Comment la vie peut-elle être si courte alors que les journées sont si longues ?
Comment la vie peut-elle être si courte alors que les journées sont si longues ?
Laetitia va bien. Hier, aux dires de sa mère, ma voisine, elle a repris de la salade de tomates.
Ne confondons pas l’envie et le désir : le premier se comble comme un manque, le second s’exprime comme un chant.
Quand je pense au moi profond, j’y vois surtout un courant d’air, courant d’idées, de sentiments, d’impressions et autres choses vagues et confuses dont on ignore l’origine et qui nous traversent. Écrire consiste à cristalliser ces souffles instables et leur donner, pour le meilleur ou le pire, consistance et permanence.
Alors qu’il sortait de son silence, il fut saisi par le vacarme ambiant qui le laissa sans voix.
« Séraphin est allé voir les frères Grosjean et je sais pas comment il a négocié mais il est revenu avec une voiture. "Mesdames les mariées voici votre carrosse à moteur, la Simca Aronde, une direction précise et si douce qu’elle se conduit d’un doigt." "Oh ben c’est exactement comme moi alors, la Simca Yvonne !" Nouveau fou-rire ; le ton de la journée était donné. "Odette, pour les habits de mariage, il nous faut du léger, du coloré, du jamais-vu". Alors j’ai fait une jupe rouge à jupon jaune pour Yvonne, et une autre jaune à jupon rouge pour moi, deux espèces de voilette en tulle et une chemise rouge pour Séraphin avec une sorte de cravate noire ; comme la voiture était beige clair, ça ressortait bien. J’ai décoré la voiture avec du tulle à paillettes et un peu de tarlatane. Il a fallu encore préparer le panier et prévoir l’itinéraire. »
« Le lendemain on était debout avant six heures. On a chargé la voiture et on est partis. Il faisait encore frais. D’abord, on est passés à Baume, on n’a dit bonjour à personne, d’ailleurs je crois qu’on nous avait déjà oubliées, les deux cousines bizarres. On s’est arrêtés sur les bords de la Seille, je pensais à ma mère mais c’était pas triste. J’aurais quand même bien aimé qu’elle nous voie, et aussi mon père. Juste avant de mourir mon père il m’a dit "t’inquiète pas, Odette, ça va aller, c’est pas si compliqué" mais je sais toujours pas si il parlait de sa mort à lui ou de ma vie à moi. Quand même si, ç’aura été compliqué, lui il a vécu une seule vie de quarante-et-un ans, moi j’en ai eu plusieurs de vie, et qu’est-ce que c’est long. Peut-être que c’est moins long quand on a moins de souvenirs. C’est cette fichue mémoire qui rallonge. »
« "Eh cousine, y’en a deux là-haut qui doivent bien rigoler, c’est Gustave et Berthe." Yvonne se leva et hurla, les bras en croix, "Maman, je te présente pas ma femme, tu la connais déjà, je te présente notre mari, Séraphin Bonito Oliveira, prince portugais, roi général de la vente à domicile et ministre supérieur des chemins. Embrasse tonton Gustave, vous pouvez être fiers de vos filles." Qu’est-ce que je l’aimais ma cousine, c’est vrai qu’elle ressemblait à mon père, cette façon de se mettre devant tout le monde pour faire rire et donner de la chaleur comme un poêle. »
« On est passés par Bonnefontaine puis j’ai demandé à pousser jusqu’à Champagnole. Avec Yvonne on a eu du mal à reconnaître la ferme de Berthe à La Vermillière, elle était en ruines ; on s’est regardées, "arrête-toi Séraphin, on va trinquer pour Berthe, tu peux faire ça pour elle, elle a eu deux mauvais maris et toi tu as deux femmes magnifiques." Une des dernières paroles de Berthe, un peu après l’histoire avec Jules, ç’avait été "soyez pas tristes, les filles, pour moi, soyez jamais tristes, jamais." Je sais qu’Yvonne elle pensait à ça. Puis on est rentrés dans Champagnole on est passés sur le pont de l’Épée au-dessus de l’Ain, "stop ! On s’arrête", Yvonne a sauté hors de la voiture, elle a sorti à nouveau la bouteille et en a versé un peu dans la rivière, "pour toi ma petite maman, la plus belle maman du monde". Yvonne riait et pleurait en même temps. Et nous avec Séraphin, on faisait pareil. »
« Moi je me demandais qu’est-ce qu’on peut bien emmener là-haut ; est-ce qu’elle était montée avec tous les morceaux de sa vie, Berthe ? Est-ce qu’on reste comme quand on arrive ou on peut choisir un autre moment, d’avant ? Est-ce qu'elle a croisé Jules et Ferdinand, qu'est-ce qu'elle a pu leur dire ? Sûrement qu’elle a cherché à retrouver Gustave. Peut-être qu’ils nous regardent. Des fois je suis vraiment pas sûre de tout ça qu’on dit sur ce qui existe là-haut. Mais bon, peut-être qu’ils nous regardent et peut-être qu’ils voient les souvenirs qu’on a d’eux et alors eux aussi ils se souviennent en même temps. Alors c’est pour ça qu’on doit penser aux bons moments. J’ai regardé Yvonne, "soyez jamais tristes" j’ai pensé, mais elle, elle était déjà debout sur la voiture et elle hurlait en tendant une bouteille vers le ciel, "à la vôtre, Gustave, Berthe, un coup de jaune pour vous, parents chéris." Yvonne, c’était une enfant de cinquante-neuf ans et moi, ses bêtises d’enfant ça me faisait rire, sans doute que j’avais voulu grandir aussi lentement qu’elle, pour pas être seule. »
Si la Terre était un disque, j’habiterais à la périphérie. Comme dans les carrousels : aux chevaux du centre qui font presque du sur-place en montant et descendant, je préfère les soucoupes de l’extérieur qui tournent beaucoup plus vite et offrent un paysage vaste et varié.
Tout est vain
Rien ne va
Allez viens
Patience du concept (Hegel) qui vient toujours trop tard ; impatience du désir (Spinoza) qui finit toujours trop tôt.
Pas facile d’être à l’heure.
Peut-être regarde-t-on le passé quand on se souvient, mais c’est les deux pieds, la tête et les yeux dans le présent.
On n’en sort jamais, on est coincé dans le présent.
Aujourd’hui, les gens ne supportent plus rien. Ça devient insupportable.
Vous autres écrivains n’êtes pas en phase avec votre époque. Étonnez-vous ensuite de ne pas être lus, commentés, partagés et likés. Un conseil : décrivez-nous ce que vous mangez, parlez-nous de votre chat et racontez-nous la dernière chute hilarante de votre voisine, alors vous serez suivis.
« Bon, Nora veut que je parle de mon passé. Alors. Charles-Marie. Juin 1914, voilà que je suis mariée avec Charles-Marie Bélurier. Eh oui le mariage, c’est comme ça que ça se passait à l’époque. Vous savez, c’était un autre monde. Des fois les gens ils comparent mais rien n’est plus pareil et je rigole bien quand j’entends ceux qui disent c’était mieux avant. »
« Au fait, cette histoire de mariage, ça me rappelle que je vous ai pas encore raconté "notre" mariage. Une idée d’Yvonne bien sûr. C’est elle qui a tout imaginé et c’est notre Séraphin qui a tout réalisé. Moi, j’ai joué mon rôle, je me suis occupée des habits et j’ai décoré la voiture. Alors voilà, je vous raconte ; ça va vous intéresser, je pense ; vous allez voir, je me souviens comme si c’était hier. »
Nora avait laissé à Odette une cassette vierge, elle savait qu’il lui faudrait entendre encore quelques pitreries du trio avant de mettre au jour (selon sa formule) « les sédiments souterrains du drame ». Odette parlait avec beaucoup plus de liberté maintenant, c’était encore très factuel mais ses réflexions sur la mort, l’histoire, le destin laissaient penser à Nora que l’on n’était pas loin d’un point de bascule ; Nora avait le sentiment intime qu’Odette allait commencer à se délivrer des « désordres intestins » qui l’entravaient. (Je continue à retranscrire tels quels les « sentiments intimes » de Nora, pour ne pas alourdir le récit de commentaires de commentaires mais pour tout vous avouer, je commence sérieusement à relativiser ses capacités d’analyse.)
« C’était le 21 août 1954, un samedi. En se réveillant, avant même de dire bonjour, Yvonne m’a demandé, "dis donc, Odette, tu es veuve depuis combien de temps ?". Yvonne, elle était comme ça, avant qu’elle parle, on savait pas ce qu’elle allait dire et avant qu’elle fasse quelque chose, on savait pas ce que ça allait être. Et même moi après toutes ces années, je pouvais toujours pas deviner à l’avance. On n’avait pas parlé de Charles-Marie depuis peut-être vingt ou trente ans et elle pensait à lui, justement aujourd’hui. Et moi je devais suivre bien sûr, alors j’ai répondu "demain, ça fera quarante ans", parce que pour mon défunt mari j’avais un peu oublié mais pour les dates, je me rappelais. "Ouf, il était temps !" »
« J’attendais la suite, je la voyais trépigner avec son regard coquin et je savais qu’elle allait m’en sortir une belle. "Odette, tu vas te marier demain." "Me marier. Oui, bien sûr, et avec qui, s’il te plaît ?" J’avais ma petite idée sur la réponse qu’Yvonne allait me faire ; eh bien figurez-vous que c’était encore plus abracadabrant que je croyais. "Avec nous." »
« Vous ne comprenez peut-être pas bien, moi aussi j’ai eu besoin d’une explication. "Nous allons nous marier tous les trois. Séraphin, toi et moi. Mais ensemble. Bon, il faut quand même vérifier si tout le monde est d’accord. Monsieur Séraphin Bonito Oliveira, c’est oui ?" "Oui, je le veux, pour le meilleur et pour le rire." "Madame Odette Grandclément, veuve Bélurier ? … Eh Odette, je te cause." "Ah ça oui, je le veux." "Bien. Et moi Yvonne Mandrillon, fille de Berthe Grandclément ? Ben bien sûr que je le veux, même que c’est mon idée !" »
« Et nous voilà repartis pour un fou-rire. Mais Yvonne était sérieuse et il a fallu s’activer. "Alors comme on manque un peu de temps, on va sauter la mairie, on saute aussi l’église, on va juste faire le voyage de noces, une promenade en voiture ; pour les invités, on verra sur la route. Séraphin, tu t’occupes de trouver une voiture. Odette, il faut deux robes et un costume. Moi je continue à réfléchir." Et nous voilà partis dans les préparatifs de "notre" mariage – un des plus beaux souvenirs de toute mon existence entière. »
Le mesurable seulement est comparable ; cela fait fort peu de chose.
Hier, c’était la Saint Valentin. Gros succès. Je m’étonne que les restaurateurs, les bijoutiers et les fleuristes n’aient jamais pensé à célébrer aussi la fête des ex (par exemple le 22 novembre pour la sainte Cécilia) ; il y a un énorme marché.
C’est incroyable d’avoir aussi à donner des leçons de marketing.
Il aime
les éclats de sens
le haïkiste cossard
Quand on assiste à un récital de piano, on préfère les places qui permettent de voir les mains du pianiste. Je tiens à faire savoir à ceux qui souhaiteraient voir mes mains lorsque j’écris que je suis gaucher, que j’écris comme un gaucher et que c’est franchement vilain à voir.
Ce qui frappe avec la poésie, c’est l’économie de moyens. Des mondes sont engendrés en entassant des petits bouts de sens.
Tous les malheurs des hommes (embouteillages, pollution, accidents) viennent d’une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre, disait à peu près Pascal, le célèbre inventeur de la brouette (à deux roues).
« C’est vrai que je ne parle que de Séraphin et d’Yvonne mais Nora aussi a ses obsessions (pardon Nora, mais c’est vrai !). Par exemple elle veut tout le temps vérifier la liste exacte de tous ceux qui étaient dans la grange du père Jacquot à Château-Chalon "la fameuse nuit" du 31 décembre 1893, enfin c’est elle qui dit fameuse nuit, j’ai jamais compris pourquoi. Alors on y est allées plusieurs fois, à Chalon, dans sa voiture ; au début ça m’amusait ces promenades mais on tournait quand même en rond, bien sûr que je reconnaissais pas. Je ne reconnaissais rien. On essayait de demander mais y’avait que des jeunes à motocyclette et des touristes. On rentrait toujours bredouille. Et puis un jour, elle est venue et m’a dit "Odette, on part en promenade temporelle" et vous savez où elle m’a emmenée ? Devant un supermarché ATAC. Voilà où était la grange, "on avance Odette, on est dans la matrice narrative" elle disait, ou quelque chose comme ça. Quel drôle de nom pour un supermarché ! »
« Elle m’a fait descendre et nous avons marché un peu, elle m’observait, je voyais bien qu’elle attendait quelque chose. Moi je cherchais dans ma mémoire, je me concentrais, est-ce que Gustave avait parlé de cette fête de la Saint-Sylvestre ; il en faisait tellement des fêtes. Oui ils se retrouvaient des fois, avec ses amis, dans la grange, mais ce que je voyais moi c’est les gens qui sortaient de l’ATAC avec leur chariot plein. Point de Gustave, point de Berthe ! »
Décidément, Odette était de plus en plus à l’aise avec le magnétophone, elle mélangeait les époques, se mettait à commenter son présent et envoyait des clins d’œil à Nora. Nora le prenait bien, elle savait que ce n’était rien de plus qu’une petite plaisanterie. Cela étant, elle notait que la formule « fameuse nuit » avait retenu son attention. Ce qu’Odette ne savait pas, c’est qu’elle n’était pas de Nora, cette formule, mais d’Émile qui ouvrait la liste des participants déjà évoquée par le titre « nuit fameuse de la Saint-Sylvestre 1894 ».
Nora s’expliqua quand même. « Odette, j’ai bien aimé votre dernier enregistrement sur nos promenades mais je préférerais que vous me racontiez votre passé plutôt que mon présent ! »
Manque de transcendance ? Et si l’on commençait par croire en l’homme, la vache et le coquelicot.
Et si tu arrives en retard fais en sorte que tes fleurs ne soient pas fanées.
Alors évidemment nous n’y sommes pas encore et nous en sommes très loin mais un jour, il ne restera plus qu’un seul homme sur terre, le dernier survivant de l’espèce. Sans doute les premiers jours, il brûlera les feux rouges et volera des macarons au chocolat, peut-être qu’il fera de longues siestes les mardis et vendredis (en plus des dimanches). Et après ? Il n’est pas impossible que, ne supportant plus la solitude, il tente de se rapprocher des platanes, des vaches, des poules et des rivières. Oui mais voudront-ils de lui ?
Bien sûr vous allez dire que c’est insensé et je ne pourrai que vous donner raison’ mais j’aimerais pouvoir ajouter ici ou là, quand j’écris un texte )comme les filles qui se mettent des paillettes sur le visage avant de sortir )comme les cuisiniers qui saupoudrent leur plat d’épices colorées, des signes de ponctuation discrets, des apo’strophes, des parenthèses ou des ti-rets.
Allez, il ne doit pas être foncièrement mauvais cet être capable de s’extasier chaque soir devant le spectacle lent et répétitif du coucher de soleil.