Autrui n’est qu’une fâcheuse nécessité.
Pourtant, il n’avait pas grand-chose à faire, nous regarder, nous écouter.
Autrui n’est qu’une fâcheuse nécessité.
Pourtant, il n’avait pas grand-chose à faire, nous regarder, nous écouter.
Un jour, j’ai dépanné une fille. Elle avait un Peugeot 102 et quand je me suis arrêté, j’ai tout de suite vu que le capuchon de sa bougie avait sauté. On devait être en 1973 ou 1974. J’ai replacé le capuchon et lui ai démarré sa mobylette. Elle m’a souri et remercié. Elle m’a dit, je me demande si tu es doué comme ça dans tous les domaines. Je ne lui ai pas demandé son 06, évidemment, ni son Instagram. Triste époque. Elle m’a dit aussi, j’habite Paris, on se croisera sûrement. Jusqu’à présent, je ne l’ai pas croisée. Et aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’elle me reconnaîtrait, j’ai beaucoup changé. Quand même, je vais télécharger Instagram et si je la revois, j’essaierai d’être moins nigaud.
Nos grands-mères nous ont transmis un truc pour faire murir des fraises cueillies trop jeunes : il suffit de les placer à côté d’une banane déjà bien avancée.
De vieux messieurs appliquent la leçon qui fréquentent de très jeunes femmes.
(Nos grands-mères savaient bien aussi que la banane ne rajeunit pas, nonobstant les fraises.)
Le soir tombe comme une récompense discrète.
– Bonjour tout le monde, bien dormi ? Parfait, alors je vous donne le programme de notre dernier jour. On essaie de lever l’ancre plus tôt qu’hier si possible parce qu’il y a beaucoup de choses à voir ou à faire, on n’a que cent kilomètres, mais sur la fin, on devra rouler moins vite à cause des limitations. Et puis surtout, il faudra être à l’heure ce soir à Paris, Clèm nous attend. Donc, pour les points intéressants, c’est à la carte, on peut s’arrêter ou jeter un coup d’œil ou passer sans regarder ; voilà mes conseils. Je connais ce tronçon par cœur, on le fait souvent avec Clèm et Oscar.
– Quelle tristesse, c’est déjà la fin ? Ce soir, les filles, et toi aussi Nov, bien sûr, c’est pizza à la maison.
– Désolée Magali, mais je décline. Le programme est tendu pour moi. Clèm nous attendra sur le parvis de Notre-Dame, il récupérera le vélo électrique et zou ! on repartira demain matin à Londres avec Oscar, il a un séminaire, pas Oscar, et j’ai promis de l’accompagner.
– Merci pour l’invitation Magali, mais je suis moi aussi en transit rapide. Je vais dormir chez des amis, j’aurai juste le temps de croiser mon père que je n’ai pas vu depuis Mexico. Ensuite, je voudrais repartir directement pour Milan. Le voyage de Nubecito continue.
Ah, merci de parler un peu de moi ! C’est à croire que je n’existe plus. Je veux bien ne pas être le personnage principal de cette histoire, mais je ne voudrais pas non plus être abandonné sur un parking à vélos. En même temps, comme dit Magali, c’est bien de se décentrer un peu. C’est intéressant ce qu’elle vit. Apparemment, elle souffre vraiment, mais, quand on entend Moby parler de son enfance ou Olga nous décrire la vie dans les bidonvilles du Bangladesh, on a envie de situer tout ça sur une échelle de la souffrance. Nous, on a l’échelle de Beaufort, les séismes, ils ont l’échelle de Richter, mais les humains, je me demande s’ils ont une échelle du malheur ? Enfin, on peut encore mesurer un peu le malheur, il y a des faits objectifs, je ne sais pas, par exemple le nombre de morts ou de blessés, la superficie brûlée, le coût des réparations… mais le malheur ressenti, la détresse, la douleur intérieure, vous voyez. Nous, les nuages, on n’a ni sensations ni sentiments, et moi, je ne sais pas ce que c’est la jalousie, la jouissance, la haine, la passion, je vois ce que ça fait aux humains et ce que ça leur fait faire. Je vois aussi que toutes ces choses bizarres les occupent beaucoup, bon, ça c’est vrai. Et si je regarde bien, j’ai l’impression que, derrière toute action et toute décision, même les plus calculées, même les plus froides, on pourrait dire, eh bien, il y a une passion, bonne ou mauvaise, triste ou joyeuse. Enfin, je peux me tromper, je ne suis pas dans leur tête, ni surtout dans leur cœur. Mais quand même, vu de là-haut, j’ai l’impression qu’ils s’inventent pas mal de problèmes ou plutôt qu’ils en font de sacrées histoires. Je parle sans savoir, vous allez dire, et peut-être que Magali souffre vraiment beaucoup. Mouais… En plus on dirait que chez eux, le dedans ne ressemble pas au dehors. Chez nous c'est simple. Blanc, c'est bon signe ; gris, c'est un avertissement, planquez-vous ça pourrait changer ; noir, eh ben, c'est trop tard, vous allez déguster.
– Magali, si tu veux te contenter de moi, c’est OK pour une calzone avec toi ce soir. Je suis seule à la maison jusqu’à samedi. Donc Manon, arrivée sur le parvis de Notre-Dame, quelle classe ! Merci vraiment pour cette organisation sans faille comme d’habitude. Alors, tu voulais nous parler des étapes du jour ?
– Oui, il y en aura pour tous les goûts. Bon, il est déjà neuf heures, je vous propose de continuer cette conversation au téléphone. Attention, on reste concentrés, on va rouler sur une départementale avant de rejoindre les berges à Épône.
– C’est parti ! Adieu Mantes-la-Jolie, Paris la belle nous attend… je reprends ma place avec le cuissard troué de Manon dans ma ligne de mire.
– Très bien Magali, mais ne te méprends pas, chez les babouins, le cul rouge est un message clair, il signale une disponibilité à la copulation. Ah ah, je sais comment te faire rire. Bon, un peu de sérieux. À notre littéraire, je recommande la maison de Zola à Médan. D’ailleurs, avant de partir, il faudra que tu me dises ce que tu as pensé de Moby-Dick. Je me demande si tu ne ressembles pas un peu à Ismaël ?
– Ouh là, c’est de moi que tu parles ? Je ne suis pas un littéraire, tu confonds avec ma mère et avec Vera. La preuve, je n’ai lu aucun livre de Zola. En seconde on devait étudier Thérèse Raquin, j’ai essayé cent fois de le commencer et à chaque fois je me suis endormi. Heureusement, il y a une très bonne adaptation au cinéma avec Elizabeth Olsen. Pour Moby-Dick, j’en suis au début seulement, mais je ne comprends pas pourquoi les marins russes ont donné à Moby ce surnom de bête monstrueuse.
– OK, on en reparlera. C’est un de mes livres préférés ; j’adore en dire du mal. Bon pour les amateurs et amatrices d’effluves divers, je ne vise personne Magali, on pourra faire un petit crochet par le parc du Peuple de l’herbe à Poissy. On n’aura pas besoin de s’arrêter, il faudra juste ralentir, la vitesse est limitée à dix kilomètres-heure. Sur l’autre rive, il y a la maison Savoye de Le Corbusier, il y a eu des travaux de restauration récemment. Juste à côté, il y a aussi le musée Dreyfus, ça peut être intéressant. À mon humble avis de non-spécialiste, la maison Savoye, il est préférable de la visiter que de l’habiter.
– Ah bon ! Zut, regretta Magali, moi qui cherchais une garçonnière discrète en banlieue !
– Raté ! Bon, ensuite on roulera jusqu’à Conflans pour la pause de midi. Ceux que ça intéresse pourront suivre Laurence au musée de la Batellerie. Je le recommande, Oscar a adoré. Il y avait une exposition sur le halage, c’était passionnant. Ensuite, mon passage préféré, c’est à partir de Chatou, l’île des Impressionnistes, la Promenade bleue, Gennevilliers et la Street Art Avenue…
– On ne devrait pas passer très loin de chez moi, à Saint-Cloud.
– Non, en fait, on quitte la Seine à Villeneuve-la-Garenne et on rentre dans Paris par les canaux, Saint-Denis et Saint-Martin.
– … pour arriver directement sur le parvis, dans les bras de Saint Clèm, c'est divin !
– Oui et je crois qu’il aura préparé un petit apéro, mais je ne dois pas le dire, c’est une surprise.
– Mes amours, comment vous dire, sanglota Magali, vous me faites tellement de bien. Qu’est-ce que je vous aime !
*****
– Buenas, guapa! Zut, je te réveille ? Regarde, je voulais te montrer quelque chose, je suis sur la Street Art Avenue à Paris ! J’adore. Cinq kilomètres de graffs.
– Hum… Nov… ? Buenas! Attends que j’ouvre mon œil gauche. Il est déjà huit heures ici, mais j’ai passé trois jours à Tequila avec un groupe de Bretons, ils m’ont épuisée.
– Regarde Vera, c’est un portrait géant de Paola Delfin, tu sais, la graffeuse mexicaine. La femme au milieu ressemble à mon amie Anne, non ?
– Paola Delfin, oui, elle est puissante. J’adore ses murales, en noir et blanc, on dirait d’anciens portraits de famille. Mon mural préféré, c’est el Sueño, tu sais la fillette qui se cache les yeux. Le rêve en question, c’est le rêve américain des migrants mexicains. Elle est vraiment douée pour saisir les émotions. Merci pour la visite à distance. C’est magnifique, cet endroit. C’est drôle que tu me parles de graffitis, hier, l’un des Bretons de Tequila m’a montré une photo qu’il a prise à Mexico d’une fresque de Cristina Maya, un truc lointainement inspiré de Frida Kahlo, ça s’appelle Mujer bonita es la que lucha. Je t’envoie la photo. Je vais en parler à Jack, ça pourrait être intéressant de monter un parcours sur le muralisme contemporain qui prolonge Diego et Frida. Prends-moi quelques photos que j’aie le temps de bien voir.
– Ah ah, toujours à fond, pour quelqu’un qui n’a dormi que quelques heures, tu retrouves vite tes esprits. Moi, j’avance toujours tranquillement sur mon vélo électrique. Tiens, regarde, des baleines. 20 mille lieues sous la Seine des sœurs Chevalme. Ça me fait penser que j’ai commencé à lire Moby. Manon m’a dit que je ressemblais un peu à Ismaël. Je ne sais pas où elle a vu ça. Au début il dit « J’ai, des choses lointaines, une inguérissable démangeaison. J’aime sillonner les mers interdites et aborder aux rivages barbares ». Ce n’est vraiment pas moi, ça.
– Ah génial, Moby-Dick or the Whale ! Attends, tu me donnes une minute, je voudrais savoir comment Melville a écrit ça en anglais ?
– Vas-y. D’habitude, on roule à trente kilomètres-heure, mais là on doit ralentir. J’ai tout mon temps. Juste un train pour Milan à prendre demain…
– Ah, j’ai trouvé. Le texte est en ligne, je t’envoie le lien si tu veux travailler ton anglais. « I am tormented with an everlasting itch for things remote. » Autrement dit, « Je suis torturé – enfin, le mot est un peu fort, disons rongé (euh, ça ronge une démangeaison ?) – ou obsédé ou simplement tourmenté par une démangeaison pour les choses lointaines que rien n’apaise ou incessante ou perdurable ou irrépres…»
– Perdurable, tu es sûre que ça existe ?
– Euh, je verrai avec Nadja. Donc, d’un côté tu ne ressembles pas du tout à Ismaël, surtout quand il explique pourquoi il fait ce voyage, tu sais, cette longue phrase au tout début, « Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever – là, c’est mon passage préféré – I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet », etc. J’adore cette phrase, mais je ne suis pas certaine qu’il y ait souvent « un Novembre humide et bruineux dans ton âme » et je ne t’ai jamais vu « t’arrêter devant des entrepôts de cercueils » et encore moins « suivre tous les enterrements que tu croises », s’amusa Vera. Ismaël dit aussi qu’il prend la mer parce que « it is a way I have of driving off the spleen and regulating the circulation ». Est-ce que tu prends la mer pour chasser le spleen et fluidifier ta circulation sanguine ?
– Non, certainement pas. Et encore moins parce que « rien d’intéressant ne me retenait à terre ». Tu es bien placée pour le savoir. Donc d’un côté je ne ressemble pas à Ismaël, on est d’accord. Mais alors c’est quoi l’autre côté ?
– D’un autre côté, mais c’est plus factuel que psychologique, tu vas bien traverser des terres dangereuses et barbares – d’un certain point de vue. Tu sais que ça inquiète tes parents. La Serbie, ça devrait passer, mais ils se demandent si c’est prudent d’aller en Russie. Selon ton père, les relations avec la France n’ont jamais été aussi mauvaises.
– Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
– Moi, c’est complètement idiot ce que je vais te dire, mais je pense que tu es comme Pap, rien ne peut t’arriver. Il n’y a que du bon en vous, ça vous protège.
– Ah oui ! Dis donc, c’est l’effet tequila, non ? On en reparlera. Allez, je te laisse, on arrive Place de la République. J’ai besoin de mes deux mains, ça roule n’importe comment ici !
Présomptueux, celui qui refuse de ne pas comprendre ; arrogant, celui qui se moque de ne pas être compris.
C’est comme tu dis, semblait penser Milo, le chaton de la voisine.
Au moins, je n’ai pas à me demander si je la mets au milieu ou sur le côté, la raie. Une question de moins.
Imitant ceux qui ferment les yeux et pointent leur doigt sur une carte pour savoir où ils iront, je ferme les miens et tape sur mon clavier pour trouver un début de phrase : “kozf;;q kez jl”.
Bon, finalement, je vais fermer les yeux et faire une sieste.
« … Dexter but d’un trait son whisky, posa la lettre sur le bureau, ouvrit la fenêtre et sauta. Au même moment, à l’autre bout du pays, Douglas… »
Toc, toc, toc.
Tiens, c’est curieux, quelqu’un frappe à la vitre, dis-je à haute voix !
« Non, non, c’est derrière l’écran ».
Mais, j’entends des voix ou quoi ?
« C’est moi, c’est Dexter, je suis derrière l’écran de l’ordinateur »
Non, mais qu’est-ce qui se passe, je suis en train de délirer. C’est mon personnage qui boit et c’est moi qui suis soûl.
« Tu n’es pas soûl. Je suis bien là. Je sais que ça ne se fait pas, mais voilà, j’aimerais bien, avec ton accord bien sûr, ne pas me suicider. Alors si tu pouvais… »
N’importe quoi ! Et la liberté d’expression ! Zut, comment s’appelle ce logiciel qui nettoie l'intérieur des écrans déjà, Screenglass, Cleanscreen, Netglass… ?
Les téléphones portables grandissent ; les poches arrière des jeans rétrécissent. Pendant ce temps, je surveille mon poids, il est plutôt stable.
– Allo ? Salut, c’est Nov.
– Eh ! Salut mon chou, cria Olga. Quelle surprise ! Tu es déjà en Serbie…
– Je t’entends très mal. Non, pas encore, on arrive demain à Paris. Regarde, c’est la Seine…
– Ah, encore en vélo. Parle plus fort ! Attends, je m’écarte.
– Dis donc Olga, c’est quoi tout ce raffut autour de toi ? Vous fêtez quelque chose ?
– Et voilà, évidemment vous n’êtes pas au courant. On est quatre cent mille à manifester dans la rue et vous n’êtes pas au courant. Huit mois de manifestations contre Vucic et ça ne vous intéresse pas. Ici, on se bat pour la liberté et chez vous, personne n’en parle, personne n’est au courant.
– Zut ! Désolé Olga, je n’ai pas suivi et c’est vrai que les journaux en parlent peu.
– On verra ça en détail quand tu seras là. On a réussi à faire tomber le Premier ministre mi-avril, maintenant on veut que Vucic organise des élections. Et si d’ailleurs, il veut partir, c'est OK pour nous. Regarde, tu arrives à lire ce qui est écrit sur les banderoles ?
– Non.
– “Korupcija ubija”, ça veut dire “la corruption tue”. Référence au drame de Novi Sad, tu te souviens, 1er novembre 2024, l’effondrement de l’auvent de la gare qui venait d’être inaugurée. Seize jeunes tués par l’incompétence, la négligence et la malhonnêteté qui minent ce pays depuis trop longtemps. Tu te rends compte que Vucic était déjà ministre de Milosevic. Et ton Macron, qu’est-ce qu’il fait, hein, dis-moi un peu ? Eh bien, il fait du business avec Vucic. C’est insupportable. Et tu entends ce que la foule crie ?
– Non.
– “Pumpaj”, ça veut dire “pompez!” C’est un mot qui vient de la musique techno, à l’origine, et qui signifie “fais chauffer, mets de l’ambiance, balance les basses”. On a repris le mot mais le sens a changé, ça veut dire plusieurs choses. D’abord que le gouvernement nous pompe, il pompe le peuple, il pompe son argent et son énergie. Ça veut dire aussi que le gouvernement gonfle les statistiques et bourre les urnes, il nous entube ; il annonce une augmentation du PBI et en même une augmentation de l’inflation. Il nous prend pour des demeurés.
– Et le dessin rouge sur les banderoles, ça a un sens ?
– Oui c’est une main ensanglantée, tu comprends pourquoi. Mais on est trop gentils. À ces voyous qui pillent et qui tuent, on répond par des marches pacifiques et des coups de sifflet. Ils bradent le pays et ses ressources naturelles et nous, on leur demande poliment d’organiser des élections. Il nous pompe avec leur propagande et nous, on ne sait que leur casser les oreilles avec nos sifflets. Je te le dis, il faudrait changer de méthode. On est trop gentils. Autre chose, regarde bien, qu’est-ce que tu vois d’autre ?
– Beaucoup de gens…
– Non. Regarde les drapeaux. Qu’est-ce que tu vois ?
– Je vois des drapeaux serbes. Il y en a sûrement d’autres, mais il faudrait que tu zoomes, c’est tout ce que je vois.
– Regarde mieux. Est-ce que tu vois des drapeaux français ?
– Non.
– Et Européen ?
– Non, je ne les vois pas.
– Regarde bien. Toujours rien ? Eh bien c’est normal, parce qu’il n’y en a pas. Dis-lui à ton Macron, qu’on ne veut plus de Vucic et de sa clique de vieux fachos, mais on ne veut pas non plus de lui et de ses Rafale. Vous vous imaginez qu’on a remplacé l’American dream par le French dream ou l’European dream… Pas du tout, on veut d’abord être Serbe, librement Serbe. Après, on verra. Tu comprends que je ne parle pas des Français ou des Italiens ou des Allemands, je parle de Macron et d’Ursula.
– Je comprends et je suis d’accord. Je serai à Belgrade dans une dizaine de jours, j’aimerais bien aller manifester avec toi. Remarque, peut-être que Vucic sera tombé…
– Si seulement ! Malheureusement, il a encore de solides appuis. Bon OK pour les manifs. Et encore désolée, c’est toi qui as pris, comme d’habitude, mais tu me connais. Allez, je t’entends de plus en plus mal, je suis tellement contente de te revoir. Peut-être que je monterai à Zagreb pour faire un peu de route avec toi. Tiens-moi au courant. Allez, salut beau Mexicain !
– Salut Olga, à bientôt, et Pumpaj ! Pumpaj ! Pumpaj !
*****
– Bon les filles, voilà ma proposition, dit Manon. Comme on est partis tard de Poses ce matin et qu’on a traîné à Vernon à midi, je propose que l’on continue jusqu’à Mantes-la-Jolie sans s’arrêter. C’est dommage pour les Nymphéas de Monet, mais on n’a pas réservé, en plus, moi j’ai déjà visité le jardin trois fois et notre vélo-balai est accroché à son téléphone. Qu’est-ce que vous en pensez ?
– Écoute, rigola Magali, moi j’ai bien transpiré à essayer de te suivre alors, niveau effluve, je risque de ne pas être raccord avec les capucines et les pivoines, donc OK pour continuer directement jusqu’à Mantes. Qu’est-ce que tu en dis Laurence ?
– Je vous suis. En revanche, demain, j’aimerais bien prendre un peu de temps pour faire un tour au musée de la Batellerie à Conflans.
– Bien sûr. Tu as raison de te documenter, on ne sait jamais, tu te reconvertiras peut-être en pilote de bac sur tes vieux jours.
– Tu rigoles Magali, mais remonter la Seine jusqu’à Rouen, ce n’est pas donné à tout le monde, entre les marées et le trafic, on est loin de la promenade en pédalo.
*****
– Allo ? Dad, tu m’entends bien ?
– Oui, oui, bonjour mon chéri. Content d'avoir de tes nouvelles. Ton périple se passe bien ?
– Ça va, j’ai eu un peu le mal de terre, les premiers kilomètres, ça va mieux maintenant. Comme tu vois, c’est tranquille en vélo électrique. Pendant que les filles pédalent, moi je téléphone. C’est incroyable toutes ces rencontres que je fais. Je t’ai déjà parlé de Moby, Sam et Olga, maintenant, je suis avec trois femmes. Il y a Manon, qui est une scientifique, Laurence, qui est la mécanicienne du porte-conteneur et Magali… qui est Magali !
– Je suis content pour toi, ce voyage, tu ne l’oublieras jamais. À mon avis, ça vaut les meilleures écoles de commerce. Quel est ton programme ? Demain je serai à Paris, je passe la journée au ministère et ensuite je file à Genève où je resterai une semaine, mais ça risque d’être intense, je n’aurai pas beaucoup de temps pour flâner. Ensuite, direction Ljubljana où ce sera plus tranquille.
– OK, c’est noté. Je pense qu’on se retrouvera en Slovénie. Là on a passé Vernon, ça veut dire qu’on sera à Paris demain soir. Ensuite, je vais rejoindre Ljubljana par l’Italie, je n’ai pas très envie de passer une semaine tout seul en Suisse.
– Oui, je comprends. Je suis votre périple grâce au traceur de Sam, c’est très commode. Tu as raison, pour l’Italie. Peut-être que je viendrai te rejoindre à Trieste. Après, si j’ai bien compris, tu rejoins la Turquie en passant par la Serbie. Tu as vu que c’est tendu en ce moment à Belgrade ?
– Oui, Olga m’en a parlé. Qu’est-ce que tu penses de la situation ? Est-ce que tu crois que Vucic va tomber ?
– Tu sais, tout est toujours possible, personne n’imaginait la chute de Bachar aussi rapidement et sans résistance et à l’inverse, beaucoup pensait que Khamenei allait tomber. La géopolitique n’est pas une science exacte, en plus, beaucoup de choses nous échappent. Pour la Serbie, tu as compris aussi que le régime actuel est un gage de stabilité dans la région pour l’Europe, c’est une région tellement instable. La situation est compliquée et je ne te cache pas qu’il y a débat au ministère, et en Europe aussi d’ailleurs. C’est évident que personne ne veut d’un nouveau front et certains considèrent le régime serbe comme une “stabilocratie”. De l’autre côté – et je dois avouer que c’est mon avis – on fait remarquer qu’à une époque où les virages populistes se multiplient, une époque où les valeurs réactionnaires s’affichent sans complexe, il faudrait soutenir toutes les demandes de justice et de progrès social, mais soutien et ingérence sont proches. Bref, c’est compliqué, il y a un entrelacs d’alliances économiques et de proximité idéologique pas toujours facile à démêler.
– De là où je suis, je vois surtout beaucoup d’opportunisme. Et en France, quel clan parle le plus fort ?
– Pour le moment, c’est l’Élysée, et ils soutiennent Vucic, mais les lignes sont en train de bouger. Malheureusement, je ne vois pas la situation aller dans le bon sens dans un avenir proche. J’espère me tromper. Il faudra que tu sois prudent quand même, essaie de te tenir à l’écart des manifestations. On aura l’occasion d’en reparler.
– C’est drôle ce mot stabilocratie. J’imagine plutôt un pays dont on a surligné le nom en fluo sur la carte et qu’on surveille de près et pourtant, personne n’en parle. Soit on ignore la situation, soit on fait semblant de ne pas savoir. C’est comme les femmes en Iran ou les Ouïghours. Je trouve que notre époque manque de Robin des Bois et de Zorro.
– Je suis d’accord avec toi, à la nuance près que les Robin des Bois n’existent que dans les livres et les films.
– Quel dommage. OK, Dad. Je te rappellerai d’Italie. Kissou…
*****
– Et voilà. Mantes-la-Jolie et sa collégiale. J’ai réservé à l’hôtel du Val de Seine, on n’a même pas besoin de quitter la voie de Berge. Et demain, on dort à Paris. Ouh là, ça va Magali ? Tu en fais une tête.
– Ça va, c’est juste que je suis une vraie conne, ça se confirme.
– Allez, raconte et soigne ton langage.
– C’était prévisible, j’imagine, mais voilà, j’ai vu sur le groupe Facebook du cours de tango, une photo très explicite qui montre Paco en train d’enlacer les deux nouvelles. Avec un petit commentaire pour ceux qui auraient encore des doutes, “it takes three to tango”.
– Magali, comme tu dis, c’était un peu prévisible. Mais explique-nous, vous étiez en couple, Paco et toi ?
– Oui. Enfin non. Enfin, pour moi, oui. Mais lui, il était en couple avec mon cul, c’est tout. Seulement niveau cul, je ne peux pas rivaliser avec les deux nouvelles ; à elles deux, elles doivent avoir à peine mon âge. Je suis foutue.
Elle éclata en sanglots.
– Le pire, c’est que j’emmerde tout le monde avec mes histoires pourries. Je ne pense qu’à ma gueule, le monde pourrait s’écrouler sans que ça ne me fasse rien. Je suis vieille, moche, cocue pour la deuxième fois et égocentrique. Et en plus, Manon, tu as un trou mal placé dans ton cuissard que je suis depuis cinquante kilomètres, conclut-elle, ne sachant plus si elle riait ou pleurait.
– Justement, dit Nov, j’ai une question pour se décentrer un peu. Vous êtes au courant de la situation en Serbie ?
On se connaît peu soi-même et on connaît mal autrui, sans compter le mensonge, la manipulation, la surdité et la sénilité, alors, que parfois l’on s’entende, cela relève du miracle.
– Oh le naze, tu sais ce qu’il fait avec son tél ?
– Non ?
– Il téléphone…
Quand il dort, le corps cesse de mentir.
Le mot mot est un modèle d’économie : trois lettres pour tout dire.
Au mitan de sa vie, mais encore en forme, fortuné, mais un peu désœuvré, Martin Ollé-Laprune cherchait une mission qui le tiendrait jusqu’à la fin de ses jours. Il y avait bien l’aquariophilie (et ses poissons exotiques) et la production de tableurs Excel (et ses fonctions complexes) qui l’occupaient déjà, mais il voulait un défi d’une autre envergure, une aventure qui l’obsède et le transcende. Il pensa d’abord acheter et lire tous les livres disponibles sur le marché. Réalisant vite la démesure de la tâche, il réduisit la voilure et opta pour l’achat et la lecture de la collection complète de la Bibliothèque de la Pléiade. 1043 ouvrages, moins les Commentaires de Blaise de Monluc, aujourd'hui indisponible, mais qu’il finirait bien par trouver chez un bouquiniste.
En plus des livres, il acquit deux grandes bibliothèques en chêne massif. Il disposa la collection dans celle de gauche et prévit de transférer chaque volume lu – oui, mais dans quel ordre ? – dans celle de droite.
Il commença par établir un tableur complexe. Après avoir saisi le nombre de livres et le nombre de pages de chacun, il élabora une formule qui lui donnait en temps réel, au fur et à mesure du progrès de ses lectures, la date de l’accomplissement de sa mission. Il suffisait, après chaque lecture, de saisir le nombre de pages lues et le temps passé ; alors, le tableur, en extrapolant sa vitesse de lecture, lui indiquait la date de l’heureux événement.
Donc. Dans quel ordre progresser ? Logiquement, il rangea les livres selon l'ordre numérique. Il prit le numéro 1. Il s’agissait du volume 1 des Œuvres complètes de Baudelaire, un auteur qu’il avait déjà rencontré au collège. Il ouvrit l’ouvrage et tomba sur ses vers latins de jeunesse, ce qui le rebuta. Il décida alors d’opter pour l’ordre alphabétique et rangea à nouveau sa bibliothèque. Épuisé par cette tâche dénuée d’intérêt et désireux de tester son tableur, il ouvrit l’Histoire de mes pensées d’Alain. Il déclencha son chronomètre et commença la lecture. « J’ai dit que je passerais sur les souvenirs intimes. Je ne dirai rien de ma vie familiale… » Flûte, c’est pourtant intéressant, pensa-t-il. Il continua, surveillant d’un œil son chronomètre. « Dans les prés humides nos chevaux prennent une maladie du pied… J’ai vécu par mon métier dans le monde des réfutateurs, détestable espèce… À regret je laisse sur mon chemin cette ombre aux larges épaules, qui doit errer aux Champs-Élysées avec son fusil et son chien dans des ombres de bois, si les dieux sont justes… » Enfin, sans raison, en bas d’une page et au milieu d’une phrase, il cessa sa lecture et arrêta son chronomètre. Il remplit son tableur : nombre de pages lues, temps passé. Le résultat l’horrifia : 3 avril 2680, à raison de quatre heures de lecture par jour, trois jours par semaine. Il modifia son tableur et indiqua sept heures de lecture quotidienne, cinq jours sur sept. Nouveau résultat : 17 octobre 2476. Terriblement frustré, il réfléchit. Se souvenant de la petite phrase écrite au-dessus du comptoir du bar où il prenait son café, « Fais de tes échecs des défis… mais avec modération », il décida de transformer son échec solitaire en un défi collectif. Il fit passer une annonce pour embaucher trois cents lecteurs.
En plus, ça libérerait du temps pour s’occuper des poissons et composer quelques tableurs.
Penser, tout penser, jusqu’au plus insignifiant, au plus dérisoire. Aristote dit quelque chose comme ça, me semble-t-il.
Alors j’essaie de penser le gobelet en plastique cabossé ou bien le morceau de ruban de chantier qui flotte ou bien les cris du bébé dans le magasin ou bien… Non, je renonce. C’est difficile. Est-ce même possible ? Aristote aurait-il tort ? Alors j’essaie de penser l’amour ou bien la béance ou bien l’alternative ou bien l’opacité… et je renonce encore. C’est sans doute possible, mais c’est très difficile.
À ce moment précis, on me demande “à quoi tu penses ?” Et là, je sursaute, je panique et je bafouille comme un nigaud “hein ? euh, à rien”.
Il faut que je travaille la patience.
Tiens, à partir de maintenant, je vais aller faire mes courses dans une grande surface le samedi après-midi et je choisirai à chaque fois la queue la plus longue à la caisse.
Déveinard comme je suis, je vais tomber sur la file qui avance le plus vite.
Les humains, et ceci les éloigne un peu des animaux, ont élevé la satisfaction des besoins naturels au rang d’art : gastronomie, œnologie, pranayama, Kama sutra. Je m’étonne que l’on n’ait rien trouvé qui se rapporte au besoin de déféquer. Quant aux sculptures fécales du petit Oscar, elles cherchent toujours leur public.
En hommage à Paul Géraldy peut-être, ou par prudence, elle s’était fait tatouer Toi & Moi au bas du dos.
L’imagination est la seule chose qui nous sépare encore des intelligences artificielles, dit-on pour se rassurer. Soit. J’imagine alors qu’on la garde dans un endroit secret et qu’on la réserve pour les grands moments.
C’était mieux avant ! c’était mieux avant ! répète ad nauseam une bande de crétins décrépits. Ah oui ? Et avant, est-ce que vous pouviez goûter aux quatre saisons en une semaine ?
Arbres, je vous aime !
La vengeance est une preuve d’intelligence, peut-être, mais un manque d’ambition assurement.
Découverte extraordinaire des architectes et urbanistes pressés de réfléchir après les épisodes caniculaires. « Mettons des volets aux fenêtres. » « Oui, et plantons des arbres dans les rues. »
La révolution est en marche…