[Cinquième partie du Voyage de Nubecito. Perdu sur la côte mexicaine, le jeune cumulus hawaïen a été pris en charge par Brad qui doit le ramener chez lui. Après avoir traversé le Mexique avec Ludmilla, puis l’Atlantique sur le Françoise-Sagan, Brad, devenu Nov, a remonté la Seine à vélo jusqu’à Paris. Après une étape à Milan chez Alomè, il va passer par Trieste et Ljubljana avec son père pour rejoindre ensuite Olga en Serbie.]
Le train démarrait. Nov lut.
Il avait posé sur la tablette son carnet, son téléphone et une bouteille d’eau et il reprit la lecture de son Moby-Dick interrompue à Milan. Quelques pages par jour, il en viendrait bien à bout en moins d’un an. Donc, Moby-Dick, chapitre 14, Nantucket. « Seul le Nantuckais réside sur la mer. C’est là son foyer. […] Pendant des années il ne sait plus rien de la terre, et lorsqu’il y revient enfin, elle a pour lui un parfum d’autre monde, plus étrange que celui de la lune n’en aurait pour un terrien. »
Nov pensait. Le train continua.
Je risque moi aussi, d’être sacrément surpris à mon retour au Mexique. Il tapa “Nantucket” sur son téléphone. « Île américaine au sud-est de Boston. Port d’attache du Pequod, le baleinier sur lequel Ismaël embarque dans Moby-Dick de Melville ». Est-ce que j’ai un port d’attache, moi ? Je vais faire le tour du monde et revenir à Puerto Valla, j’aurai bien fait un tour, une boucle, mais est-ce que ce sera un retour à mon port d’attache ? Est-ce qu’on peut retourner ? On peut avancer lentement, on peut faire une pause, on peut faire marche arrière, on peut se retourner, bien sûr, mais j’ai l’impression qu’on ne retourne jamais. C’est peut-être parce que la Terre est ronde qu’on a l’impression de revenir, mais c’est une illusion. Il prit son carnet et écrivit : « Quelqu’un a dit, on ne part jamais, moi je pense qu’on ne revient jamais. »
Des passagers montèrent. Nov textait.
« Salut Dad, je suis dans le train, j’arrive à 19h27 à Trieste. Je te rejoins comme convenu à l’hôtel. C’est bon ? ». Il remarqua que son père n’était pas connecté, il devait être occupé.
Il continua. « Coucou Mam, super séjour à Milan, découvert Caravaggio et Italo Svevo, mais rien vu de la ville à cause de la tempête, à part la statue du Saint écorché, oublié le nom du saint et du sculpteur. On se fait une visio demain. Ce soir suis avec Dad, on appellera. Kissou. » Pas de réponse non plus. Il était onze heures à Mexico, elle devait être en cours.
Il texta à Alomè : « Suis dans le train. Ouf ! Milan est assis sur un volcan qui se réveille parfois. Personne ne le sait mais moi j’ai bien senti les secousses et la chaleur. Ou alors, je t’ai rêvée. Appelle si tu existes pour de vrai ! ». Il repensa à son départ précipité. Une bonne partie de la nuit à écouter Alomè lire, un sommeil léger et intermittent, puis l’effondrement au petit matin jusqu’au réveil brutal à 13 heures. Un café trop noir, une douche trop rapide et ses affaires jetées en vrac dans son sac, le taxi qui traînait, les embouteillages pour rejoindre la gare et le tout sous un soleil de plomb. Après le déluge, on annonce un retour de la canicule. Il prit son carnet et nota : « Dedans comme dehors, le désordre et l’intensité gagnent ». Pas de réponse. Il texta encore : « J’ai oublié de te remercier. C’est aussi que je trouvais le mot un peu court (cinq lettres) à côté de ce que tu m’as offert (deux livres). Appelle, si tu veux. J’ai aimé ce petit tour dans ton monde. Ou écris. »
Combien de temps était-il resté à Milan ? Le Mexique lui semblait tellement loin. Était-il déjà en train d’oublier ? Il eut soudain envie d’aller s’allonger à l’ombre sous la barque de Diego, très envie aussi de parler à Ludmilla. Il lui texta : « Buona sera Vera, hola Ludmilla, je ne t’ai pas oubliée. Je pense à vous. Fort. Appelle ».
Les paysages défilèrent. Le téléphone se taisait.
« Hello, le monde, je suis là ! Y’a encore quelqu’un ou je suis le dernier survivant. » Il regarda son livre sans enthousiasme. Il relut du bout des lèvres les quelques lignes griffonnées sur son carnet. Bof ! De toute façon, il y a déjà eu un Proust, deux, ça ferait trop. Oui, le soleil mexicain, la barque de Diego, l’énergie de Vera, il y pensait.
*****
– Allo, chéri, tu voulais quelque chose ?
– Salut Dad, je voulais te prévenir que j’arrive tout à l’heure.
– … mais… il y a eu un changement par rapport à hier ?
– Hier ?
– Oui, hier, on s’est téléphoné et on s’est mis d’accord pour le rendez-vous.
– Hier ?
– Oui. Je t’ai envoyé l’adresse du Savoia comme convenu. Il y a un problème ?
– Tu veux dire que tu m’as téléphoné hier ?
– Chéri, tu m’inquiètes. Quelque chose ne va pas ?
– Non, non, rassure-toi. J’ai seulement l’impression d’avoir passé des jours et des jours à Milan. En fait, c’est comme si le temps s’étirait, comme si chaque seconde devenait un moment, enfin…, quelque chose comme ça.
– Écoute, tu m’expliqueras, je ne suis pas sûr de bien comprendre. Tu es sûr que tout va bien, n’est-ce pas ?
– Oui, sûr et certain. Ça s’étire et en même temps, ça accélère, c’est vraiment bizarre… Je serai à l’hôtel avant huit heures.
– Parfait, tu auras le temps de prendre une douche, j’ai réservé une table dans un bon restaurant, mais tu préféreras peut-être te reposer, tu me diras. Excuse-moi, j’ai une visio avec le ministère, tu sais que je suis « en mission », en quelque sorte. Je voudrais tout liquider pour être tranquille demain. Allez, à tout de suite.
*****
Nov essaya à nouveau d’appeler Alomè, mais avant même d’avoir fini de composer le numéro, son téléphone sonna.
– Allo Nov, désolée, j’ai pensé cent fois t’appeler et chaque fois j’avais quelque chose d’important à faire. Je suis tellement désolée. Bien sûr que nous aussi, on pense à toi. Il s’est passé pas mal de choses depuis deux jours, il y a des bonnes nouvelles et d’autres moins bonnes.
– La bonne nouvelle, c’est que tu appelles. On essaie de mettre la vidéo, j’aimerais bien te voir.
– OK. Si c’est trop lent, je la déconnecterai. Où en es-tu ? Je n’ai même pas eu le temps de te suivre, en plus l’appli de ton ami plante souvent. Tu es toujours à Paris ?
– Non, non, je viens de quitter Milan et je rejoins Dad à Trieste. Tout va bien, je te raconterai, mais parle d’abord. Commence par la mauvaise nouvelle.
– D’accord, c’est au sujet de Pap’. Ses copains m’avaient déjà alertée sur ses maladresses et ses chutes. À la maison et en mer, je n’avais rien remarqué, il semblait normal, mais c’est parce qu’il connaît chaque centimètre carré. Sa maison, la mer, c’est son monde. Son copain policier, tu sais Juan Luis, il m’a conseillé de l’emmener voir l’oculista, alors on y est allés avant-hier. Pap’ a une iritis, je ne sais pas si tu connais, c’est une inflammation de l’iris. Il va progressivement perdre la vue, il y a des traitements, mais c’est assez lourd et Pap’ a dit non. Mais le pire, c’est la cause. On va devoir faire des analyses, l’oculista pense à une infection bactérienne, il pense à la syphilis.
– Pardon ?
– Oui. Une forme latente que Pap’ aurait depuis longtemps. Il m’a interrogée sur sa vie sexuelle, tu sais que je parle librement de tout ça, mais là, c’était quand même gênant. J’ai répondu que je ne savais pas, mais je lui ai dit pour ma mère. Son conseil, c’est de le laisser tranquille avec son iritis puisque ça ne le fait pas souffrir. Ça peut évoluer très lentement et compte tenu de son mode de vie, il s’adaptera. Il lui a seulement prescrit des gouttes. Pour la syphilis, si les analyses confirment son hypothèse, il faudra agir et il y aura un traitement à suivre absolument. Il faudra aller voir un médecin avec les analyses.
– Qué mierda! Et Pap’, comment il prend ça ?
– Devine ! Ce n’est pas parce que c’est mon père, mais vraiment il est unique. Il a dit, « viens, je t’invite à manger une glace, ça fait bien vingt ans que je n’en ai pas mangé. Je ne sais pas s’ils font toujours le parfum chocolat ? »
– Ah ah, génial ! Oui c’est lui, Diego, je le reconnais. Qu’est-ce que vous me manquez ? Cette glace, elle était unique, j’aurais aimé la manger avec vous.
– Oui et il était comme un enfant en la mangeant, il en a mis partout parce qu’il riait à chaque léchage. Il a une réserve inépuisable de joie en lui. Mais derrière tout ça, je sais bien aussi qu’il y a sa façon d’envisager la mort et ça, ça me fait mal. Je n’ai pas sa sagesse. La mort, c’est une belle invitation à ne pas refuser. Ça, je ne peux pas… On en parlera quand tu rentreras.
– D’accord.
– Autrement, ce soir, je pars à Mexico. Jack m’a demandé de m’occuper de l’agence pendant une semaine.
– Et Karolyn ?
– Écoute, il n’est pas rentré dans les détails, mais ils se sont rapprochés tous les deux, on va dire, ils partent ensemble une semaine. Ils vont faire un trek du côté de Chihuahua, « sur les traces de Pancho Villa ». Jack n’en peut plus des tours, je cite, “insolites et cools” pour “bourgeois incultes”. Il rêve d’aller épuiser des Yankees capitalistes sur les traces des révolutionnaires mexicains, sans oublier de leur faire payer cher, au premier sens du terme.
– Je suis sûr que ça marchera. Tu loges à la maison ?
– Oui, en plus on a programmé une sortie avec Nadja. Ils viennent d’ouvrir un nouveau musée Frida Kahlo, la Casa Kahlo, c’est à côté de la Casa Azul. En fait, c’est dans sa maison familiale, la Casa Roja. C’est là qu’elle a passé son enfance, mais c’était aussi une sorte de refuge où elle venait se reposer et se réparer dans les moments de crise avec Diego. On va aller voir, ça peut être intéressant et montrer un peu de la personne derrière le personnage. Voilà, tu sais tout de ma vie qui ne change pas beaucoup. Je sais aussi que vous avez prévu une visite virtuelle de Trieste, « sur les traces de Joyce ». Ta mère est ravie de cette idée ; le dernier cours, elle a fait une digression d’au moins une heure sur Ulysses, dans le texte bien sûr, et sans une note. C’est à croire qu’elle connaît le livre par cœur. J’essaierai d’être là, au moins l’après-midi. Excuse-moi, je te laisse, le cours reprend.
– À demain alors, je t’embrasse.
*****
– Allo ? Ah mon fils d’amour, quel soulagement de t’entendre ! Tu vas bien ?
– Mam ? Bien sûr que je vais bien. Qu’est-ce que c’est que cette voix inquiète. Ne me dis pas que Dad t’a parlé de moi ?
– Mais bien sûr que non !
– Mam…
– Bon, c’est vrai, il m’a dit que tu semblais être pris par une espèce d’absence. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’il disait, il m’a répondu, moi non plus. Alors je voulais en savoir plus.
– D’accord. Alors note et écris en capitale, Nov va très bien.
– Parfait. On n’en parle plus. Raconte-moi plutôt ton séjour à Milan, tu as apprécié, n’est-ce pas ? Qu’as-tu vu d’intéressant ?
– Comme je t’ai dit, il a fait un temps pourri, je ne suis sorti qu’une fois, pour aller manger un cannoncini et voir la statue d’un écorché dans la cathédrale.
– Ah oui, le fameux cannoncino de Serge Milano. Je ne le connais que de nom, ça doit être délicieux. Et la statue, j’imagine que c’était le Saint Barthélémy de Marco d’Agrate.
– C’est ça ! Tu connais ?
– Oui, j’ai visité plusieurs fois le Duomo, une fois j’étais avec Livia et sa fille qui a fait des études de kinésithérapie. Elle nous a fait beaucoup rire en nous montrant les incohérences anatomiques de la sculpture, elle nous a expliqué très sérieusement que cette statue ne pourrait pas courir parce que le quadriceps fémoral n’était pas solidaire du bon tendon et que je ne sais plus quel muscle fléchisseur était mal positionné. Dis-moi, ça fait longtemps que je n’ai rien lu de toi.
– Ah oui, mais je ne peux pas tout faire, là, j’ai suivi un cours d’histoire de l’art et de littérature en accéléré, alors je n’ai pas eu le temps d’écrire. Je viens juste de reprendre la lecture de Moby-Dick, j’y vais lentement, je t’enverrai mes impressions au fur et à mesure. On se voit demain alors.
– Oui, je suis ravie de vous accompagner à Trieste, je vous lirai quelques passages d’Ulysses.
– Comment, tu ne le connais pas par cœur ?
*****
Nov raccrochait. Le téléphone sonna.
– Tiens, un numéro inconnu ?