Avait-il eu le temps d’avouer avant de partir ? Odette avait-elle eu l’occasion d’en parler avec lui ? C’est peu probable. Est-ce à dire qu’elle n’avait jamais soupçonné la relation qu’il avait entretenue avec Yvonne ? Ou Yvonne lui en avait-elle parlé, plus tard ? Toutes ces questions brûlaient les lèvres de Nora mais elle ne voulait pas les poser telles quelles à Odette. Il lui fallait être patiente. (Le lecteur devra lui aussi patienter pour comprendre, je me permets juste un indice, Nora soupçonne Yvonne et Charles-Marie d’avoir eu une relation intime.)
« Bien sûr, on sait jamais tout. Voilà, moi j’étais veuve à dix-neuf ans. On peut pas savoir, mais s’il était pas mort à la guerre, eh bien peut-être qu’il serait toujours là aujourd’hui, à côté de moi, assis dans la cuisine en train de parler de quand il était jeune à un magnétophone à cassette. Vous vous rendez compte si la balle allemande était passée juste à côté et avait tué son voisin. Une affaire de vingt centimètres. Eh bien moi aussi je suis passée à vingt centimètres d’une vie complètement différente. Soixante-cinq ans à rester à côté de Charles-Marie, pour sûr ç’aurait été autre chose que la vie avec Yvonne et Séraphin. Charles-Marie, il avait pas les mots et moi non plus, alors qui c’est qui aurait parlé chez nous ? »
« Et peut-être qu’on aurait eu des enfants ? Oui mais alors là, j’arrête parce que c’est une autre Odette ça. Un mari, des enfants, c’est pas moi. Ç’aurait bien pu être moi, mais c’est pas moi. Je critique pas mais c’est pas moi, peut-être que j’aurais aimé, on peut pas savoir, mais c’est pas moi. La Odette que je suis, c’est Yvonne qui l’a fabriquée et Séraphin aussi. »
« C’est drôle quand même de penser que j’aurais pu être une autre et plein d’autres encore. Un jour, j’étais en forêt, avec Yvonne on aidait Berthe pour le bois avec les bûcherons de Champagnole, y’a un arbre qui est tombé à vingt centimètres de moi, ou peut-être un peu plus. Voilà. J’aurais pu mourir et j’aurais eu encore une autre vie et peut-être que ce serait Charles-Marie qui me raconterait. C’est ça que je veux dire, les vies elles se décident à quelques centimètres. Bon j’aime bien la Odette que je suis, ça a pas été facile tout le temps mais grâce à Nora (merci ma petite Nora !), comment vous dire, je peux mourir comme si j’avais fini ma vie. Un peu comme Berthe, c’est la pluie qui l’avait réveillée et qui l’avait emportée ; elle avait attendu vingt ans et en 1935, ç’avait été le bon moment. »
« Une fois je me suis demandé, je sais c’est idiot des idées pareilles, mais je me suis demandé si j’avais pas attendu Nora, tout ce temps, comme Berthe avait attendu la pluie, pour débloquer quelque chose qui avançait plus, une vie arrêtée et qui pouvait pas mourir. Moi je crois que j’attendais de pouvoir dire les mots à mon tour. À la fin de sa chanson Édith elle disait "au fond c’n’était pas toi, comme ce n’est même pas moi, qui dis ces mots d’amour, car chaque jour ta voix, ma voix ou d’autres voix, c’est la voix de l’amour." Je comprenais pas bien ce que ça voulait dire. Mais de ce que je comprends aujourd’hui, c’est qu’il fallait que je redise tous les mots d’amour que j’avais entendus, de mon père, de Berthe, de ma chère Yvonne et de notre Séraphin, c’était la voix de l’amour qui parlait par leur bouche. C’est Nora qui a fait repartir ma vie, elle a fait que j’ai redit ce qu’on m’avait dit. Alors comme Berthe, je suis prête maintenant. C’est pas triste. »