L’autre : la règle et le trouble.
L’autre : la règle et le trouble.
Et si l’on avait le choix – pour je ne sais quelle absurde raison – entre sauver les œuvres complètes de Nicolas Malebranche ou la recette du coulant au chocolat, bien sûr que je sauverais les livres. Mais quel drame quand même, quelle perte irremplaçable. Pas sûr que je m’en remettrais.
(Non mais quel choix insupportable, comment peut-on imaginer une situation aussi odieuse !)
Qu’elle anticipe ou tire les leçons, la pensée n’est jamais à l’heure. Seule l’action est ponctuelle.
Je ne pourrais pas dire que j’avais apprivoisé Nora, mais son univers parallèle, ses pensées enchevêtrées et ses formules brutes me semblaient moins étranges. Je pensais à nous, comment nous allions évoluer, ce que nous allions devenir ensemble. Fin juillet, je devais partir pour le Portugal et aller passer deux semestres à Lisbonne pour parfaire mon portugais ; je voulais me lancer dans une thèse sur Fernando Pessoa, « Hétéronymie, polygraphie et solitude chez Pessoa : sur les traces du moi perdu ». Nora devait aller à Madagascar travailler sur un rite funéraire incroyable qui consistait à exhumer un mort, nettoyer son squelette, le promener dans un linge propre et l’enterrer à nouveau. L’échéance approchait. Nous n’en parlions pas. Après tout, nous ne serions séparés que neuf ou dix mois, cela passerait vite.
Le 10 mai, elle avait disparu. J’avais trouvé un mot dans ma boîte aux lettres disant qu’elle devait s’absenter plusieurs jours. Je n’ai aucune mémoire des dates mais là quand même je m’en souviens. J’étais allé seul, place de la Bastille, fêter l’élection de Mitterrand. Anna Prucnal chantait l’Internationale en polonais. Nora et moi l’avions vu jouer dans La Cité des femmes de Fellini (enfin moi surtout, parce que le film durait deux heures et demi ; Nora s’était endormie à l’apparition du docteur Katzone dit Grosphallus, joué par Ettore Manni, « lui, je sens que je ne vais vraiment pas l’aimer »). Ensuite Renaud était venu chanter quelques chansons, il s’était bien assagi et ressemblait peu au Renaud que Nora me faisait écouter. Nora, Nora, Nora. Tout me ramenait à elle. Le premier président de gauche de la Cinquième République venait d’être élu et je ne pensais qu’à Nora. Elle m’avait ouvert un nouveau monde, m’y avait installé... et m’y laissait seul. Seul perdu au milieu du « peuple de gauche ».
C’était bruyant et désordonné, d’aucuns diraient festif : certes, mais c’est la moindre des choses qu’une fête soit festive ! Et ensuite, qu’allait-il se passer ? Je m’interrogeais sur notre avenir et n’étais pas très optimiste pour celui des socialistes qui me paraissait tout aussi incertain. J’avais l’impression en voyant cette foule en liesse, comme disent les journalistes, qu’on venait d’ouvrir une vanne fermée depuis longtemps, que des eaux tumultueuses et joyeuses se ruaient vers l’espace enfin libre mais qu’elles auraient tôt fait de s’installer, prendre du volume pour finir par couler lentement et sagement dans leur lit. (J’avais initialement écrit s’empâter au lieu de prendre du volume mais non, des eaux ne peuvent pas s’empâter – les socialistes au pouvoir, si.) Vers minuit, l’orage avait commencé à gronder, j’étais rentré.
Puis Nora était revenue fin mai ; nous avions alors passé deux semaines sans se quitter, nous sortions peu, il faisait frais pour un début de mois de juin. Elle était incroyablement gaie et tendre ; une fois elle m’avait demandé ce que j’aimerais avoir comme genre de maison plus tard, c’était la première fois qu’elle envisageait le futur. Nous avions sorti les règles et les crayons pour jouer les architectes. Je me remettais à espérer. Nous passions beaucoup de temps dans ma chambre, nous faisions l’amour souvent. La dernière fois que nous étions allés au cinéma, ç’avait été pour voir Les Uns et les autres, le film de Claude Lelouch. Il durait trois heures, on avait dû s’y reprendre à quatre fois. Ce n’était pas simple, il fallait être raccord pour ne rien rater sans voir deux fois la même scène. La deuxième fois la caissière avait souri « dites donc, le film vous plaît, mais dépêchez-vous, ça a commencé déjà », la troisième fois elle avait semblé intriguée, la quatrième fois j’avais cru devoir lui expliquer, « c’est ma femme, elle a des nausées et a souvent envie de faire pipi » ; alors, elle m’avait lancé un clin d’œil appuyé et nous avait fait entrer sans payer, « allez-y, c’est mon cadeau. » Lelouch nous aura quand même coûté plus de 60 francs, une fortune. Je n’en suis pas certain, mais il se peut que j’aie un peu dormi moi aussi.
Je pense que Nora était très amoureuse, elle avait des mots tellement tendres parfois. Même pour dire l’amour, elle avait du style. Nous étions en juin 1981. La rupture fut terrible.
On invente rarement, parfois on détourne, souvent on répète.
Au commencement, bien avant le verbe, était le regard. Un dialogue sans grammaire.
Si tu crois que je ne vois pas que tu penses que je ne sais pas que tu aimes que je regarde quand tu as le dos tourné, alors retourne en cuisine.
C’est l’imagination beaucoup plus que la mémoire qui travaille pendant l’absence, d’où les problèmes de raccord lors des retrouvailles.
Ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers. Pour ceux qui restent, c'est vaisselle.
Nous allions souvent au cinéma. Les places étaient à dix francs, parfois c’était plus. Chacun son tour nous devions faire découvrir à l’autre un film. Nora était curieuse de tout mais très critique. Moi, c’était plutôt l’inverse, j’avais des réticences a priori, ensuite j’étais bon public.
Par exemple, elle m’avait emmené voir Airplane! (curieusement traduit par Y a-t-il un pilote dans l’avion ?). Bien sûr, j’avais traîné des deux pieds ; je m’étais fait un peu houspiller pour avoir dit que j’avais un problème avec les comédies populaires.
« Ne parle pas de ce que tu ne connais pas, et je ne pense pas qu’aux comédies en disant ça, je pense aussi au peuple. »
Pour le peuple, elle exagérait mais pour le film, elle avait raison. Je découvrais avec bonheur que les Américains connaissaient l’absurde. Je découvrais aussi que je pouvais rire pendant plus d’une heure et demie sans m’arrêter. J’avais adoré le dialogue « – Surely. – Don’t call me Shirley ». Ce jeu de mot était devenu notre réplique culte. Sur ce modèle, je nous avais inventé un petit jeu absurde qui nous amusait beaucoup. Cela donnait par exemple « – On y va. – Don’t call me On-y-va » ou bien « – À demain. – Don’t call me À-demain. » L’idée bien sûr, était de surprendre l’autre. Totalement absurde, complétement idiot mais tellement drôle.
À mon tour j’avais dû trouver un film. Je lui avais proposé Kagemusha, l’ombre du guerrier de Kurosawa. Il avait eu la Palme d’or, cela ne pouvait pas lui déplaire. J’avais seulement oublié un détail, le film – magnifique – durait trois heures et Nora ne tenait pas éveillée au cinéma plus d’une heure vingt. Elle dormait peu la nuit, se levait tôt et devait, pour ne pas s’endormir, parler et rester en mouvement. Nous avions dû le voir en deux fois. C’est depuis cette époque que j’ai pris l’habitude de voir les films en plusieurs fois.
Je ne sais plus qui avait proposé à l’autre d’aller voir Diva de Beineix mais ç’avait été une excellente idée. Nous étions allés au cinéma du Panthéon derrière la Sorbonne. C’était le seul cinéma parisien à l’avoir programmé, c’était incompréhensible ; dans la salle il n’y avait que des inconditionnels persuadés de voir un chef-d’œuvre. L’histoire du facteur qui enregistre clandestinement une diva, le trafic de prostitués, les flics corrompus (dont le génial Dominique Pinon), les Tractions blanches de Richard Bohringer, le puzzle géant de la vague, l’air de la Wally, le loft de Gorodish dans lequel Alba fait du patin à roulettes, l’ancien garage que Jules habite au milieu des carcasses de voitures de luxe et des enregistrements d’opéra, le jardin des Tuileries sous la pluie, l’art de la tartine au caviar et le geste zen... c’était excessif et nous aimions cet excès. Nous y étions allés trois fois. La première fois, Nora avait dit « c’est trop bleu ! », ce qui voulait dire qu’elle avait aimé ; la deuxième fois, elle avait dit « au fond, on est des lyriques », ce qui voulait dire qu’elle avait beaucoup aimé ; la troisième fois, nous nous étions assis au dernier rang pour nous embrasser, ce qui voulait dire qu’elle m’aimait. D’ailleurs c’est ce qu’elle disait parfois. Moi je n’osais pas en parler ; aujourd’hui je regrette. Quand on en vient à l’amour, les hommes souvent, même les plus éloquents, se taisent – sauf Séraphin.
En sortant du cinéma, nous marchions, silencieux et mélancoliques quand Nora s’était brusquement plantée devant moi, les bras sur les hanches : « Bon, j’ai faim et j’ai envie de rire. Tu connais La Vieille Trousse ? » Nous étions allés dîner dans ce petit restaurant, boulevard Saint-Germain ; c’était loin d’être gastronomique mais on était assuré d’y passer une soirée animée. Les deux patrons étaient homosexuels et une partie du personnel aussi ; ils se moquaient joyeusement de leurs clients. Le serveur nous avait accueillis en disant à Nora :
« Alors ma chérie, on sort son fiston ! »
« C’est pas mon fils, c’est mon petit frère mais on est tellement dégoûtants qu’on couche ensemble. »
« Hou, je l’adore. Un pichet de rouge en plus, c’est pour moi. »
J’ai oublié ce que l’on a mangé et bu (des zakouskis, de la moussaka et un mauvais Côtes-du-rhône, je crois), je me souviens juste de l’ambiance complètement foldingue. Quand quelqu’un sortait des toilettes, des ampoules de couleur se mettaient à clignoter au-dessus de la porte et tout le monde applaudissait la star du moment en chantant la Cucaracha ! Si la chasse d’eau n’avait pas été tirée, c’était une alarme honteuse et stridente qui accompagnait la sortie du coupable et tout le monde pointait son doigt vers lui en le huant. À la fin, quand une table partait, on s’arrêtait tous de manger pour vérifier le pourboire laissé et applaudir ou siffler ; le pourboire finissait dans une grande culotte de femme en dentelle suspendue au-dessus du bar. Nora était ravie et moi, un peu ivre. Nous avions beaucoup ri. On s’aimait.
Pour l’œuf et la poule, je ne sais mais pour le coca light, c’est bien après qu’il apparaît.
Bon, je ne voudrais pas spoiler l’histoire de ta vie mais quand même, sache qu’à la fin il t’arrive un truc très con.
Nora était une militante généreuse et tenace, et tous les sujets pouvaient devenir sensibles avec elle, « rien ni personne n’est quantité négligeable ; négliger, c’est humilier ». Elle avait le sens de la formule et en même temps, elle était l’exact opposé de l’intellectuel bavard et distant ; ce qui pour certains était un sujet de débat désincarné mutait vite chez elle en une cause impérieuse à défendre « avec les dents, s’il le faut ».
Et elle ne faisait jamais semblant. J’avais l’impression que tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle pensait, venait du dedans ou était passé par le dedans et c’est ce qui donnait à sa voix une telle force. Elle pouvait être enthousiaste et transportée parfois mais son inspiration venait directement du ventre. Peut-être inventait-elle parfois, mais elle ne mentait jamais.
Je lui faisais lire Le Méridien de Greenwich de Jean Echenoz et Le Livre du rire et de l’oubli de Kundera. J’essayais de défendre l’idée d’un autre engagement, plus souterrain moins frontal. « L’écriture n’est pas un match de boxe, la littérature n’est pas un tract, elle est un appel en creux, elle est un inventaire doux et scrupuleux des possibles. » J’avais quelques arguments moi aussi, me semblait-il, mais je n’avais ni sa verve, ni sa fougue. Je pensais être sincère mais je sentais bien aussi qu’il me manquait quelque chose : je n’avais pas fait suffisamment de terrain, comme elle disait. J’essayais malgré tout de lui exposer ma vision du roman autrement engagé, d’une littérature politique parce que non-politique.
Je finissais toujours par m’emmêler un peu les arguments. En réalité, j’étais très amoureux. Voilà bien ce qui me préoccupait depuis quelque temps et secrètement, je nous imaginais un futur : c’était à un autre engagement que je pensais. Un engagement que mon corps n’aurait pas contesté, je la désirais continûment. Il nous arrivait d’avoir des échanges animés, bien sûr, mais jamais nous ne nous étions disputés et nous finissions toujours, dans ma petite chambre, par une nuit d’amour. Nous n’étions pas complémentaires (elle détestait « cette immonde phraséologie phallo-capitaliste »), nous étions accordés, comme des couleurs, comme des sons, comme des verbes, et j’aimais le texte que nous écrivions. J’aurais échangé tout Proust et tout Céline pour une vie avec elle. J’aimais tant cette relation qui me semblait douce et vraie, et tellement vivante. Nora me bousculait un peu, il est vrai, et m’apprenait la réalité, elle pouvait m’oublier un temps quand elle partait dans une de ses théories alambiquées mais elle revenait toujours me chercher et dans ces moments-là, rien ne pouvait m’arriver.
Alors il y a les droitiers, les gauchers, les ambidextres et ceux qui, comme moi, sont à la fois maladroits et mal à gauche.
La solitude est une scène féconde, elle engendre de belles idées et de jolis monstres.
À Noël, je devais aller passer une semaine chez mes parents à Bordeaux. Cela faisait plus d’un mois que l’on se fréquentait presque quotidiennement, cela serait long une semaine sans elle. Je voulais lui faire un cadeau. J’étais allé à la bibliothèque de lettres pour demander conseil. Phil, un thésard, connaissait tout sur tout. « Salut Phil, je cherche un livre dont l’héroïne serait une Nora. C’est pour un cadeau galant. »
« Aïe, la colle. Bon, je ne vois pas grand-chose. Il y a bien les Dirty Letters que James Joyce a adressé à sa femme Nora mais comme cadeau de fiançailles, je déconseillerais : scatologie et pétomanie, c’est délicieux et audacieux mais ça sent mauvais, very dirty, very shitty, ça peut faire fuir ! Même Beckett a été choqué. Tu pourrais te rabattre sur le monologue de Molly Bloom qui clôt son Ulysse : les cinquante dernières pages, huit phrases, pas de ponctuation. Huit des neuf plus belles phrases jamais écrites. Molly Bloom, c’est Nora Joyce évidemment. Tu imagines, ils sont restés ensemble quarante ans, mais dans le texte, pas de Nora explicitement parlant. Attends, je reviens, j’ai peut-être quelque chose pour toi. »
Je me demandais bien quelle était la neuvième phrase de Phil. Quant à Ulysse dont les mille pages m’avaient toujours rebuté, je me disais que j’allais l’entamer par la fin.
« Tiens, regarde, Une Maison de poupée de Henrik Ibsen. Je te résume. Nora décide de quitter son mari et ses enfants parce qu’elle n’en peut plus d’être infantilisée. Note bien que ça se passe en Norvège à la fin du siècle dernier, tu imagines le scandale. Tu vois, l’enfer conjugal ici, ce n’est ni l’alcool, ni la violence, ni la misère, c’est l’assujettissement de luxe : la jolie poupée de son papa est devenue la belle poupée de son mari. Pas d’adultère, pas de coups de poing, pas de viol, pas d’inceste mais le foyer est une prison ouverte, le théâtre suffocant d’une humiliation permanente pour la femme-enfant Nora. Alors suite à une ultime scène où Nora se fait insulter parce qu’elle mettait en jeu l’honneur de Monsieur (tu liras, c’est plus compliqué), elle décide de se prendre en charge elle-même. Écoute : "je veux songer avant tout à m’élever moi-même. Tu n’es pas homme à me faciliter cette tâche. Elle ne relève que de moi. Voilà pourquoi je vais te quitter." Et vlan ! Ça se termine comme ça : "En bas, on entend le fracas d’un portail qui se referme." Ah, elle ne fait pas dans la dentelle, la miss Nora ! Elle est devenue une icône du féminisme, Simone de Beauvoir en parle quelque part, si tu veux je te trouve la référence. »
« Non merci, j’ai ce qu’il me faut. Exactement ce qu’il me faut. Mille mercis, Phil. »
« À ton service, jeune homme. Ah, une dernière chose très importante. En achetant le livre, tu vérifies bien qu’à la fin elle quitte son mari parce qu’il existe une version expurgée qu’Ibsen a dû écrire pour être joué en Allemagne chez les Huguenots dans laquelle, finalement, Nora craque, éclate en sanglots devant la chambre de ses enfants et décide de prolonger à perpétuité son incarcération dans la maison de poupée pour le plus grand bonheur de son mari. L’honneur est sauf, le mâle triomphe et les protestants applaudissent. »
Un jour, elle était venue chez moi avec une pile de journaux. C’était en janvier, il pleuvait, il faisait froid, nous n’avions pas envie de sortir.
« Tiens, regarde, c’est tout ce que j’ai trouvé sur l’affaire du viol des campeuses belges près de Marseille. Ça s’est passé en 1974, le procès a eu lieu en 1978, les garçons ont pris six et quatre ans, les filles étaient défendues par Gisèle Halimi et les garçons par Gilbert Collard. Mais surtout, une nouvelle loi vient d’être votée, le 23 décembre, qui redéfinit le viol et alourdit les peines ; joli cadeau de Noël. »
Elle voulait que j’en fasse un livre pour que tout le monde soit au courant.
« Écoute Nora, je ne sais écrire que de la fiction et puis, je ne suis pas sûr d’être légitime, je n’ai pas été violé et je suis un homme, c’est un problème trop grave pour en faire un sujet de roman. »
Alors là, elle avait démarré. Cela avait duré dix bonnes minutes, sans pause, sans sourire, une longue phrase sans respiration en marchant de long en large dans ma petite chambre, les poings fermés. « Un problème grave, non, le viol des filles, ce n’est pas un problème, c’est le problème, tout part de là et on n’en sort jamais, tu comprends, mentir ou voler, ce n’est pas bien, tuer, c’est mal, c’est très mal de tuer mais violer une fille, c’est au-delà encore, c’est viser le cœur, la matrice, l’origine, c’est tout ruiner, tout pourrir, tout casser, c’est s’attaquer aux fondations, ça ne se répare pas un viol, ce n’est pas une blessure qui cicatrise, écoute bien, tu dois choisir ton camp et il n’y en a pas trois : soit tu dénonces, soit tu es complice, et c’est vrai pour vous aussi les romanciers. »
Elle avait repris son souffle. Après une pause, elle avait continué plus calmement. « Ne faites pas semblant de regarder ailleurs pendant que certaines hurlent ; la neutralité est une imposture. On ne peut pas se réfugier éternellement dans le rêve. Tu n’es pas d’accord ? Au-dessus de la mêlée, tu n’es plus sur le terrain de la vie, moi je veux jouer, pas seulement regarder et tant pis si on prend des coups. »
Je savais peu de chose de sa vie, elle n’en parlait jamais, je n’osais l’interroger. Je me dis aujourd’hui qu’elle avait dû en prendre des coups, elle aussi. Je l’imaginais petite fille.
Puis elle était repartie plus véhémente que jamais. « Bien sûr que tu es légitime pour en parler parce que c’est de l’humain dont il est question ; ça t’intéresse pas l’humain ? ça te concerne pas ? Nous sommes tous légitimes. C’est le silence qui est illégitime, et il est assourdissant d’indifférence, de mépris, d’humiliation, c’est une deuxième violence, le silence, c’est un viol continué. Une fille est toujours seule avec son sexe. Il faut en parler. Le viol blanchit tout. C’est l’absence. La fin des mots. Le sol qui se dérobe et le passé qu’il faut gommer. La bouche aussi est violée. La langue déchirée. » Elle était exténuée, elle qui parlait toujours avec facilité devenait confuse. Elle avait fondu en larmes et nous étions restés là, en silence, pendant presque une heure, assis au pied du lit, serrés l’un contre l’autre.
Un ange passe, évite deux drones, et continue sans s’arrêter.
Ce n’est pas parce que la vie n’est pas balisée que l’on doit aller n’importe où.
Le samedi suivant, nous nous étions retrouvés au pied de La Rivière. Après avoir caressé les fesses de Dina et félicité Aristide, nous avions continué par le pont Royal, puis le quai Voltaire, le long des bouquinistes. Le pont des Arts venait d’être démonté alors nous avions pris le Pont-Neuf puis nous étions allés nous asseoir dans le square du Vert-Galant à la pointe de l’île de la Cité. Là, je lui avais lu des passages du livre de Romain Gary Les Cerfs-volants, l’histoire d’amour de Ludo et Lila pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Encore une histoire d’amour ; mais est-ce que ça peut être autre chose qu’une histoire, l’amour ? La guerre, la Résistance, la collaboration, tout ça c’est bien réel, mais l’amour de Ludo et Lila, non. Tu sais ce que c’est, toi, l’amour ? » C’était bien la première fois que Nora semblait n’avoir rien à dire sur un sujet. « Continue à lire, s’il te plaît, j’adore tous ces personnages, Madame Julie la mère maquerelle, Tad le frère de Lila, révolutionnaire idéaliste, Ambroise le facteur timbré, on a envie de les rencontrer. » Nora avait, en écoutant, la même intensité que quand elle parlait ; parfois elle interrompait la lecture.
« Il m’intrigue ce Ludo avec son don pour le calcul et sa mémoire exceptionnelle, c’est sûr que c’était bien utile en temps de guerre ; si j’étais comme lui, j’apprendrais par cœur toutes les chansons de Renaud. Et toi, tu ferais quoi ? »
« Moi, j’apprendrais par cœur tout Balzac, cela doit faire des milliers de pages, et s’il me restait encore un peu de place, j’apprendrais Les Cerfs-volants pour te le réciter le samedi après-midi. »
Une histoire d’amour et une guerre de l’histoire, la Résistance, les trahisons, l’héroïsme, l’espoir, la délation, la fraternité, la peur, l’horreur et puis la poésie des cerfs-volants pour tirer tout cela vers le bleu. « Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée. » Nous étions d’accord avec Gary, mais cela n’allait pas sans danger, et Gary le savait bien : « L’imagination vous joue parfois de vrais tours de cochon. C’est vrai pour les femmes, pour les idées et pour les pays. Tu aimes une idée, elle te semble la plus belle de toutes, et puis quand elle se matérialise, elle ne se ressemble plus du tout ou devient même carrément de la merde. »
« Il a raison Gary, mais alors qu’est-ce qu’on fait ? On continue de rêver, la tête dans les étoiles ou on arrête, pour vivre seulement, les pieds dans l’eau salée. Moi j’adore lire et toi tu passes beaucoup de temps à écrire. Mais pendant qu’on tourne les pages du livre, le monde lui aussi continue de tourner – et plutôt n’importe comment. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce que lire ou écrire, c’est faire ? Et qu’est-ce qu’on fait quand on fait voler des cerfs-volants ? » C’était probablement la question ultime pour Nora : comment ne pas trahir le réel, comment l’honorer ou le transformer, comment ne pas renoncer à exister, les pieds dans le dur, lors même que le ciel appelle ? À partir de quelle hauteur s’élever, c’est s’échapper ?
Après notre pause lecture, nous étions remontés par l’avenue de l’Opéra, Nora, Gary et moi, jusqu’au cinéma Paramount-Opéra, boulevard des Capucines. Jardin du Carrousel, pont Royal, quai Voltaire, Pont-Neuf, square du Vert-Galant, quai du Louvre, avenue de l’Opéra, Paramount-Opéra. Nous referons souvent ce trajet ; nous avions renommé le Pont-Neuf « la passerelle des amoureux ».
Ce soir-là on jouait Shining de Stanley Kubrick. Nous étions épuisés et cela faisait du bien de se reposer un peu. Nous étions tous les deux de grands amateurs de Kubrick, même si nous n’avions pas exactement le même tiercé : pour Nora, c’était Orange mécanique, 2001 et Docteur Folamour ; pour moi, c’était 2001, Orange mécanique et Lolita. J’ai pensé très tôt (quand l’enfant communique par télépathie avec le cuisinier) que Shining ne bouleverserait pas mon classement ; quant à Nora, lors de la scène horrifiante du baiser dans la chambre 237 (quand la jolie blonde nue que Nicholson embrasse se transforme, en hurlant de rire, en une vieille morte en décomposition), elle s’est endormie... pour se réveiller au moment où Jack poursuit son fils Danny avec une hache pour le tuer, dehors sous la neige dans le labyrinthe végétal. « Comment ça, mais la chaudière n’a pas explosé ? » Je croyais Nora encore un pied dans son cauchemar, mais elle m’expliquait que Kubrick n’avait pas suivi Stephen King dans son adaptation ; chez King, Jack mourait dans l’explosion de la chaudière.
Je l’avais raccompagnée jusqu’à la station Opéra. Je lui avais proposé de faire un bout de chemin avec elle, mais elle avait refusé. J’avais insisté un peu, en faisant remarquer qu’il était presque minuit. Elle m’avait regardé droit dans les yeux et m’avait répété très fermement « non ! ». Je regrettais mon insistance et craignais d’avoir tout gâché. « C’est à cause de tes problèmes en géographie, je ne voudrais pas que tu te retrouves au Havre. » Elle m’avait souri.
« Tu es libre mercredi ? OK, rendez-vous 14 heures, La Rivière. Viens avec Gary ! » Et elle avait disparu.
Le mercredi suivant, c’était le 3 décembre 1980. Romain Gary s’était suicidé la veille. Comme il pleuvait, on avait passé la journée chez moi. On se relayait pour lire Les Cerfs-volants. On interrompait souvent la lecture pour réfléchir, il nous arrivait de penser à haute voix ensemble, l’un commençait une phrase que l’autre terminait. Nora était intriguée par la dédicace, « à la mémoire ». « Parfois la mémoire est douloureuse, mais l’oubli est toujours pire. C’est pour ça que vous existez, vous les écrivains. » Sans transition je reprenais la lecture. « On put voir flotter au-dessus du camp de la honte des cerfs-volants aux couleurs gaies qui semblaient proclamer l’espoir et la confiance impérissables d’Ambroise Fleury. » « Trop fort, continue, doucement. » « JE crois que je garderai toujours dans mes yeux l’image de cet indomptable, dans notre tenue rayée de concentrationnaires, entouré de quelques débris humains qui ne tenaient à la vie que par ce qui n’a pas de corps, guidant au bout de sa ficelle un navire aux vingt voiles blanches qui palpitaient au-dessus des fours crématoires et au-dessus des têtes de nos tortionnaires. »
« Tu crois que c’est vrai cette histoire de cerfs-volants qu’Ambroise faisait voler au-dessus du camp à Buchenwald ? La mémoire, en un sens, c’est une autre vie pour le passé, mais redire le passé et l’écrire, c’est aussi une façon de le figer, de l’enterrer, de n’en faire rien d’autre qu’une leçon d’histoire ennuyeuse. Est-ce que tu crois qu’on retient le passé comme on retient un cerf-volant ? Qu’est-ce qui se passe si on lâche son passé ? Et si on le ramène trop près, dans le présent, comme un cerf-volant qu’on tient à la main ? En fait, il faudrait pouvoir garder le passé à distance, ni trop près, ni trop loin ; entre l’oubli et l’obsession. Peut-être que la bonne distance, c’est la fiction ? »
« Allez, continue. » « Et puis, ça a mal tourné. Ilse Koch, qui était gardienne au camp des femmes, se faisait fabriquer des abat-jour en peau de détenus morts. Elle vint demander à Ambroise Fleury de lui assembler un cerf-volant en peau humaine. Eh oui. Ambroise Fleury dit non, évidemment. » « Stop, arrête, s’il te plait. »
Au début, nous nous voyions le mercredi et le samedi parce que j’avais cours le lundi et le jeudi et elle, le mardi et le vendredi. Puis, nous nous sommes vus aussi le dimanche et finalement presque tous les jours, mais jamais à la fac et jamais chez elle. Nous passions beaucoup de temps dans les rues de Paris à marcher et discuter. Nous parlions de tout : le rôle de l’intellectuel, la misère sexuelle, la violence du savoir, le patriarcat, l’héroïne, le Goulag, l’amour libre, la société de consommation, le Tiers-monde, le nudisme, la peine de mort, le taoïsme, l’homosexualité, l’instinct maternel, l’autogestion, l’antipsychiatrie, le végétarisme, la révolution et tellement d’autres sujets encore. Nora était infatigable, elle était au courant de tout ce qui se publiait, elle avait une position sur tout et un argument contre tout. Elle était globalement très en colère. Contre le système, le capital, le mâle, Paris Match, l’Occident, le nucléaire, la chasse, Téléfoot, le dollar, les antibiotiques, la littérature sentimentale (pas contre les lectrices, mais contre les écrivains et les éditeurs), les centres commerciaux, le père Noël, le feuilleton Dallas, les voitures sur les trottoirs, miss France...
Nous fréquentions les bouquinistes, les galeries, les cafés, les cinémas. Nous échangions sur nos lectures. Elle me parlait de l’expérience de Robert Linhart qui s’était fait embaucher comme O.S. chez Citroën pour décrire de l’intérieur ce monde terrible, raciste et fraternel, avilissant et édifiant ; il le racontait dans un petit livre bouleversant L’Établi. Je lui faisais lire W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec qui entremêlait une fiction et le récit de son histoire comme si l’écriture et l’imagination pouvaient combler les trous de mémoire et calmer les traumatismes de l’enfance. Et toujours nous revenait la même question : comment penser le monde pour le comprendre et le changer sans l’abandonner et abandonner ceux qui l’habitent ou, en sens inverse, comment s’inscrire dans le réel, s’engager, comment s’établir sans être absorbé et neutralisé par un quotidien privé de sens ?
On faisait l’amour aussi, souvent.
La science de la réponse a peu à voir avec l’art de la question.
Tourner la page, ce n’est pas jeter le livre.
Le samedi suivant, nous nous étions retrouvés au pied de La Rivière. Après avoir caressé les fesses de Dina et félicité Aristide, nous avions continué par le pont Royal, puis le quai Voltaire, le long des bouquinistes. Le pont des Arts venait d’être démonté alors nous avions pris le Pont-Neuf puis nous étions allés nous asseoir dans le square du Vert-Galant à la pointe de l’île de la Cité. Là, je lui avais lu des passages du livre de Romain Gary Les Cerfs-volants, l’histoire d’amour de Ludo et Lila pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Encore une histoire d’amour ; mais est-ce que ça peut être autre chose qu’une histoire, l’amour ? La guerre, la Résistance, la collaboration, tout ça c’est bien réel, mais l’amour de Ludo et Lila, non. Tu sais ce que c’est, toi, l’amour ? » C’était bien la première fois que Nora semblait n’avoir rien à dire sur un sujet. « Continue à lire, s’il te plaît, j’adore tous ces personnages, Madame Julie la mère maquerelle, Tad le frère de Lila, révolutionnaire idéaliste, Ambroise le facteur timbré, on a envie de les rencontrer. » Nora avait, en écoutant, la même intensité que quand elle parlait ; parfois elle interrompait la lecture.
« Il m’intrigue ce Ludo avec son don pour le calcul et sa mémoire exceptionnelle, c’est sûr que c’était bien utile en temps de guerre ; si j’étais comme lui, j’apprendrais par cœur toutes les chansons de Renaud. Et toi, tu ferais quoi ? »
« Moi, j’apprendrais par cœur tout Balzac, cela doit faire des milliers de pages, et s’il me restait encore un peu de place, j’apprendrais Les Cerfs-volants pour te le réciter le samedi après-midi. »
Une histoire d’amour et une guerre de l’Histoire, la Résistance, les trahisons, l’héroïsme, l’espoir, la délation, la fraternité, la peur, l’horreur et puis, et puis aussi la poésie des cerfs-volants pour tirer tout cela vers le bleu. « Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée. » Nous étions d’accord avec Gary, mais cela n’allait pas sans danger, et Gary le savait bien : « L’imagination vous joue parfois de vrais tours de cochon. C’est vrai pour les femmes, pour les idées et pour les pays. Tu aimes une idée, elle te semble la plus belle de toutes, et puis quand elle se matérialise, elle ne se ressemble plus du tout ou devient même carrément de la merde. »
« Oui, oui, oui, il a raison Gary, mais alors qu’est-ce qu’on fait ? Hein ? On continue de rêver, la tête dans les étoiles ou on arrête, pour vivre seulement, les pieds dans l’eau salée. Moi j’adore lire et toi tu passes beaucoup de temps à écrire. Mais pendant qu’on tourne les pages du livre, le monde lui aussi continue de tourner – et plutôt n’importe comment. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Dis-moi. Est-ce que lire ou écrire, c’est faire ? Et qu’est-ce qu’on fait quand on fait voler des cerfs-volants ? » C’était probablement la question ultime pour Nora : comment ne pas trahir le réel, comment l’honorer ou le transformer, comment ne pas renoncer à exister, les pieds dans le dur, lors même que le ciel appelle ? À partir de quelle hauteur s’élever, c’est s’échapper ?
Après notre pause lecture, nous étions remontés par l’avenue de l’Opéra, Nora, Gary et moi, jusqu’au cinéma Paramount-Opéra, boulevard des Capucines. Jardin du Carrousel, pont Royal, quai Voltaire, Pont-Neuf, square du Vert-Galant, quai du Louvre, avenue de l’Opéra, Paramount-Opéra. Nous referons souvent ce trajet ; nous avions renommé le Pont-Neuf « la passerelle des amoureux ».
Ce soir-là on jouait Shining de Stanley Kubrick. Nous étions épuisés et cela faisait du bien de se reposer un peu. Nous étions tous les deux de grands amateurs de Kubrick, même si nous n’avions pas exactement le même tiercé : pour Nora, c’était Orange mécanique, 2001 et Docteur Folamour ; pour moi, c’était 2001, Orange mécanique et Lolita. J’ai pensé très tôt (quand l’enfant communique par télépathie avec le cuisinier) que Shining ne bouleverserait pas mon classement ; quant à Nora, lors de la scène horrifiante du baiser dans la chambre 237 (quand la jolie blonde nue que Nicholson embrasse se transforme, en hurlant de rire, en une vieille morte en décomposition), elle s’est endormie... pour se réveiller au moment où Jack poursuit son fils Danny avec une hache pour le tuer, dehors sous la neige dans le labyrinthe végétal. « Comment ça, mais la chaudière n’a pas explosé ? » Je croyais Nora encore un pied dans son cauchemar, mais elle m’expliquait que Kubrick n’avait pas suivi Stephen King dans son adaptation ; chez King, Jack mourait dans l’explosion de la chaudière.
Je l’avais raccompagnée jusqu’à la station Opéra. Je lui avais proposé de faire un bout de chemin avec elle, mais elle avait refusé. J’avais insisté un peu, en faisant remarquer qu’il était presque minuit. Elle m’avait regardé droit dans les yeux et m’avait répété très fermement « non ! ». Je regrettais mon insistance et craignais d’avoir tout gâché. « C’est à cause de tes problèmes en géographie, je ne voudrais pas que tu te retrouves au Havre. » Elle m’avait souri.
« Tu es libre mercredi ? OK, rendez-vous 14 heures, La Rivière. Viens avec Gary ! » Et elle avait disparu.
L’espoir fait vivre, les sondes gastriques aussi.
Si l’on s’en tient aux cris, naître semble plus douloureux que mourir ; si l’on considère l’appétit, mourir semble moins engageant que naître.
Hypothèses à vérifier.
Je connaissais mal les chansons de Renaud, à l’époque je pratiquais le Chant grégorien à la fac. J’avais suivi un ami qui était en philosophie, il m’avait introduit dans le cours de Iégor Reznikoff. Reznikoff était professeur de logique, spécialiste de l’intuitionnisme de Brouwer, mais le soir venu, il réunissait un petit groupe d’étudiants pour chanter dans un escalier du bâtiment B qui avait selon lui une acoustique particulière, sa résonance lui rappelait un peu celle de l’abbaye de Fontenay. On restait dans le noir pour ne pas troubler la « réponse » du son et favoriser une conversion spirituelle. Alors, les louanges des Gaules chrétiennes s’élevaient de l’escalier B. Oui, c’était sa thèse, le Grégorien ne venait pas de Rome, mais du grand chant des Gaules chrétiennes.
J’essayais d’expliquer à Nora ce que j’avais cru comprendre de l’intuitionnisme de Brouwer : cela remettait en question le sacro-saint principe du tiers exclu qui voulait que l’on n’ait le choix qu’entre le vrai ou le faux sans troisième voie ; or, selon Brouwer, dans un système infini, il n’y a pas que deux possibilités, on ne peut pas décider.
Nora jubilait. « C’est vrai que deux, c’est trop peu, ça fait un peu binaire, justement ; je crois que le vrai pluriel ne commence qu’à trois ; deux, c’est un essai raté, c’est un face à face qui annule les forces, c'est une symétrie sans vie, sans désir. Le deuxième est un reflet, un double mais pas encore un autre. C’est à partir de trois que tout commence. Et se complique : on passe de la logique à la politique. J’aimerais bien un jour, aller chanter dans ton escalier sacré. Autrement tu écoutes quoi ? »
J’avais eu envie de l’interroger sur l’amour, le couple amoureux n’était-il pas la société la plus intense, la plus sublime, le chiffre secret de la vérité, je voulais savoir ce qu'elle faisait de notre duo alors… mais elle était déjà passée à autre chose et avait laissé sa thèse sur le bord de sa pensée. J’essayais de la rattraper.
Qu'est-ce que j'écoute ? À la différence de la littérature et du cinéma, j’avais, en musique, des goûts curieusement très éclectiques. Je devais une grande partie de ma culture musicale à cet ami philosophe qui m’avait fait découvrir beaucoup de choses : Olivier Messiaen et ses sublimes Petites liturgies de la présence divine, Philip Glass et son immense Einstein On The Beach (il l’avait vu à Avignon en 1976, il ne s’en était toujours pas remis et ne cessait de m’en parler, il avait réussi à en enregistrer une partie, mais il n’avait prévu que trois cassettes alors que cela durait cinq heures, c’était incomplet et de très mauvaise qualité, mais c’était un trésor d’une valeur inestimable à ses yeux). J’écoutais aussi Charlie Parker (Bird ou Cherokee), Maxime Le Forestier (« on ira voir la maison bleue à San Francisco ? » « oui, mais c’est toi qui conduiras »), Magma, Gainsbourg, Pink Floyd, Ange ou Led Zeppelin et David Bowie bien sûr. Le reste de ma culture, je le devais à Jean-Bernard Hebey et son émission Poste restante sur RTL que je ne ratais jamais.
Je lui parlais aussi de Gérard Manset, « la prochaine fois, je te ferai écouter La Mort d’Orion, cela commence ainsi : "Où l'horizon prend fin, où l'œil jamais de l'homme n’apaisera sa faim, au seuil enfin de l'univers, sur cet autre revers trouant le ciel de nuit, d'encre et d'ennui profond, se font et se défont les astres." Tu verras, c’est beau comme du Grégorien cosmique. » Aujourd'hui, la métaphore de l’œil dont rien n'apaise la faim me laisse dubitatif mais le Grégorien cosmique avait plu à Nora.
« Génial. Je suis curieuse d’entendre ça. Bon, tu es libre samedi ? »
Bien sûr que j’étais libre ce samedi et tous les autres samedis aussi. J’aurais pu annuler sur-le-champ tous mes rendez-vous, le dentiste, ma grand-mère, la fac, les entraînements de hand ; j’aurais pu m’acheter un agenda neuf pour avoir un avenir complètement vierge et lui offrir tout mon temps.
Maillol, La Rivière, Dina, Renaud, Manset, Blanqui, Ravachol, Brouwer, Banyuls, San Francisco, Messiaen... Je venais de passer quatre heures avec Nora ; j’étais aux anges, exténué, conquis.