Sepulveda, toi tu as appris le français et moi, j’ai appris à rêver.

– Rappelle-toi ce passage qu’on aimait tant. Quand l’humain entend le chat Zorbas lui raconter l’histoire de la mouette, évidemment, il n’en croit pas ses oreilles, alors il dit : « Y si todo esto es un sueño, qué importa. Me gusta y quiero seguir soñándolo. Et si tout ça est un rêve, je m’en fiche. Ça me plaît et je veux continuer à rêver. » Et après, toi, tu répétais tout le temps dans ton espagnol perso, « mais qué importa ! Hein, qué importa ? ».

– C’est vrai. D’ailleurs tu ne trouves pas que l’histoire de Nubecito ressemble un peu à celle de la mouette Afortunada ? Ton père ne serait pas un plagieur, pas hasard ?

– Plagieur ou plagiaire, interrogea Ludmilla ? Bof, qué importa, ajouta-t-elle hilare !

C’est étonnant comme les contraires s’ajustent parfois. Tout opposait ces deux jeunes et pourtant ils étaient parfaitement complices et inséparables. Ludmilla avait retrouvé Brad au lycée français de Guadalajara lors du deuxième séjour au Mexique de la famille. Ludmilla y avait été admise dès la cinquième parce qu’elle était déjà quasi-bilingue, sans que personne ne comprenne comment une fille de pêcheur analphabète, orpheline de sa mère puisse parler aussi bien le français. Brad y avait été admis parce qu’il était le fils du nouveau Conseiller culturel. Quand ils se retrouvèrent, elle avait sauté une classe et était déjà en première, il en avait redoublé deux et était encore en terminale. Ils se sont tout de suite reconnus et ont poursuivi leur amitié interrompue brutalement sept ans plus tôt comme s’ils n’avaient jamais été séparés. Après le bac, Ludmilla avait rejoint Brad à l’université pour étudier le commerce international. Lui, parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre, elle, parce qu’elle voulait gagner sa vie correctement pour changer le moteur du bateau de son père et lui acheter une maison.

Les cours n’étaient pas passionnants. Heureusement, tous les mercredis soir, elle suivait le cours de littérature de Nadja. Cette année, justement, c’était sur les littératures du voyage, Cendrars, Rumiz, Sepulveda et Stevenson. Son cours s’intitulait « Par-delà les frontières, d’une langue à l’autre : récits de voyage et voyage des récits ». Nadja était polyglotte : trois langues maternelles, le russe, le polonais et le français, deux langues apprises jeune et vite maîtrisées, l’anglais et l’espagnol, plus une bonne connaissance de l’italien et du portugais. Elle faisait son cours moitié en français, moitié en espagnol et citait toujours les œuvres dans le texte. Ludmilla était aux anges ; elle était, quant à elle, quasi bilingue espagnol-français, avait un très bon niveau d’anglais et commençait à se débrouiller en italien. Les ouvrages au programme étaient Travels with a donkey in the Cévennes de Stevenson, en anglais donc, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars, Mundo del fin del mundo de Sepulveda pour l’espagnol et, pour l’italien, La leggenda dei monti naviganti de Paolo Rumiz. Ludmilla aimait la littérature, mais plus encore les langues, toutes les langues, toutes ces musiques du monde qui font danser les choses sur des rythmes et des modes différents.

– Quelle coïncidence émouvante, pendant que l’on lira Cendrars décrire son voyage, toi, mon bourlingueur d’amour, tu seras vraiment dans le train, dit Nadja à son fils. « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? Oui, nous le sommes, nous le sommes. Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune… Ce voyage est terrible », récita-t-elle de mémoire.

– Tu pourrais te mettre au russe, Ludmilla, ajouta Swann, qui le comprenait mal et le parlait peu, c’est tout un autre monde que tu découvrirais.

– Oui, j’adorerais le faire un jour. Les langues étrangères m’enchantent. C’est vrai qu’elles nous transportent dans des contrées de pensée lointaines, mais j’aime plus encore ce que cela fait à mon corps, à ma bouche, à mes bras.

Swann plissa le front ; Nadja souriait.

– J’aime les idées propres aux langues, mais j’aime surtout leur goût.

Nadja jubilait ; Swann fronça les sourcils.

– Moi, je ne sais pas comment ça rentre dans vos têtes, tous ces mots étranges et tous ces verbes irréguliers, j’ai déjà du mal avec le français, poursuivit Brad. Mais bon, avec Diego on ne parle qu’une seule langue, pas la même, et pourtant on se comprend très bien.

– Ah pardon, Brad, Diego est parfaitement trilingue, outre le mexicain, il parle aussi le nuage et la vague, ajouta Swann provoquant un éclat de rire général.

Ah ah ah, humour d’humains, commenta Nubecito, toujours au-dessus d’eux. Il doit me manquer quelque chose pour comprendre le sens caché de leur blague. Je m’étonne quand même que seul un vieillard à la culture limitée et à la vue basse parvienne à me voir et m’entendre. Ou peut-être est-ce à eux qu’il manque quelque chose et devraient-ils apprendre à penser comme un nuage.

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23 décembre 2024 1 23 /12 /décembre /2024 03:46

Pas une once de renom, je renonce.

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22 décembre 2024 7 22 /12 /décembre /2024 03:19

L’empathie, comme son étymologie l’indique, est une pathologie, mais une pathologie stupide qui consiste à ajouter de la souffrance à la douleur. Heureusement, quand elle n’est pas feinte, elle ne dure pas et disparaît dès le début de la série télévisée.  

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21 décembre 2024 6 21 /12 /décembre /2024 03:54

Brad s’était calmé. De toute façon, il n’était jamais irrité très longtemps ni très profondément. Les événements de la vie semblaient glisser sur lui comme une goutte d’eau sur une feuille de songe, mais, même en l’observant de près, il était difficile de savoir s’il s’agissait d’indolence ou de maîtrise. Et puis, une petite partie de lui commençait à s’intéresser au projet, peut-être cette petite case au fond de son cerveau qui avait retenu le joli mot de Ludmilla : ce voyage sera bien pour nous. Mais parce que c’était un homme, malgré tout, il continua de manifester son opposition.

– Explique-moi pourquoi tu ne le fais pas toi-même ce voyage, Ludmilla ?

– Mais Brad, tu le sais bien, il y a mille raisons pour moi de ne pas faire ce voyage que j’adorerais faire. Et pour n’en citer qu’une, mon père. Il ne pourrait pas se passer de moi plus d’une semaine. Et pas seulement pour des raisons matérielles évidemment. Mais tu sais quoi, je ne pourrais pas me passer de lui non plus. Tu sais ce que l’on a vécu ensemble, tous ces naufrages et tous ces sauvetages, c’est un miracle que l’on ne soit pas complètement détraqués.

À propos des raisons matérielles, il y avait cette boîte en fer blanc dans le tiroir de la commode. Diego y déposait l’argent de sa pêche et Ludmilla était censée y puiser pour payer ses études et sa vie à Guadalajara. Mais ce que Diego ne savait pas, n’ayant aucune idée de ce que coûte un livre, une location ou un ordinateur, c’est que Ludmilla alimentait aussi la boîte. Quant aux naufrages, le plus terrible sans doute fut celui du départ de sa mère qui, non contente de les abandonner, tenta de brûler la maison et eux avec.

Certains lecteurs pourraient ici s’agacer et reprocher à l’auteur de perdre son fil, d’oublier son histoire et de négliger certains personnages. Eh bien soit, revenons à Nubecito qui était justement en train de s’interroger en entendant Ludmilla. Le mal. Oui, voilà bien une autre question qui me tracasse, le mal, pensait le jeune cumulus. D’où il vient le mal ? Purificacíon était-elle devenue mauvaise, un jour ? Et chez nous, je pense aux cyclones qui noient les pêcheurs, détruisent les cases et arrachent les cocotiers. D’où ils viennent les cyclones, qu’est-ce qu’ils étaient avant et qu’est-ce qu’ils deviennent, après ? Est-ce qu’avant, ils étaient des petites brises qui jouaient avec les vagues, gonflaient les voiles et rafraichissaient les soirées d’été ? Ou bien est-ce que, tout d’un coup, à partir de rien, ils existent et ils sont déjà mauvais ? Et qui devient mauvais ? Seulement quelqu’un qui avait déjà du mal en lui, en tout petit, comme une graine de mal ? Ou bien est-ce que toutes les petites brises peuvent ou pourraient devenir un jour des tempêtes monstrueuses ?

– Autre chose, Brad, j’ai réfléchi à ce que tu disais à propos d’Ola, c’est vrai qu’il n’y a que Papa qui l’a entendue parler, il n’y a que Papa qui distingue Nubecito des autres nuages, et je ne sais pas si c’est vrai, mais ça ne peut pas être faux. Papa ne peut pas mentir et s’il croit à cette histoire, alors elle est devenue vraie pour moi, en un sens. En un sens qu’on doit trouver. Ce voyage va tous nous éloigner, beaucoup. D’accord, on est très liés, tu sais que j’aime tes parents, toi aussi je t’aime bien, je sais aussi que tes parents ont une vraie affection pour mon père, quant à toi, tu es comme son fils, il t’adore et tu lui rends bien. De loin on dirait une famille parfaite, comme dans les publicités. Mais il y a encore quelque chose de faux, enfin, je ne sais pas comment dire, quelque chose qui reste en surface. En fait voilà, il y a quelque chose qui nous manque et ce voyage, je te le parie, ce voyage peut nous le donner.

– Mouais… Comme d’habitude, je ne comprends pas tout ce que tu dis. Sans doute la barriera linguistica, risqua-t-il en faisant rire Ludmilla.

Barrera idiomática, c’est mieux, répondit-elle. Bon, en attendant que tu réfléchisses, je vais préparer notre première étape jusqu’à Veracruz. Je fais voyager les gens dans le monde entier et moi, je ne suis jamais allée plus loin que Guadalajara.

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 03:58

Parfois, j’ai l’impression d’être un figurant dans le film de la vie d’un autre. Ça me convient bien, parce que tout ce qui se passe dans le champ de la caméra est très codifié, trop éclairé et tellement faussé par le regard des voyeurs, enfin, du cinéma quoi.

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19 décembre 2024 4 19 /12 /décembre /2024 03:08

Il ne faut pas aller trop à droite pour ne pas fâcher à gauche et, en même temps, ne pas donner trop de gages à gauche pour ne pas énerver à droite. Par ailleurs, il faut savoir flatter la gauche pour la décoller de l’extrême gauche et, en même temps, honorer la droite pour la détacher de l’extrême droite.

En politique, il est recommandé d'être synchrone et bien latéralisé.

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18 décembre 2024 3 18 /12 /décembre /2024 03:31

Cumuler les mandats, c’est l’assurance de faire mal ou insuffisamment les choses. On ne peut pas être à la fois mari, amant et père et pourquoi pas aussi chargé de l’entretien du jardin et responsable des poubelles.

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17 décembre 2024 2 17 /12 /décembre /2024 03:21

– Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire de tour du monde. Et toi Ludmilla, depuis quand tu décides de ma vie. Tu n’es pas ma mère. D’ailleurs même ma mère n’a pas à décider de ma vie. Et d’abord il est où ce Nubecito ? Je regarde dans le ciel, alors oui j’en vois des nuages, mais je ne vois pas de Nubecito, pauvre petit nuage abandonné par sa copine la vague Ola et récupéré par le brave pêcheur Diego. Non, mais vous êtes tous devenus fous. Fais-le, toi, ce tour du monde.

– Écoute Brad, je comprends que tu sois un peu énervé. Pour le reste, justement, je ne comprends pas tout. Mais je le sais, ce voyage, tu dois le faire. Pas pour te changer, pas pour devenir un homme ou je ne sais quoi, mais pour devenir ce que tu es déjà, mais pas encore – enfin, je n’arrive pas à t’expliquer clairement. Tu es mon meilleur ami. J’aime ta lenteur, j’aime ta féminité, j’aime ton indolencia – je ne sais pas comment on dit en français –, j’aime que tu n’aies pas envie de devenir plus ceci ou plus cela. Mais je crois que ces qualités ont besoin du voyage pour s’épanouir. Tu te rappelles, Nadja dit souvent, “le voyage n’est pas affaire de déplacement, au contraire, il vous place”. Je crois que je commence à comprendre ce qu’elle veut dire. À la fin, bien sûr, c’est toi qui décideras. Ce que je sais, ou plutôt ce que je sens, c'est que ça sera bien pour toi, et ça sera bien aussi pour nous.

– Je suis d’accord, c’est moi qui déciderai. Bon, je vais faire un tour.

Brad était encore contrarié. Une partie de son cerveau avait pourtant entendu et retenu, sans les analyser, ces derniers mots, « pour nous ».

Brad et Ludmilla se connaissaient depuis longtemps. Ils s’étaient rencontrés lors de la première affectation de Swann au Mexique, il y a une quinzaine d’années. Il était chargé de développer le réseau des alliances françaises. Nadja terminait sa thèse sur le surréalisme et la guerre (« ils éteignent les étoiles à coups de canon », les poètes peuvent-ils les rallumer ?). Cette rencontre est encore une histoire dans l’histoire – et qui aurait pu très mal finir.

Un soir, alors que la petite famille rentrait à l’hôtel, il devait être dix ou onze heures, ils remarquèrent une fillette seule sur la plage qui fixait le large ; ils échangèrent quelques mots en espagnol. Elle attendait son père. Deux jours plus tard, à la même heure et au même endroit, ils la revirent. Intrigués, ils s’assirent à côté d’elle et entamèrent une conversation. Ludmilla avait sept ans et parlait beaucoup et vite. Ils apprirent qu’elle attendait le retour de la barque de son père qui pouvait rentrer ce soir, ou peut-être demain. Sa mère l’avait chassée de la maison, comme chaque fois qu’elle y ramenait ses clients. « Ma mère est une putain et quand mon père n’est pas là, elle ramène les hommes à la maison, c’est mieux payé qu’au bar, dit-elle sans émotion, donc, comme il n’y a qu’une pièce, elle me met dehors. » Abasourdis, Swann et Nadja essayèrent de dire quelque chose, mais rien ne vint. « Ça va, je suis habituée, c’est juste que je m’inquiète pour mon père, sa barque est usée et son moteur tombe en panne parfois. » Toujours incapable de réagir, Nadja parvint quand même à lui proposer de manger des churros au chocolat avec eux.

Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain pour aller faire une balade ensemble. Ludmilla les retrouva à dix heures. « Papa est rentré hier juste avant le matin, mais il n’avait qu’un petit thon jaune alors ma mère était furieuse, elle l’a frappé et lui a dit de repartir pêcher et de revenir avec de l’argent s’il voulait manger. » Ludmilla resta deux jours complets avec eux. « Ma mère ne s’apercevra pas que je ne rentre pas et si elle s'en aperçoit, elle sera contente. »

Ils se revirent souvent pendant ces années. Ludmilla était une enfant adorable, vive, joyeuse et tellement mature et intelligente. Elle apprit rapidement suffisamment de français pour communiquer avec Brad qui parlait mal l’espagnol.

Un soir, alors qu’ils la raccompagnaient, Nadja, après en avoir parlé à Swann, dit ceci à Ludmilla. Elle n’aurait pas dû. Ils n’en reparlèrent jamais ensuite, mais y pensaient encore parfois, quinze ans plus tard.

– Écoute Ludmilla, on est tellement heureux quand on est tous ensemble. On voulait te proposer quelque chose. Ta mère ne s’occupe pas de toi et ton père est souvent en mer. Alors si tu veux, on pourrait t’adopter, en échange, on aiderait ton père, pour son bateau. »

Ludmilla s’était alors figée, crispée, avait tendu ses poings fermés et menaçants vers Nadja, lui avait jeté un regard haineux et dit, « ma mère est une putain, mon père est vieux, et donc vous voulez m’acheter. Alors, je coûte combien ? Hein, combien ? ». Puis elle était partie en hurlant « vous n’êtes pas assez riches, je suis trop chère pour vous ».

Ils ne se virent plus pendant presque dix ans.

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16 décembre 2024 1 16 /12 /décembre /2024 03:41

– Dis donc, elle est encore longue ta série ?

– Alors, il reste quelques épisodes, mais c’est la dernière saison. Et après, j’arrête.

– Et tu ne voudrais pas me dire comment ça finit, demanda Saint Pierre à Dieu ?

– Non. Mais je peux te dire que ça se termine bien.

– Chouette…

– Enfin, ça dépend pour qui.

– ?

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