C’est ballot, j’oublie tout le temps que si je ne note pas mes idées immédiatement, je les oublie.
C’est ballot, j’oublie tout le temps que si je ne note pas mes idées immédiatement, je les oublie.
Cesse d’attendre et honore le présent.
L’essentiel vous va bien, mademoiselle.
Il y a, tapi au fond de tout amour, le désir secret et malsain de générer du manque, peut-être même de la dépendance. Rien ne nous satisfait autant que de s’entendre dire « tu me manques », « que serais-je sans toi ? » par celui ou celle que précisément on appelle sa « moitié ». Comment nommer alors ce sentiment rare, qui cherche à nourrir chez l’autre, non la plénitude ou l’autarcie ou je ne sais quelle idée terrible de totalité, mais la sensibilité au divers, l’appel des résonances ; comment nommer ce sentiment rare qui réveille l’envie de faire la ronde et danser nus au son de l’accordéon ?
Les mots sont la peau des choses, ils les protègent et les séparent.
Le dimanche venu, j’avais donc retrouvé Caroline au Moderne, boulevard Aristide Briand. Décoration années cinquante, carte mettant en valeur le terroir et ambiance chaleureuse, le Guide Michelin ne mentait pas. J’avais commandé une bouteille de Crozes-Hermitage. Je n’aurais pas dû, il se marie mal avec le Zoloft.
La première demi-heure, je lui avais parlé – allez donc savoir pourquoi ? – de Nirvana, de Kurt Cobain et de sa relation difficile avec Courtney Love (« elle le tire vers le bas et le sordide, Caroline, je vous le dis, et c’est un ange Kurt, il a besoin de douceur et de lenteur »). Caroline m’avait écouté, surprise et intéressée peut-être. La deuxième demi-heure, je lui avais fait un cours exhaustif sur les techniques d’assemblage d’un puzzle géant ; je m’étais constitué ma propre stratégie en dix étapes, à suivre scrupuleusement dans l’ordre, je la lui livrais (il me semble aussi lui avoir proposé, mais je n’en suis pas sûr, de venir voir mes puzzles, un jour, à la maison). Elle m’avait écouté, surprise. Et alors que je démarrais sur les avantages comparés des différentes techniques de défense au hand-ball (« prononcez bien balle, Caroline, comme en français »), la 0-6, la 1-5 et ma préférée, la plus dangereuse, mais la plus offensive, la 2-4, elle m’interrompit courageusement et se lança : « allez, je vois bien que vous faites le modeste, dites-moi plutôt de quoi parle votre prochain roman ».
C’était une erreur.
Je lui parlais donc d’Odette, puis d’Yvonne, je lui racontais le suicide de Berthe et le mariage à trois, et bien évidemment, j’évoquais Nora. À partir de là, mes souvenirs s’embrouillent un peu. J’avais dû évoquer notre relation, à Nora et moi, pendant deux bonnes heures. Je crois me souvenir avoir beaucoup pleuré aussi et demandé au serveur des serviettes en papier pour me moucher ; je ne suis pas certain qu’elle ait tout écouté avec la même attention. Je ne sais quelles étaient les intentions de Caroline, mais nous ne nous sommes pas revus. De toute façon, si le Zoloft est recommandé pour les phobies sociales, il est déconseillé pour les relations intimes.
Les journées étaient souvent longues à Dieulefit et mes marches courtes me menaient toujours aux mêmes endroits alors je prenais parfois la voiture pour faire du tourisme local. J’étais allé faire un tour à Grignan, j’étais curieux de voir le village habité par le poète Philippe Jaccottet, comme l’annonçait le Guide Vert.
J’avais un très vague souvenir de Jaccottet. En troisième année, j’avais suivi un cours sur sa poésie. Le professeur, théâtral, avait commencé ainsi : « Attention, génie. Mais tendez l’oreille, on parle à voix basse ». Je me souviens encore de cette introduction très réussie. J’ai oublié la suite du cours ; j’ai encore en tête pourtant quelques lignes que je cite de mémoire, « l’effacement soit ma façon de resplendir, la pauvreté surcharge de fruits notre table… ». (Oui l’effacement, ç’avait été le choix de Lucienne, c’est peut-être ce qu’il faudrait à Kurt, s’effacer. Ces êtres fragiles souffrent de la lumière. Et Nora ? S’était-elle effacée ? S’était-elle retirée ou absentée, Nora ? Comment fallait-il dire ? Et devais-je l’oublier ?)
– Quand je suis amoureux
cela me rend poète
je mange de l’andouillette
et deviens vigoureux,
(rima le gros banquier).
– Si tu étais poète
Tu serais amoureux
Tu es trop rigoureux
Repasse-moi les paupiettes,
(miaula son chat siamois).
Ecrire, c’est chercher infatigablement la bonne nuance de gris. Et ajouter dans son encre un peu de blanc, un peu de noir, c’est selon, après chaque mot.
La mémoire serait « l’intelligence des sots » ? Et l’intelligence, n’est-elle pas l’imagination des insensibles ?
Curieusement, un bon livre n’a pas de dehors sans être fermé pour autant.
Le jour du bilan, Bach rachètera-t-il Eichmann, les Restos du cœur compenseront-ils Monsanto et suffira-t-il à un habile Hypéride de dénuder une femme pour nous blanchir, nous les nuisibles, les souillons, les cupides ?
– Je veux être moi-même, tu comprends ?
– Oui.
Alors, il lui ôta ses bijoux, la déshabilla, la démaquilla, la rasa, puis il l’énucléa, l’incisa, la dépeça, l’éviscéra, puis il la saigna, la disséqua, la dénerva, la désossa.
[Un mot avant de vous offrir la livraison dominicale de notre roman-feuilleton. Il semble que je sois le seul à glisser une virgule sous les pavés ; ce qui est bien peu, j’en conviens, pour éviter un procès en plagiat.]
– 1993 –
1993 avait été une année blanche ; je n’avais pas écrit une seule ligne. Après l’épisode de la fac, j’avais eu un gros coup de fatigue – disons cela ainsi. On m’avait conseillé d’oublier provisoirement Nora et son livre. Des amis de mes parents m’avaient prêté une petite maison retirée dans la Drôme, à Dieulefit à trente minutes de Montélimar. J’y avais passé plusieurs mois à faire des puzzles géants et des marches courtes.
J’avais emporté Cytomégalovirus, journal d’hospitalisation d’Hervé Guibert, Yann Andréa Steiner de Marguerite Duras, Coup d’État à Tripoli de Gérard de Villiers, Les Passagers du Roissy-Express de François Maspero, Texaco de Patrick Chamoiseau, Ulysse de Joyce et quelques Balzac (on ne part jamais sans un Balzac).
J’avais pris un peu de musique aussi : Aladdine Sane de Bowie (le disque avait vingt ans, il m’avait toujours accompagné) ; Nevermind de Nirvana (j’avais acheté en même temps le puzzle de la magnifique pochette – le bébé nu sous l’eau avec le billet d’un dollar – mais malheureusement, c’était un trois cents pièces seulement qui ne me résistait pas plus d’une heure) ; Osez Joséphine de Bashung ; Metamorphosis de Philip Glass ; Matrice de Gérard Manset ; Mistral gagnant de Renaud et Innuendo de Queen.
On chercherait vainement une logique à cet assemblage hétéroclite de livres et de disques. Encore plus vainement une symbolique secrète. Certains sont rassurés par l'idée que sous l'apparent foutoir du monde se tient une structure chiffrée durable et implacable ; d'autres aiment à croire que l'insignifiance de nos gestes les plus quotidiens masque un sens mystérieux. Je crois au hasard.
Cela faisait très peu de disques (en fait quatre, qui tournaient en boucle, puisque j’avais prudemment écarté Queen, Renaud et Manset pour leurs effets secondaires probables, vous voyez ce que je veux dire) et beaucoup trop de livres, je n’avais réussi à lire que la fin d’Ulysse, le monologue de Molly Bloom (Phil avait raison, c’était torride comme un été dans la Drôme ; il faudrait que je trouve une amoureuse qui s’appelle Molly, j’avais déjà une idée de cadeau, peut-être me ferait-elle oublier qui vous savez mais qu'on m'a conseillé de ne pas même nommer). J’avais également survolé le SAS avec plaisir et cela m’avait d’ailleurs donné envie d’en trouver un autre.
Pour cela, j’étais descendu à Montélimar, j’y avais découvert la librairie Baume (décidément pas de chance, je m’éloignais d’« elle » et c’était Odette qui réapparaissait), superbe librairie presque centenaire avec une magnifique façade en chêne. Il pleuvait. Je tombais sur une libraire désœuvrée plutôt agréablement surprise de voir un étranger et manifestement désireuse de socialiser. Je lui laissais rapidement entendre que j’avais déjà publié plusieurs romans, le dernier s’intitulait Les Filles en automne. « Oh, mais oui, j’ai vu passer ça, je vais en commander quatre exemplaires puisque vous êtes là. » Je la trouvais sympathique ; je craignais seulement qu’elle me dise qu’elle écrivait aussi et avait un manuscrit à me montrer, juste pour avoir un avis. Mes craintes étaient infondées, elle souhaitait bavarder un peu, « d’ailleurs si vous êtes libre dimanche, on pourrait déjeuner ensemble, je vous raconterai l’histoire de Ferdinand Baume et vous ferai visiter notre jolie petite bourgade ». Rendez-vous fut pris.
C’était une mauvaise idée.
[On me rapporte encore que « Sous les pavés la rage » est le titre d’un polar de Patrice Gouiran publié en 2008 et d’un recueil de nouvelles datant de 2018. Allez, en cherchant bien, on devrait apprendre que c’est aussi le nom d’un cabinet d’urbanisme alternatif ou le récit décalé d’un Paris-Roubaix du point de vue d’une selle à vélo. Je vais penser à une reconversion professionnelle.]
Et le retrouve-t-on, le temps perdu, quand on part à sa recherche ?
[Alors on me rapporte que « Sous les pavés la rage » est le titre d’un disque de Ekoué, membre du groupe de rap La Rumeur. Je rends donc à César ce qui ne m’appartient pas et m’en vais de ce pas écouter la chose.]
Sous les pavés, la rage.
On peut ruser avec ses rêves, on peut trafiquer ses souvenirs, il est plus difficile de négocier avec le présent.
C’est curieux comme même dans les langues il y a des modes. Après, on ne voit pas pourquoi on devrait la jouer en mode espadrille et bermuda à fleurs si on trouve son voisin cool. Du coup, ça devient chaud d’être soi-même dans la vraie life. En même temps, ça fait sens – ou pas.
C’était quand même mieux avant, râlait Bacille de Koch.
J’allais voir chez Angelina, pensant qu’elle y avait peut-être ses habitudes ; personne ne connaissait de Nora ni de Zaïna. J’allais aussi à La Vieille Trousse, mais les patrons ne connaissaient pas non plus de Nora ; désolés pour moi, ils m’avaient gentiment proposé de coller un avis de recherche sur leur porte d’entrée ; je les remerciais. Je retournais à la fac de Nanterre me disant que je trouverais là le moyen de remonter jusqu’à elle. Je n’avais trouvé aucune trace de son passage. Aucune trace de Nora à Nanterre ; je n’en revenais pas. Pas d’inscription en thèse, pas d’inscription à la B.U., pas d’inscription tout court. Personne ne se souvenait d’elle. Personne n’avait jamais entendu parler d’une Nora aux yeux noirs qui travaillait sur la mort à Madagascar ou sur le colportage au début des années quatre-vingt. Comment était-ce possible ? Le réel se lézardait ; mon propre passé commençait à lentement se fissurer.
J’avais réussi à téléphoner au professeur Henri Lavondès, son directeur de thèse ; il avait beaucoup ri quand je lui avais parlé du sujet de thèse de Nora, « l’agonie du colportage ; non je n’aurais pas accepté une thèse pareille, je ne connais ni Nora, ni Séraphin, mais faites-moi envoyer votre livre, elle me semble sympathique et originale votre Nora. À vrai dire, un vrai personnage de roman ! » Nora m’aurait menti sur ses études à Nanterre, mais pourquoi ?
J’essayais de faire le bilan de ce que je savais de certain sur Nora. Elle ne m’avait jamais présenté ni famille ni amis ; je ne savais pas où elle habitait ; quand on se voyait, c’était toujours chez moi ou dehors. Je ne connaissais même pas son patronyme. Je ne connaissais pas son nom ! Mais comment avais-je pu fréquenter dix mois quelqu’un sans lui demander son nom de famille ? Qui va croire cela ! Non, cela n’arrive jamais dans la vraie vie. Dix mois et je ne savais rien sur elle sinon qu’elle aimait le rouge, le jaune et le noir, Bohemian Rhapsody, les Petits LU, Renaud et les fesses de Dina.
Une chose m’avait tout de suite intrigué dans le dossier jaune qu’elle m’avait confié, il y avait une fiche très documentée sur... Nora. Nora avait écrit sa propre fiche, il n’y avait ni nom, ni adresse, ni numéro de téléphone, mais on y lisait beaucoup de détails qui n’avaient rien à voir avec Odette ou Séraphin comme si elle avait souhaité devenir un personnage aussi ; comme si elle avait voulu rentrer dans l’histoire même qu’elle racontait. Mais on atteint là une limite dangereuse au-delà de laquelle on peut perdre la tête : être personnage ou écrivain, il est plus sain de choisir. Voilà sans doute aussi ce qui explique qu’elle n’ait pas pu terminer le livre et qu’elle m’ait chargé de le faire. Enfin, c’était ce que j’avais compris. Et moi, plus ou moins involontairement, j’aurais été son complice et j’en aurais fait le personnage de mon roman.
Quand même, je ne pouvais m’empêcher de trouver tout cela complètement délirant. En rentrant bredouille de la fac, j’en étais même venu à douter de ma propre santé mentale. Aucune trace de Nora. Alors bien sûr, elle aurait pu me mentir, mais peut-être était-ce moi qui avais tout inventé. Point un récit, donc ; un délire ce serait ? Nora n’aurait pas plus existé qu’Odette ? À tout le moins, il semblait de plus en plus clair, à relire mon manuscrit, qu’elle était le personnage principal.
Nora, un personnage de roman ? Mais c’est fou !
Un programme n’est pas un projet ; lui manque l’inquiétude.
Quand je le vois planer avec grâce et indifférence, je me dis – sans pouvoir le justifier – que j’aurais fait un très bon aigle royal.
L’homme est l’animal qui norme.
L’homme seul est sans paysage car on ne voit que ce que l’on raconte avoir vu.
Dans cette société 2.0., je serais une équation du second degré à une inconnue, m’annonce-t-on.
Je ne suis pas sûr de bien comprendre : faut-il prendre cela au second degré et s’agit-il de cette inconnue en jupe à fleurs, au cheveu court et au pas souple, croisée hier matin rue des Bougainvillées ?