La chose cache bien son jeu, le mot est clair : l'écran est ce qui montre tout en cachant.
La chose cache bien son jeu, le mot est clair : l'écran est ce qui montre tout en cachant.
– Dis donc Dieu, tu as remarqué comme le ciel est clair depuis quelques semaines.
– Mais oui, Pierre, tu as raison. D’ailleurs, je me demande si on ne devrait pas installer des voilages ; ils vont finir par nous voir d’en bas.
Voilà qui est terriblement égocentrique en ces moments douloureux, et j’ai un peu honte, mais je serais curieux d’appliquer les modèles informatiques de propagation du coronavirus aux Restes du Banquet. Si chaque lecteur du blog en contaminait trois, combien y aurait-il de lecteurs infectés au bout de 30 jours ?
Au moins on peut manger de l’ail à tous les repas, en ce moment.
Alors aujourd’hui, rien à signaler de tragique, j’ai fini mon Paris Match et j’ai reçu deux SMS, un de ma femme, un autre de Monsieur Pedro.
« Tout se passe bien ici. Ludo nous a accueillis. Il est très correct, nous respectons la distanciation sociale. Le retour était prévu le 14 avril mais ça pourrait durer plus longtemps. Fais attention à toi et ne sors pas. On t’embrasse fort ». Oui Ludo, c’est son ex. Je sais, c’est bizarre. Oui ben ne jugez pas et essayez de faire mieux que moi. Bon, le coup de la distanciation sociale, je ne vois pas trop ce qu’elle veut dire.
Le SMS de Monsieur Pedro était très intrigant. « Jean. Besoin de toi. RDV pizzeria Romanita. Passe par le local à poubelles, derrière et frappe deux fois trois coups. Demain 23h. Gros pourboire. » Je pense qu’il a besoin d’une voiture très puissante, mais pourquoi me faire passer par le local à poubelles. Je vous raconterai la prochaine fois, si je suis toujours en vie (je rigole !).
J’ai répondu à ma femme : « ma chérie, je sors peu, Madame Ladoucette m’a tout expliqué. C’est épouvantable. Je suis rassuré de te savoir avec Ludo. Plein de bises pour toi et les enfants. » Pour Ludo, rassuré, c’est à moitié vrai ; parce qu’il est professeur de judo mais très beau garçon aussi.
J’ai texté à Monsieur Pedro : « D’accord, je viens avec la Porsche Cayenne. » Il m’a répondu à la seconde : « Si c’est une plaisanterie, arrête avec l’humour. Si ce n’est pas une plaisanterie : tu es mort ».
Ce n’était pas une plaisanterie mais j’ai répondu, « d’accord, j’arrête avec l’humour ». En plus, il a raison Monsieur Pedro, je ne suis pas drôle en général.
– Dis donc, Pierre, je viens de voir les chiffres de mars, c’est excellent cette baisse du nombre de morts sur les routes.
– Non mais c’est pas vrai, Dieu, tu ne voudrais pas t’intéresser un peu plus à ce qui se passe en bas !
Alors là vous allez être surpris, après deux semaines d’ennuis sérieux et de nouvelles catastrophiques, eh bien aujourd’hui a été une journée excellente et de très bon augure pour la suite.
Bon, à dire vrai, je n’ai pas compris ce qu’il m’arrivait, mais ça, je commence à m’y habituer.
J’ai trouvé dans ma boite aux lettres une enveloppe en provenance de l’agence de location Luxury Loc, avec un chèque de 1600 euros, soit 80% de mon salaire net. Avec un petit mot de Monsieur de La Tour. « Cher Jean, ci-joint votre salaire du mois d’avril. Restez chez vous. Nous n’avons plus de clients. J’ai fermé l’agence, je suis à Belle-Île chez maman. Je vous demanderai seulement d’aller régulièrement sur le site pour voir si les affaires reprennent (on capte mal à Sauzon). ADLT » Je ne vais pas me plaindre, mais c’est quand même curieux.
Ah oui, j’ai oublié de vous dire ce que je fais dans la vie. Je travaille pour une agence de location de voitures de luxe. J’ai un petit salaire et pas de prime mais j’ai des pourboires intéressants, surtout de la part de Monsieur Pedro. Monsieur Pedro, c’est mon client préféré. Il vient trois fois par mois, il veut toujours une voiture très puissance. Il me dit qu’il va passer le weekend en famille à Saint Jean de Monts mais je sais que ce n’est pas vrai. Il prend la voiture le jeudi soir, monte directement à Amsterdam, redescend le vendredi au petit matin et la laisse au garage jusqu’au lundi matin. Je le sais parce qu’on a installé une puce GPS, c’est pour le vol. Bon, moi aussi, ça m’arrive de mentir ; peut-être qu’il va voir son parrain. En tous les cas, il me laisse toujours un gros pourboire.
C’est inquiétant quand même qu’il ne nous appelle plus. J’espère que son parrain hollandais n’est pas mort.
Certains parlent si fort que ça les gêne pour penser.
Alors, la dernière fois je vous parlais de mon parrain Julot. Il va mieux, merci. En revanche, à Paris, rien ne va plus. Ce matin, alors que je décidais de sortir faire un tour au parc, je fus bruyamment apostrophé par Madame Ladoucette, la concierge.
– Mais Monsieur Bondu, qu’est-ce que vous faites ! Ne sortez pas, c’est beaucoup trop dangereux.
(Oui parce que je ne vous ai pas dit, je m’appelle Jean Bondu. C’est nul, je sais ! J’aurais aimé m’appeler Maximilien ou Hippolyte, un vrai prénom quoi, avec au moins trois syllabes. Et pas Bondu, vous vous rendez compte, Bondu, même Ladoucette c’est mieux. J’aurais voulu naître Durand-Ruel ou La Motte Picquet. Même le métro a un plus joli nom que le mien.)
– Mais qu’est-ce qui se passe enfin, Madame Ladoucette ?
– C’est le nouveau Covid. Ils ont trouvé un cluster, à l’hôtel en face.
Un cluster ? Mais qu’est-ce que ça peut bien être ? Le nouveau ? Le nouveau locataire ? Mais il ne s’appelle pas Cauvide ? Bon sang, je ne comprends rien.
– C’est une hécatombe, il fait des ravages. On compte les morts par centaines.
En l’entendant, mon sang se glaça. Je pensai immédiatement à Éléonore et Barthélemy.
– Ayez pas peur pour les petits…
Tout en restant dans sa loge, elle me fit signe de m’approcher de la vitre ; je voyais alors en gros plan ses yeux exorbités, ses dents cariés et son nez mal curé.
– Ayez pas peur pour les petits, il s’attaque aux vieux et aux vieilles.
– Beurk !
Je ne pus retenir un cri de dégoût.
– Oui ben soyez poli, Monsieur Bondu.
– Oui mais non, je voulais dire, c’est odieux, c’est honteux, c’est criminel de s’attaquer à des personnes vulnérables ! Et la police, qu’est-ce qu’elle fait ?
– Elle fait ce qu’elle peut, mais les policiers ne veulent surtout pas l’attraper.
– Comment ça ils ne veulent pas l’attraper !
– C’est comme ça. Allez, rentrez chez vous.
– Bon, je remonte.
Tout cela est insensé. Ça se confirme, ce monde est détraqué.
– Monsieur Bondu, attendez, approchez un peu. Tenez, c’est le fils de mon beau-frère, il connaît du monde.
Et, avec la gravité de quelqu’un qui m’aurait confié les reliques de Sainte Thérèse de Lisieux, elle me tendit un rouleau de papier toilette.
Je m’aperçois – honteuse confession – que les sentiers escarpés, l’odeur du jasmin de nuit, le chant des galets roulés me manquent plus que les « vrais gens » que je ne vois plus.
Allez, ça pourrait changer et peut-être que dans quinze jours, je ne rêverai plus que d’aller galocher mademoiselle Robert, la charcutière moustachue.
Bon, il faut que je vous avoue, je n’étais pas sur Saturne. Je vous ai menti la semaine dernière, j’ai menti à ma femme aussi, j’ai menti à tout le monde. Mais attention, je n’ai pas fauté pour autant, c’était pour la bonne cause. Je suis allé rendre visite à mon parrain Julot, à Baume-les-Messieurs, c’est près de Lons-le-Saunier dans le Jura. Je ne l’ai pas dit à ma femme parce Julot, elle ne l’aime pas, lui, il la déteste et ne veut pas en entendre parler. Il me déteste aussi mais aime bien me le dire en face.
Je vais lui rendre visite une fois par an. D’habitude, on va à la pêche et on joue à la pétanque, mais cette fois-ci, je l’ai trouvé cloué au lit avec une forte fièvre, une toux bruyante et une respiration empêchée. J’ai appelé SOS médecin, il a été hospitalisé par prudence. On a pris mon téléphone, puisque j’étais sa seule famille, pour m’informer de l’évolution de son état.
Hier j’ai reçu un SMS du médecin et un selfie de Julot. « Bronchite asthmatiforme avec insuffisance respiratoire aiguë et surinfection bactérienne pulmonaire. Ouf, on a eu chaud ! Docteur Elutor ». Quand même, le « ouf on a eu chaud » est de trop, ce n’est pas très professionnel et si c’est de l’humour, ça ne me fait pas rire. Quant au selfie, c’est Julot, à la fenêtre… en train de pêcher ! Il a ajouté une légende bizarre : « pas confinées pour longtemps les tanches du bassin de la voisine. Signé, Front de Libération des Nageoires Confinées – bassin historique ». C’est sans doute de l’humour aussi. Je n’ai pas compris.
En fait, je constate que je comprends de moins en moins le monde et ses habitants, comme si quelque chose d’essentiel m’échappait. Saturne, ça ne serait peut-être pas une si mauvaise idée.
Non, je n’ai pas d’attestation de déplacement dérogatoire, mais je ne reste jamais longtemps au même endroit, plaida Phileas Fogg – en vain.
Non mais c’est incroyable ce qu’il m’arrive depuis quelques jours, c’est à croire que je suis le personnage souffre-douleur d’un romancier atteint par je ne sais quel virus qui lui dévore progressivement le cerveau ! Jugez-en par vous-mêmes.
Vous vous souvenez, après mon incarcération inexpliquée, j’étais libéré puis accueilli tout aussi curieusement par les applaudissements des voisins au balcon. Consigné sur le canapé pour une raison que j’ignore (oui mais il faudra bien un jour ou l’autre qu’elle me rende des comptes, elle) et ne parvenant à trouver le sommeil sur ce piège à lumbagos, je me chargeai un peu (trop) en Phénobarbital (Tiens ! Pourquoi ce stock de Chloroquine dans l’armoire à pharmacie ? Ma femme nous prévoit peut-être des vacances surprises à Madagascar. Elle est très surprise ma femme. Chut, je vais faire l’innocent.)
Et bim ! Je me suis effondré pour me réveiller le lendemain en milieu d’après-midi. C’est là que ma vie ressemble au délire d’un écrivain pervers. J’ai trouvé la maison vide. Ma femme, mes enfants et la télévision avaient disparu (le papier toilette et la chloroquine aussi, comme je le découvrirais plus tard) ; je trouvai seulement ce petit mot : « Déplacement pour motif familial impérieux. Sommes partis à l’île de Ré. Impossible te réveiller. T’ai laissé la radio. Ne sors pas sans attestation. Bises ».
Déplacement pour motif familial impérieux ? À l’île de Ré ? Chez son ex ? Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ?
Sans être convaincu que je trouverais une réponse, j’allumai quand même la radio. Enfin un peu de réconfort ! Je tombai sur une émission remarquable. Une sorte de fiction radiophonique, vous savez un peu comme le génial canular d’Orson Welles dans les années trente qui a fait croire à une partie des Américains à une invasion des Martiens. Là il s’agissait d’un virus qui touchait la planète entière. C’était terrifiant de réalisme.
« Non moins que savoir, douter m’est agréable [non men che saver, dubbiar m’aggrata] » chantait joliment Dante dans son Enfer florentin.
Je ne voudrais manquer de respect à personne mais je me disais que peut-être le dieu des poètes pourrait intervenir auprès de son collègue le dieu des virus pour que nos amis Italiens soufflent un peu.
Donc, je reprends mon histoire.
J’ai finalement été libéré au bout de 24 heures. J’ai pu rentrer très facilement, il n’y avait pratiquement personne sur les routes ; Paris Match n’avait pas prévu cela, les barrages routiers des Gilets Jaunes sont tellement efficaces que plus personne ne se risque à sortir.
J’arrive donc chez moi vers 20 heures, et là, vous n’allez pas me croire, mais au moment même où j’ai mis la clé dans la serrure (vous savez, un peu comme ces fêtes d’anniversaire surprises, vous rentrez chez vous et découvrez trente-sept amis tapis dans le noir qui entonnent en cœur un « joyeux anniversaire »), eh bien oui, à ce moment précis, tous les voisins sont sortis sur le balcon pour m’applaudir. Ça m’a fait chaud au cœur après toutes ces mésaventures.
C’est ma femme, sûrement, qui a organisé ce bel accueil.
(Ce qui rend d’ailleurs totalement incompréhensible qu’elle m’ait obligé, une fois encore, à dormir sur le canapé.)
Je ne saurais dire si le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas, il est certain en revanche, qu’une soupe de chauve-souris en Chine peut entraîner l’infection d’un Groenlandais par le coronavirus.
Je vous ai raconté hier combien mon retour à la maison avait été pénible ; j’avais donc décidé de repartir sur Saturne. Eh bien figurez-vous que la suite fut pire encore. J’en viens même à me demander si l’on ne me cache pas quelque chose. À l’aéroport pourtant, tout s’est bien passé et j’ai eu un vol pour Saturne. C’est à l’arrivée que les choses se sont compliquées. J’ai été embarqué et enfermé dans une cellule où je devrais rester quinze jours, le tout bien sûr sans aucune explication.
J’ai finalement compris au moment de faire mes besoins. Oui, je vous explique. Constatant qu’il n’y avait pas de papier dans les toilettes, j’en ai réclamé. On m’a alors tendu un Paris Match. Et là j’ai tout compris. Je n’avais pas suivi les derniers événements sur Saturne, j’avais tout raté. L’affaire des Gilets Jaunes, comme ils disent dans l’article, voilà qui expliquait toute cette désorganisation.
(Il y a juste un truc que je continue de ne pas comprendre : pourquoi ai-je eu droit au canapé à la maison ?)
L’hypothèse scientifique est une ignorance formalisée.
De retour de Saturne, je trouve l’aéroport presque vide. Le chauffeur de taxi, masqué et ganté, me conduit chez moi sans dire un mot tout en me lançant régulièrement des regards suspicieux. Au pied de la maison je suis accueilli par trois policiers qui me verbalisent pour non-présentation de je ne sais quelle attestation. Je rentre enfin et là, ma femme me fait un coucou distant, me demandant de rester dans le salon tout en indiquant, sans ambiguïté, le canapé. Consterné, j’ouvre les placards de la cuisine à la recherche d’un remontant et je découvre des montagnes de pâtes et de papier toilette.
Oui ben c’est décidé, demain, je repars sur Saturne.
Les avis des plus éminents scientifiques divergent sur ce qu’il convient de faire. Demain, les faits valideront les prévisions de certains et la science sera sauve.
La voyance fonctionne exactement selon le même scénario.
Plus de théâtres, de cinémas, de restaurants, les écoles, les magasins et les parcs fermés, les sorties en mer et en montagne vivement déconseillés, les voyages aussi. Qu’allez-vous faire de vos journées ?
Je ne voudrais pas tirer la couverture à moi mais il me semble qu’il ne vous reste plus que Netflix et les Restes du Banquet.
Je suis tout à fait d’accord pour appliquer les mesures-barrières afin de ralentir la propagation du coronavirus. Je ne me touche plus et me lave régulièrement mais j’éprouve quand même quelques difficultés à me laver les mains séparément, une par une.
Je me permets de rappeler que le « télétravail » ne consiste pas à rester travailler à la maison devant la télé. La télé ou plutôt « télévision », c’est ce qui permet de « visionner à distance » ; « à distance », c’est ce que veut dire « télé- », enfin, sauf dans « télégénique » qui signifie « qui passe bien à la télé », « télé- » renvoie alors à télévision, la télé, quoi.
Quelque chose me dit que la télé-éducation va rencontrer quelques difficultés. Pas sûr que l’e-learning passe mieux.
(« Télétunestel » est parfaitement formé mais n’a rien à voir – pas même à distance – avec « télé ». Quant à « téléludemoncœur », il n’apparaît dans aucun dictionnaire, pas même chez Queneau, et c’est bien dommage.)
La liberté d’expression est un peu le couteau suisse des concepts politiques ; elle a tous les usages, même les plus vils.
Quelque chose me dit que ces piliers rigides d’un vieux monde pourtant délabré, qui font encore le beau en sortant leurs griffes et rentrant leur ventre ne vont pas tarder à mourir d’asphyxie.