Il voulait une mobylette, il a eu une bicyclette. Il a fait la tête toute la soirée et n’a jamais mis les fesses sur son vélo. Il avait quatorze ans, ce petit con.
Il voulait une mobylette, il a eu une bicyclette. Il a fait la tête toute la soirée et n’a jamais mis les fesses sur son vélo. Il avait quatorze ans, ce petit con.
– Ils sont mignons, ceux d’en bas, avec leurs pétards de cours de récréation, enfin rappelle-toi mon Big bang, ça avait une autre allure quand même, confia Dieu à Saint Pierre. C’est vraiment tout petit, un humain.
Brad finit par se laisser convaincre, sans enthousiasme excessif, mais sans résistance opiniâtre, égal à lui-même, donc. Il ferait ce tour du monde et raccompagnerait Nubecito à Hawaii.
La petite famille se retrouva un weekend dans une maison louée au bord de la plage de Mismaloya, à trente minutes de Puerto Vallera. Il s’agissait de finaliser le projet.
– Brad, demanda Ludmilla, tu te souviens du livre du chat qui apprend à voler à une mouette ?
– Bien sûr, comment oublier ? Tu me l’as lu et relu. Combien de fois ? mille fois ? et tu avais un livre en français et un en espagnol et tu lisais une phrase dans une langue et la suivante dans l’autre. Grâce à Sepulveda, toi tu as appris le français et moi, j’ai appris à rêver.
– Rappelle-toi ce passage qu’on aimait tant. Quand l’humain entend le chat Zorbas lui raconter l’histoire de la mouette, évidemment, il n’en croit pas ses oreilles, alors il dit : « Y si todo esto es un sueño, qué importa. Me gusta y quiero seguir soñándolo. Et si tout ça est un rêve, je m’en fiche. Ça me plaît et je veux continuer à rêver. » Et après, toi, tu répétais tout le temps dans ton espagnol perso, « mais qué importa ! Hein, qué importa ? ».
– C’est vrai. D’ailleurs tu ne trouves pas que l’histoire de Nubecito ressemble un peu à celle de la mouette Afortunada ? Ton père ne serait pas un plagieur, pas hasard ?
– Plagieur ou plagiaire, interrogea Ludmilla ? Bof, qué importa, ajouta-t-elle hilare !
C’est étonnant comme les contraires s’ajustent parfois. Tout opposait ces deux jeunes et pourtant ils étaient parfaitement complices et inséparables. Ludmilla avait retrouvé Brad au lycée français de Guadalajara lors du deuxième séjour au Mexique de la famille. Ludmilla y avait été admise dès la cinquième parce qu’elle était déjà quasi-bilingue, sans que personne ne comprenne comment une fille de pêcheur analphabète, orpheline de sa mère puisse parler aussi bien le français. Brad y avait été admis parce qu’il était le fils du nouveau Conseiller culturel. Quand ils se retrouvèrent, elle avait sauté une classe et était déjà en première, il en avait redoublé deux et était encore en terminale. Ils se sont tout de suite reconnus et ont poursuivi leur amitié interrompue brutalement sept ans plus tôt comme s’ils n’avaient jamais été séparés. Après le bac, Ludmilla avait rejoint Brad à l’université pour étudier le commerce international. Lui, parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre, elle, parce qu’elle voulait gagner sa vie correctement pour changer le moteur du bateau de son père et lui acheter une maison.
Les cours n’étaient pas passionnants. Heureusement, tous les mercredis soir, elle suivait le cours de littérature de Nadja. Cette année, justement, c’était sur les littératures du voyage, Cendrars, Rumiz, Sepulveda et Stevenson. Son cours s’intitulait « Par-delà les frontières, d’une langue à l’autre : récits de voyage et voyage des récits ». Nadja était polyglotte : trois langues maternelles, le russe, le polonais et le français, deux langues apprises jeune et vite maîtrisées, l’anglais et l’espagnol, plus une bonne connaissance de l’italien et du portugais. Elle faisait son cours moitié en français, moitié en espagnol et citait toujours les œuvres dans le texte. Ludmilla était aux anges ; elle était, quant à elle, quasi bilingue espagnol-français, avait un très bon niveau d’anglais et commençait à se débrouiller en italien. Les ouvrages au programme étaient Travels with a donkey in the Cévennes de Stevenson, en anglais donc, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars, Mundo del fin del mundo de Sepulveda pour l’espagnol et, pour l’italien, La leggenda dei monti naviganti de Paolo Rumiz. Ludmilla aimait la littérature, mais plus encore les langues, toutes les langues, toutes ces musiques du monde qui font danser les choses sur des rythmes et des modes différents.
– Quelle coïncidence émouvante, pendant que l’on lira Cendrars décrire son voyage, toi, mon bourlingueur d’amour, tu seras vraiment dans le train, dit Nadja à son fils. « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? Oui, nous le sommes, nous le sommes. Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune… Ce voyage est terrible », récita-t-elle de mémoire.
– Tu pourrais te mettre au russe, Ludmilla, ajouta Swann, qui le comprenait mal et le parlait peu, c’est tout un autre monde que tu découvrirais.
– Oui, j’adorerais le faire un jour. Les langues étrangères m’enchantent. C’est vrai qu’elles nous transportent dans des contrées de pensée lointaines, mais j’aime plus encore ce que cela fait à mon corps, à ma bouche, à mes bras.
Swann plissa le front ; Nadja souriait.
– J’aime les idées propres aux langues, mais j’aime surtout leur goût.
Nadja jubilait ; Swann fronça les sourcils.
– Moi, je ne sais pas comment ça rentre dans vos têtes, tous ces mots étranges et tous ces verbes irréguliers, j’ai déjà du mal avec le français, poursuivit Brad. Mais bon, avec Diego on ne parle qu’une seule langue, pas la même, et pourtant on se comprend très bien.
– Ah pardon, Brad, Diego est parfaitement trilingue, outre le mexicain, il parle aussi le nuage et la vague, ajouta Swann provoquant un éclat de rire général.
Ah ah ah, humour d’humains, commenta Nubecito, toujours au-dessus d’eux. Il doit me manquer quelque chose pour comprendre le sens caché de leur blague. Je m’étonne quand même que seul un vieillard à la culture limitée et à la vue basse parvienne à me voir et m’entendre. Ou peut-être est-ce à eux qu’il manque quelque chose et devraient-ils apprendre à penser comme un nuage.
Pas une once de renom, je renonce.
L’empathie, comme son étymologie l’indique, est une pathologie, mais une pathologie stupide qui consiste à ajouter de la souffrance à la douleur. Heureusement, quand elle n’est pas feinte, elle ne dure pas et disparaît dès le début de la série télévisée.
Brad s’était calmé. De toute façon, il n’était jamais irrité très longtemps ni très profondément. Les événements de la vie semblaient glisser sur lui comme une goutte d’eau sur une feuille de songe, mais, même en l’observant de près, il était difficile de savoir s’il s’agissait d’indolence ou de maîtrise. Et puis, une petite partie de lui commençait à s’intéresser au projet, peut-être cette petite case au fond de son cerveau qui avait retenu le joli mot de Ludmilla : ce voyage sera bien pour nous. Mais parce que c’était un homme, malgré tout, il continua de manifester son opposition.
– Explique-moi pourquoi tu ne le fais pas toi-même ce voyage, Ludmilla ?
– Mais Brad, tu le sais bien, il y a mille raisons pour moi de ne pas faire ce voyage que j’adorerais faire. Et pour n’en citer qu’une, mon père. Il ne pourrait pas se passer de moi plus d’une semaine. Et pas seulement pour des raisons matérielles évidemment. Mais tu sais quoi, je ne pourrais pas me passer de lui non plus. Tu sais ce que l’on a vécu ensemble, tous ces naufrages et tous ces sauvetages, c’est un miracle que l’on ne soit pas complètement détraqués.
À propos des raisons matérielles, il y avait cette boîte en fer blanc dans le tiroir de la commode. Diego y déposait l’argent de sa pêche et Ludmilla était censée y puiser pour payer ses études et sa vie à Guadalajara. Mais ce que Diego ne savait pas, n’ayant aucune idée de ce que coûte un livre, une location ou un ordinateur, c’est que Ludmilla alimentait aussi la boîte. Quant aux naufrages, le plus terrible sans doute fut celui du départ de sa mère qui, non contente de les abandonner, tenta de brûler la maison et eux avec.
Certains lecteurs pourraient ici s’agacer et reprocher à l’auteur de perdre son fil, d’oublier son histoire et de négliger certains personnages. Eh bien soit, revenons à Nubecito qui était justement en train de s’interroger en entendant Ludmilla. Le mal. Oui, voilà bien une autre question qui me tracasse, le mal, pensait le jeune cumulus. D’où il vient le mal ? Purificacíon était-elle devenue mauvaise, un jour ? Et chez nous, je pense aux cyclones qui noient les pêcheurs, détruisent les cases et arrachent les cocotiers. D’où ils viennent les cyclones, qu’est-ce qu’ils étaient avant et qu’est-ce qu’ils deviennent, après ? Est-ce qu’avant, ils étaient des petites brises qui jouaient avec les vagues, gonflaient les voiles et rafraichissaient les soirées d’été ? Ou bien est-ce que, tout d’un coup, à partir de rien, ils existent et ils sont déjà mauvais ? Et qui devient mauvais ? Seulement quelqu’un qui avait déjà du mal en lui, en tout petit, comme une graine de mal ? Ou bien est-ce que toutes les petites brises peuvent ou pourraient devenir un jour des tempêtes monstrueuses ?
– Autre chose, Brad, j’ai réfléchi à ce que tu disais à propos d’Ola, c’est vrai qu’il n’y a que Papa qui l’a entendue parler, il n’y a que Papa qui distingue Nubecito des autres nuages, et je ne sais pas si c’est vrai, mais ça ne peut pas être faux. Papa ne peut pas mentir et s’il croit à cette histoire, alors elle est devenue vraie pour moi, en un sens. En un sens qu’on doit trouver. Ce voyage va tous nous éloigner, beaucoup. D’accord, on est très liés, tu sais que j’aime tes parents, toi aussi je t’aime bien, je sais aussi que tes parents ont une vraie affection pour mon père, quant à toi, tu es comme son fils, il t’adore et tu lui rends bien. De loin on dirait une famille parfaite, comme dans les publicités. Mais il y a encore quelque chose de faux, enfin, je ne sais pas comment dire, quelque chose qui reste en surface. En fait voilà, il y a quelque chose qui nous manque et ce voyage, je te le parie, ce voyage peut nous le donner.
– Mouais… Comme d’habitude, je ne comprends pas tout ce que tu dis. Sans doute la barriera linguistica, risqua-t-il en faisant rire Ludmilla.
– Barrera idiomática, c’est mieux, répondit-elle. Bon, en attendant que tu réfléchisses, je vais préparer notre première étape jusqu’à Veracruz. Je fais voyager les gens dans le monde entier et moi, je ne suis jamais allée plus loin que Guadalajara.
Parfois, j’ai l’impression d’être un figurant dans le film de la vie d’un autre. Ça me convient bien, parce que tout ce qui se passe dans le champ de la caméra est très codifié, trop éclairé et tellement faussé par le regard des voyeurs, enfin, du cinéma quoi.
Il ne faut pas aller trop à droite pour ne pas fâcher à gauche et, en même temps, ne pas donner trop de gages à gauche pour ne pas énerver à droite. Par ailleurs, il faut savoir flatter la gauche pour la décoller de l’extrême gauche et, en même temps, honorer la droite pour la détacher de l’extrême droite.
En politique, il est recommandé d'être synchrone et bien latéralisé.
Cumuler les mandats, c’est l’assurance de faire mal ou insuffisamment les choses. On ne peut pas être à la fois mari, amant et père et pourquoi pas aussi chargé de l’entretien du jardin et responsable des poubelles.
– Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire de tour du monde. Et toi Ludmilla, depuis quand tu décides de ma vie. Tu n’es pas ma mère. D’ailleurs même ma mère n’a pas à décider de ma vie. Et d’abord il est où ce Nubecito ? Je regarde dans le ciel, alors oui j’en vois des nuages, mais je ne vois pas de Nubecito, pauvre petit nuage abandonné par sa copine la vague Ola et récupéré par le brave pêcheur Diego. Non, mais vous êtes tous devenus fous. Fais-le, toi, ce tour du monde.
– Écoute Brad, je comprends que tu sois un peu énervé. Pour le reste, justement, je ne comprends pas tout. Mais je le sais, ce voyage, tu dois le faire. Pas pour te changer, pas pour devenir un homme ou je ne sais quoi, mais pour devenir ce que tu es déjà, mais pas encore – enfin, je n’arrive pas à t’expliquer clairement. Tu es mon meilleur ami. J’aime ta lenteur, j’aime ta féminité, j’aime ton indolencia – je ne sais pas comment on dit en français –, j’aime que tu n’aies pas envie de devenir plus ceci ou plus cela. Mais je crois que ces qualités ont besoin du voyage pour s’épanouir. Tu te rappelles, Nadja dit souvent, “le voyage n’est pas affaire de déplacement, au contraire, il vous place”. Je crois que je commence à comprendre ce qu’elle veut dire. À la fin, bien sûr, c’est toi qui décideras. Ce que je sais, ou plutôt ce que je sens, c'est que ça sera bien pour toi, et ça sera bien aussi pour nous.
– Je suis d’accord, c’est moi qui déciderai. Bon, je vais faire un tour.
Brad était encore contrarié. Une partie de son cerveau avait pourtant entendu et retenu, sans les analyser, ces derniers mots, « pour nous ».
Brad et Ludmilla se connaissaient depuis longtemps. Ils s’étaient rencontrés lors de la première affectation de Swann au Mexique, il y a une quinzaine d’années. Il était chargé de développer le réseau des alliances françaises. Nadja terminait sa thèse sur le surréalisme et la guerre (« ils éteignent les étoiles à coups de canon », les poètes peuvent-ils les rallumer ?). Cette rencontre est encore une histoire dans l’histoire – et qui aurait pu très mal finir.
Un soir, alors que la petite famille rentrait à l’hôtel, il devait être dix ou onze heures, ils remarquèrent une fillette seule sur la plage qui fixait le large ; ils échangèrent quelques mots en espagnol. Elle attendait son père. Deux jours plus tard, à la même heure et au même endroit, ils la revirent. Intrigués, ils s’assirent à côté d’elle et entamèrent une conversation. Ludmilla avait sept ans et parlait beaucoup et vite. Ils apprirent qu’elle attendait le retour de la barque de son père qui pouvait rentrer ce soir, ou peut-être demain. Sa mère l’avait chassée de la maison, comme chaque fois qu’elle y ramenait ses clients. « Ma mère est une putain et quand mon père n’est pas là, elle ramène les hommes à la maison, c’est mieux payé qu’au bar, dit-elle sans émotion, donc, comme il n’y a qu’une pièce, elle me met dehors. » Abasourdis, Swann et Nadja essayèrent de dire quelque chose, mais rien ne vint. « Ça va, je suis habituée, c’est juste que je m’inquiète pour mon père, sa barque est usée et son moteur tombe en panne parfois. » Toujours incapable de réagir, Nadja parvint quand même à lui proposer de manger des churros au chocolat avec eux.
Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain pour aller faire une balade ensemble. Ludmilla les retrouva à dix heures. « Papa est rentré hier juste avant le matin, mais il n’avait qu’un petit thon jaune alors ma mère était furieuse, elle l’a frappé et lui a dit de repartir pêcher et de revenir avec de l’argent s’il voulait manger. » Ludmilla resta deux jours complets avec eux. « Ma mère ne s’apercevra pas que je ne rentre pas et si elle s'en aperçoit, elle sera contente. »
Ils se revirent souvent pendant ces années. Ludmilla était une enfant adorable, vive, joyeuse et tellement mature et intelligente. Elle apprit rapidement suffisamment de français pour communiquer avec Brad qui parlait mal l’espagnol.
Un soir, alors qu’ils la raccompagnaient, Nadja, après en avoir parlé à Swann, dit ceci à Ludmilla. Elle n’aurait pas dû. Ils n’en reparlèrent jamais ensuite, mais y pensaient encore parfois, quinze ans plus tard.
– Écoute Ludmilla, on est tellement heureux quand on est tous ensemble. On voulait te proposer quelque chose. Ta mère ne s’occupe pas de toi et ton père est souvent en mer. Alors si tu veux, on pourrait t’adopter, en échange, on aiderait ton père, pour son bateau. »
Ludmilla s’était alors figée, crispée, avait tendu ses poings fermés et menaçants vers Nadja, lui avait jeté un regard haineux et dit, « ma mère est une putain, mon père est vieux, et donc vous voulez m’acheter. Alors, je coûte combien ? Hein, combien ? ». Puis elle était partie en hurlant « vous n’êtes pas assez riches, je suis trop chère pour vous ».
Ils ne se virent plus pendant presque dix ans.
– Dis donc, elle est encore longue ta série ?
– Alors, il reste quelques épisodes, mais c’est la dernière saison. Et après, j’arrête.
– Et tu ne voudrais pas me dire comment ça finit, demanda Saint Pierre à Dieu ?
– Non. Mais je peux te dire que ça se termine bien.
– Chouette…
– Enfin, ça dépend pour qui.
– ?
Si j’avais, dans mon budget personnel, une dette colossale et un déficit abyssal, je me demande où je ferais des économies. Je pourrais toucher au budget boulettes et sarbacanes, mais ce serait suicidaire par les temps qui courent. Ou bien rogner sur le budget culture, mais je serais de ce fait coupable de l’augmentation du déficit de nombreux amis. Diminuer mon budget fruits et légumes bio, c’est une piste, mais je crains devoir alors augmenter mon budget santé. Alors m’attaquer au budget santé, oui, mais je risque de vite ne plus pouvoir acquitter ma contribution solidaire et ce serait mauvais d’un point de vue macroéconomique. Quant à alléger mon budget pêche et chasse, c’est impossible à moins de le rendre négatif. Réduire mon budget agenda et carnet, euh, comment vous dire ? C’est un petit rituel annuel auquel je tiens beaucoup, m’en priver pourrait m’amener à devoir compenser (et dépenser plus, donc) en chocolat ou en séances chez mon podologue. Il resterait bien le budget brosse à dents, c’est vrai que, dans ce domaine, je dépense sans compter ; oui, ce pourrait être un premier pas.
Mon Dieu que je n’échangerais pas ma place de diariste inconséquent contre celle de Premier ministre.
– Dis donc, tu as l’air soucieuse. Je peux savoir pourquoi ?
– C’est la magie de Noël, je suis soulagée et triste à la fois. Oui parce qu’ils vont nous laisser tranquilles pendant quinze jours, mais ils vont s’acharner sur les oies, les saumons et les dindes, expliqua la Germaine à la Yolande, tout en broutant sans appétit.
– ChatGPT, s’il te plaît, écris-moi un aphorisme sur le désespoir.
– "Le désespoir, c'est un vide qui danse, prêt à se remplir d'espoir inattendu."
– Bof, bof… Bon, ajoute les mots serpillère et carte SIM.
– "Le désespoir, c'est comme une serpillière trempée : un jour, tu la tords, et elle libère l'eau. Et avec une carte SIM, même perdue dans le chaos, on trouve toujours un réseau d'espoir."
– Totalement désespérant ! Merci de rassurer tous les aphoristes, ChatGPT.
Brad et ses parents (Helena et Côme) étaient convenus d’un appel en visio sur leur groupe WhatsApp.
– Est-ce que vous m’entendez bien, c’est Nadja, dit la mère, moi je vous vois. Je suis encore à la fac, j’ai cours dans une heure. J’espère qu’il n’est rien arrivé de grave ?
– Bonjour chérie, bonjour les enfants, bonjour Diego, c’est Swann, dit le père. J’espère que c’est vraiment important parce que je suis avec la délégation française à Buenos Aires, nous sommes chez Nadal, pas Raphaël mais Romain, l’ambassadeur.
Ah oui, un mot sur les prénoms. Helena et Côme s’étaient rencontrés en hypokhâgne à la fin des années 80. Il avait 18 ans et venait d’une famille de la bourgeoisie lyonnaise ; elle en avait 17, issue d’une famille très aisée et francophile de Saint-Pétersbourg, elle avait quitté la Russie quelques années avant. Ils partageaient un amour pour la littérature et croyaient dans le pouvoir révolutionnaire de la poésie. Rapidement, ils partagèrent aussi leurs rêves, leurs combats et, finalement, leur lit. Deux ans plus tard, plutôt que de se donner des alliances, ils se donnèrent des prénoms, parce que « nommer, c’est flatter le destin », disait Helena. Helena devint donc Nadja, parce qu’elle aimait Breton et le surréalisme. Côme devint Swann, parce que Proust était son Dieu et La Recherche, sa Bible. (Nul ne sait à ce jour, pourquoi, imitant ses parents, Jean-Hugues se faisait appeler Brad.) Aujourd’hui, Swann était conseiller culturel à Mexico et Nadja, chargée de cours à Guadalajara.
– Salut Dad, salut Mam, voilà, c’est une histoire de fous, je vous passe Ludmilla qui va vous expliquer.
– Bonjour, c’est vrai, c’est très très ouf, dit-elle dans un français remarquable, mais je vais laisser papa vous expliquer.
– Hola amigos, c’est Diego.
– Mais oui, ils savent, ils te voient Papa, vas-y parle.
– Ah c'est vrai, alors voilà. J’ai trouvé Nubecito il y deux nuits, au large, et Ola m’a demandé de le raccompagner chez lui, à Hawaï, mais c’est trop loin pour ma barque, alors j’ai demandé à Ludmilla de trouver une solution, parce que j’ai promis. Il est là, Nubecito, et aussi, Ola, elle est morte.
– Mon Dieu, mais c’est terrible, s'exclama Nadja, est-ce que le corps de la mère a été retrouvé ? Bien sûr, on va s’occuper de rapatrier le petit. Swann s’occupera des formalités et on prendra tout en charge. Vous avez bien fait…
– Attends Nadja, c’est autre chose, précisa Ludmilla. Nubecito est un jeune cumulus et Ola était une vague.
– Interloqués, Nadja et Swann, se taisaient.
– Ola est là-haut maintenant, continua Diego, elle nous regarde, je ne peux pas la décevoir.
Alors là, je ne vais pas intervenir, mais quand même, ils disent n’importe quoi, remarqua Nubecito. Là-haut, et je sais de quoi je parle, il n’y a rien à part des nuages et des oiseaux, et plus haut encore, c’est vide et c’est froid. Personne ne survivrait, pas même un mort, enfin, je me comprends. Non, la mort, elle se passe en bas. Sous le sable, sous la terre, mais après, Ola doit savoir, moi je ne sais pas.
– Allo ! Vous êtes toujours là ? Dad ? Mam ?
– Ben oui, ils sont là, regarde, on les voit, s’amusa Diego. Ludmilla, explique-leur pour le voyage.
– D’accord. Bon, j’ai réfléchi et pour raccompagner Nubecito, j’ai pensé qu’il faudrait aller jusqu’à Veracruz en bus, de là embarquer pour Hambourg, après, rejoindre Moscou, peut-être par la Lettonie, ensuite Vladivostok par le Transsibérien, puis le Japon et Hawaï.
– Magnífico, s’illumina Swann, et pour accompagner Nubecito, évidemment vous avez pensé à…
– … à qui, s’inquiéta Brad ?
– … mais oui, se réjouit Nadja à son tour, quelle merveilleuse idée. Brad, mon grand amour, comme tu vas me manquer, ça va être tellement long, mais quel voyage extraordinaire tu vas faire !
– … hein ? qui ça ?
– J’irai avec toi jusqu’à Veracruz, s’enflamma Ludmilla.
– Non mais ça va pas, s’énerva Brad ! Mais qu’est-ce que vous avez tous à vouloir me faire faire le tour du monde ?
– Je dois être à Paris au printemps, je te retrouverai à Hambourg et ferai un bout de chemin avec toi. Je vais voir avec l’ambassadeur de Lettonie qui est un copain, par où entrer en Russie. Quel projet romanesque ! Comme je suis fier de toi, mon fils.
– Mais arrête, Dad…
– Moi je vais interroger mon neveu Fédor, il saura comment rejoindre le Japon depuis Vladivostok, continua Nadja très émue, je pense qu’il y a un ferry. Et je viendrai te chercher à Honolulu, ça tu peux en être sûr. Brad, mon bourlingueur préféré, mon bébé Blaise...
– Mais Maman, tu délires complètement, grimaça Brad ?
– Et moi, je vous emmène à la gare de Puerto Vallarta, c’est Rodrigo mon cousin le chauffeur du bus, conclut Diego en éclatant de rire.
Déconcerté d’abord
Consterné ensuite
Plus concerné enfin
Histoire contemporaine : ça bouge, beaucoup, et vite.
Le professeur : Et merde, c’est foutu pour les prochaines vacances, je vais devoir refaire mon cours. L’élève : Et merde, encore des nouveaux noms à apprendre – imprononçables en plus. L’éditeur de manuels : Bingo ! On lance le cru 2025.
D’accord, on n’a pas les réponses, mais on ne peut pas en rester éternellement à des questions et Nubecito imaginait des scénarios sur la vie après le déferlement. Peut-être qu’Ola va renaître en chatte, ou en nuage même. Et après l’averse ? C’est vrai ça, y a-t-il une vie après l’averse ? Nubecito glissait de la réflexion à la rêverie ; la frontière est ténue, il est vrai. Peut-être que je renaîtrai dans le corps d’une mouette ou d’une vague. Disons par exemple qu’Ola renaît en chatte, est-ce que c’est toujours la même Ola ? Elle est différente, bien sûr, avec ses oreilles pointues et sa queue poilue, mais est-ce qu’elle garde quand même quelque chose de la Ola d’avant ? Je ne sais pas, une allure chaloupée ou une odeur iodée ou quelques souvenirs vagues ? Et puis j’y pense, ça veut dire aussi que quand on naît, en fait, peut-être qu’on re-naît. Et moi, avant d’être nuage, peut-être que j’étais un piroguier maori ou un frangipanier rouge, ça j’aimerais bien parce que j’adore les frangipaniers rouges. Mais peut-être aussi que j’étais méchant ou affreux, une méduse ou un scorpion ou un dépeceur d’enfants. Oh là là, Ola, comme c’est compliqué !
– Salut ‘Pa. Comme j’aime te retrouver. Mon grand marin. Ça fait au moins trois semaines…
– Bonjour ma jolie carangue. Regarde-moi, tu as encore grandi, mais tu as les joues creuses, je sais que tu as mal mangé là-bas.
– Ah, ah, oui c’est vrai, mais je crois que je ne grandis plus. Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire de si urgent ?
– Attends, je t’explique tout, mais d’abord, assieds-toi, toi aussi le camaron français. Je vous ai préparé du huachinango a la veracruzana. J’ai gardé les meilleurs vivaneaux, je n’allais pas les laisser aux frères José quand même. Donc voilà le truc. J’ai trouvé Nubecito la nuit dernière, au large, et Ola m’a demandé de le raccompagner chez lui, à Hawaï, mais c’est trop loin pour ma barque alors j’ai pensé que tu trouverais une solution. Il est là et aussi, Olà est morte.
– Mon dieu mais c’est terrible. Ola s’est noyée et Nubecito a survécu au naufrage. C’est son fils ?
– Euh, attends, non. Comment te dire ? Nubecito est un petit nuage et Ola était une vague. Ils se sont rencontrés sur le rivage d’O’ahu.
– …
– Tiens, prends des petites pommes de terre avec ton poisson, ajouta Diego tout en observant Ludmilla qui semblait ne pas le comprendre, ce qui n’arrivait jamais.
– …
– Je sais que ça paraît bizarre, mais j’ai promis et sans toi, je ne pourrai pas tenir ma promesse.
– …
– Pourquoi tu ne dis rien, Ludmilla. Dis-moi quelque chose. Parle à ton père. Ce n’est pas une blague. D’ailleurs, lève la tête.
– …
– Je sais bien que ce petit nuage ne prouve rien. Je sais aussi que les vagues ne parlent pas. Mais Ola, si, j’ai bien entendu. J’ai promis, et ne pas tenir ma promesse me rendrait malheureux jusqu’à la fin de ma vie.
Ludmilla vit une vraie tristesse voiler le regard de son père et ça, ce n’était pas supportable.
– Bon, reprit-elle doucement, je récapitule. Ola la vague est morte, on n’en parle plus. Nubecito, le petit cumulus là-haut, doit retourner à Hawaï et toi, tu ne sais pas comment faire.
À cet instant, Ludmilla se lança. Son cerveau devenait un supercalculateur, ses neurones étaient des hubs ferroviaires, ses synapses, des voies maritimes ou des lignes de bus et des cartes virevoltaient dans son esprit. Après deux ou trois minutes à peine, elle dit sans hésitation :
– D’accord, on va le faire. Puis elle marmonna comme si elle pensait à voix haute : alors il y a bien l’option Phileas Fogg, il suffirait de remonter jusqu’à San Francisco et suivre sa trace, mais le passage par la mer Rouge est vraiment trop dangereux, en plus la traversée de l’Inde en train est un enfer.
– En attendant, moi, je reprendrais bien un peu de poisson à la Veracruz, interrompit Brad.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? Oui, oui, oui, Brad, tu es génial. Veracruz, bien sûr. Deuxième option. On traverse le Mexique jusqu’à Veracruz, ensuite il y a un cargo qui va jusqu’à Hambourg, je le sais on a eu un client allemand à l’agence qui nous a demandé des informations. Après, il faudra rejoindre Moscou. Pas facile la Russie en ce moment, ton père devrait pouvoir nous aider. Ensuite, le Transsibérien jusqu’à Vladivostok. Incroyable, c’était le dernier cours de ta mère sur le voyage de Cendrars ! Una completa locura ! Cette histoire est une dinguerie, dit-elle dans un français parfait. Après, après, après… Comment rejoindre le Japon, là j’ai un trou, la Corée du Sud, peut-être. Ta mère saura. Il faut appeler tes parents, Brad. Tu vas faire le voyage de ta vie !
– …
– Comme je t’envie !
– …
– Allez, appelle-les !
Bien sûr, il faut un gland pour faire un chêne. Mais il faut aussi un terreau, du vent et du soleil, des écureuils, des pique-niqueurs et tant d’autres choses encore.
Pour faire un artiste, c’est pareil. Il faut une mystérieuse semence, un désir, un élan, mais il faut aussi tout le reste.
En pensant à tous les anonymes qui ont peuplé la Terre, je me dis qu’il y a certainement eu parmi eux quelques Mozart ou Cézanne ou Flaubert qui portaient la semence, mais n’ont pas eu le reste et n’ont pas pu pousser leurs branches jusqu’au génie.
Je m’étonne de ce que jamais personne ne me parle de mon troisième roman. Remarque, c’est vrai qu’il n’a jamais été publié. Ni même écrit. Mais quand même, ce n’est pas une raison.
Comme les gens sont peu aimables !
– Madre mía ! Cara de mierda ! Nubecito ! J’ai oublié Nubecito ! Ola m’a confié Nubecito il y a moins d’une heure et je l’ai déjà perdu.
Affolé, Diego courait dans tous les sens en jurant et hurlant. Dios mío ! Cabrón ! Les yeux rivés au ciel, évidemment, il bousculait tout le monde, se cognait, tombait, repartait, criant de plus belle. Donc, il court, il jure, il tombe ; il court, il tombe, il jure… Bref (j’abrège parce que je ne dois pas dépasser 2000 signes et qu’on doit préparer un long voyage), il rejoint sa barque et tue deux oiseaux avec une seule pierre : il trouve Brad endormi sur le sable à l’ombre du bateau et retrouve Nubecito qui surplombait sagement la situation.
Très étonné de voir comme le sable avalait les vagues, les unes après les autres, Nubecito méditait. Il avait souvent entendu son amie Ola demander, mais qu’y a-t-il après le déferlement ? À cette heure, elle devait avoir sa réponse. Lui en était encore au temps des questions.
– Hola hijo, dit tout sourire Diego, attention, le camaron qui dort, le courant l’emporte !
Brad se réveilla lentement, aucunement surpris de ne pas comprendre l’allusion. Un père français, une mère russe, bringuebalé de la Chine au Portugal, en passant par l’Inde et le Japon. Il parlait cinq langues. Il parlait mal cinq langues, dont l’espagnol.
– Écoute fils, je dois trouver Ludmilla. C’est très urgent.
Oui, après le déferlement ? Il n’avait pas lu Pythagore, Nubecito, et ignorait tout de la métempsychose. Il n’avait aucune notion d’hydrométéorologie non plus, pourtant, quelque chose lui laissait penser qu’Ola “existait” encore. Oh là là, pensa-t-il en se faisant rire lui-même.
– Ça tombe bien, elle arrive. Ludmilla a pris le bus ce matin à Guadalajara, je vais la chercher à la gare de Puerto Vallarta vers 13 heures.
Ludmilla n’était pas de la famille des camarons que le courant emporte. Elle était intelligente, volontaire et très travailleuse. Elle s’était inscrite en commerce international à l’université de Guadalajara, mais tout l’intéressait. Le lundi soir elle suivait un cours d’anthropologie et le mercredi un cours de littérature française (dispensé par Nadja, la mère de Brad – et oui, le monde est petit, et même tout petit dans un blog). Et pour finir, le samedi et le dimanche, elle travaillait à l’agence de tourisme Voyage Voyage, avenue Moctezuma. Brad, elle l’aimait bien.
Je le dis sans ironie, je distingue mal l’assurance de ceux qui demeurent fidèles à des principes et la rigidité de ceux qui sont rivés à des certitudes.
Proximité instructive des mots servir et asservir.
(Se resservir deux fois de choux de Bruxelles n’a rien à voir, mais n’en reste pas moins un exploit.)
Boris regarda une dernière fois à tribord. Ola était déjà loin. Il entrait dans le port.
En temps normal, il aurait fait la tournée des marchés et des restaurants de La Cruz. Il aurait vendu ses vivaneaux rouges à la Pescadería Altamar, puis une dorade au restaurant la Cevichería et les deux autres à la Peska. C’était son rituel de retour : retour à la terre, retour aux gens, retour aux mots. Il arrivait à l’aube et terminait sa vente vers dix heures. Oui parce qu’il marchandait toujours longuement. En fait, tout le monde savait bien dès le début à quel prix les poissons partiraient, mais c’était l’occasion de bavarder, raconter sa pêche, prendre des nouvelles du monde, de la santé du peso, de celle de Claudia, leur présidente, des résultats du championnat de foot. Un jour Brad (je vous parle de lui dans deux paragraphes) lui avait offert un tee-shirt de l’équipe des Chivas de Guadalajara. Depuis, il en était devenu un fervent supporter, son joueur préféré était Gilberto Sepúlveda Lopez. Pourtant, il ne jouait pas, ne regardait jamais les matchs, il avait d’ailleurs une connaissance limitée des règles. Mais voilà, après deux jours en mer, il aimait parler de tout ça. C’était à chaque fois comme s’il était parti pendant vingt ans. Et tout se terminait toujours par des rires et des pesos.
Oui mais aujourd’hui, il lui fallait faire vite. Alors, sans se poser de questions, il alla directement trouver les frères José (ils avaient curieusement le même prénom). Les acheteurs de Walmart. Diego ne commerçait jamais avec eux parce qu’ils ne marchandaient pas, ne riaient pas et jetaient toujours un ou deux poissons, en disant pescado malo après lui avoir écrasé l’œil. Il leur vendit vite et mal sa pêche.
Maintenant, il lui fallait retrouver Ludmilla. Brad saurait lui dire où elle se trouvait. Brad était blond, riche, paresseux mais gentil, il était doucement amoureux de Ludmilla. Il avait vingt-cinq ans, depuis au moins quatre ans et il était en deuxième année de commerce international depuis, ouh la, au moins cinq ans. Brad était français, fils de diplomate, né à Saint-Cloud et s’appelait Jean-Hugues. Il préférait Brad. Soit.
Malgré les apparences, diariste ne vient pas de diarrhée. D’ailleurs, certains s’astreignent à ne déposer dans leur journal qu’un petit reste par jour, modeste, formé et bien digéré.