Il est passé à côté de sa vie. Elle a fait semblant de ne pas le reconnaître.
Il est passé à côté de sa vie. Elle a fait semblant de ne pas le reconnaître.
C’est l’incroyable complexité du vivant qui nous conduit à refuser l’idée d’une origine divine. Un Dieu tout-puissant aurait fait beaucoup plus simple et moins fragile.
Ce n’est pas parce que l’enfer, c’est les autres que le paradis, c’est moi.
On imagine Dieu comme un être tout-puissant mais peut-être doit-il, lui aussi, passer un entretien annuel avec son D.R.H. pour vérifier si ses objectifs ont été atteints et s’il peut prétendre à une augmentation.
Et là, il ne peut pas refaire le coup des voies impénétrables.
J’aime les vaches, que voulez-vous, je ne vais pas vous raconter d’histoires et vous parler de panda, d’aigle royal ou de perroquet bleu d’Amazonie. De surcroît, et au risque de vous paraître immodeste, je crois pouvoir avancer que ce petit faible est bien souvent partagé.
Bon, j’ai un petit béguin aussi pour les girafes ; malheureusement, j’ai le sentiment, cette fois, de ne pas être leur genre. La taille des lèvres, peut-être.
Rares sont ceux qui savent être pleinement présents. C’est beau, c’est fort, mais il faut aussi accepter qu’une fois là-bas, ils soient pleinement absents.
– Salut, on ne se connaît pas ?
– Non, j’arrive juste, je suis tout neuf !
– Ça te dirait qu’on fasse un petit bout de route ensemble.
– Ben ouais.
– Et l’écart d’âge, ça ne te gêne pas.
– Tu sais, l’usure nous guette tous.
Et les deux pneus avant continuèrent leur belle histoire, chacun à sa place, pendant presque dix mille kilomètres.
– Ce n’est pas parce que tu élèves un rat kangourou que tu peux traverser la rue sans regarder.
– Mais c’est absurde ce que tu dis, ça n’a rien à voir.
– C’est exactement ce que je dis.
– Je veux être acteur de ma vie et n'obéir à personne...
– Coupé ! Pas mal mais on la refait quand même. Plus de hargne dans la voix ; la lumière plus blanche.
– Je veux être acteur de ma vie et n’obéir à personne…
– Coupé ! OK. Allez, une dernière.
– Je veux être acteur de ma vie et n’obéir à personne…
Il me regarda dans les yeux, gardant le silence plusieurs longues secondes, puis se lança. « Eh bien figure-toi que le 24 juin 1894, l’anarchiste Sante Geronimo Caserio poignardait le président Sadi Carnot pour venger Ravachol. Attends. Tu sais où ça s’est passé ? Place des Cordeliers ! Ravachol, les Cordeliers, Yvonne, Renaud, Nora, les trois cordes liées ! Ça ne te rappelle rien ? Ça m’amuse beaucoup le petit jeu de ton Odette, le jeu des dates et des coïncidences. Tiens, encore une, écoute : tu m’as remis ton manuscrit le 20 avril 1994, sais-tu ce qui se passait le 20 avril 1894 – outre la naissance future d’Odette ? Non ? Eh bien, je vais te le dire : c’était la première française de la pièce Une Maison de poupée d’Ibsen qui se jouait au Théâtre du Vaudeville à Paris ! Incroyable, non ? Et ce n’est pas tout, en 1927, ce théâtre a été transformé en cinéma et c’est aujourd’hui... le Paramount-Opéra, ton cinéma préféré. Alors, tu crois toujours au hasard ? Attends, ce n’est pas fini… » Je m’attendais à ce qu’il me dise que Kurt Cobain était l’enfant caché de Romain Gary ou que Renaud avait fait sa première communion le jour de la mort de Séraphin.
Mon éditeur n’a touché à rien, il m’a demandé de changer le titre et d’ajouter un épilogue. « Écris-moi un épilogue, genre mode d’emploi, si tu vois ce que je veux dire. Ah, une chose encore, donne-moi un vrai livre la prochaine fois et vas-y doucement avec les guillemets et les parenthèses ! »
Une question tenace, complexe et, en un sens, absurde continuait néanmoins de me tarauder. Nora ? Qui était-elle ? L’auteure du récit ou l’héroïne du roman ? La femme que j’avais follement aimée entre novembre 1980 et juin 1981 ou le personnage trouble d’une romance populaire ? En me relisant, je m’étonnais de la discordance entre la Nora de la deuxième partie, tourmentée et empêchée, et celle de la troisième, lumineuse et pétulante. Y aurait-il eu deux Nora, comme il y avait eu deux Odette ? Deux Nora, ou peut-être même une seule, mais fictive ? N’avais-je pas imaginé Nora et sa vie amoureuse (et la mienne par la même occasion) ? N’avais-je pas tout inventé, Odette, Berthe, Nora, Zaïna ?
Il paraît que parfois, l’écrivain finit par se laisser absorber par le monde de ses héros et ne distingue plus le réel de la fiction, il parle à ses amis de ses personnages comme s’ils existaient. Les amis en question pensent toujours que c’est une plaisanterie, ils jouent le jeu et ne se doutent pas qu’il s’agit bien plutôt d’une confusion mentale très grave.
Bon, mais moi, j’ai le sentiment d’être en parfaite santé et puis, j’ai du concret et du tangible avec le mot de rupture de Nora que j’avais gardé. Quand même, je n’aurais pas pu me l’écrire moi-même dans un moment d’égarement. Non, bien sûr que non. Je ne suis pas fou. Peut-être ne sait-on pas quand on est fou, mais quand on ne l’est pas, on le sait d’un savoir certain. Non ?
Le livre, finalement intitulé Signé Nora, devrait sortir avant la fin de l’année. J’espère que Nora le lira.
Juillet 1994
[Ainsi se termine Signé Nora roman-feuilleton commencé le 28 octobre 2017 sur Les Restes du Banquet. Il aurait pu s’intituler Signé Odette, car tout vient d’elle, véritable « matrice narrative ». J’ajoute que si Odette était le prénom de ma grand-mère, l’analogie s’arrête là ; mon aïeule a eu sept filles, n’était ni mercière ni analphabète et, à ma connaissance, n’a jamais mis les pieds à Beaume-les-Messieurs. Ville que je ne connais pas non plus d’ailleurs, pas plus que Chalon-sur-Saône, Lons ou Montélimar. Enfin, ne cherchez pas, je n’ai jamais aimé ni fréquenté de Nora qui est le fruit sucré de l’imagination d’Odette ; ne cherchez pas, Nora est une pure fiction. (En plus, j’ai changé son prénom.) AS]
– Depuis toujours, et même quand je me couche tard, je me lève radieux, sans avoir besoin d’artifice ni de maquillage.
– Eh oui, et bien le résultat c’est que l’on tourne toutes autour de toi sans jamais t’approcher, répondit Vénus à Soleil.
Le cerveau dehors
Les mots sans accord
Haïku passe encore
L’avantage inestimable que le rocher, le chêne et le chien ont sur mon voisin, c’est que quand je n’ai pas envie de leur parler, pour la seule raison que je n’ai pas envie de parler, ils l’acceptent sans chercher d’autres raisons qui deviennent autant de motifs de débat.
Que pourrions-nous nous souhaiter ? La maladie, pour prendre soin de la santé ? le dénuement, pour se rapprocher de l’essentiel ? la haine, pour aimer mieux l’amour ? l’apocalypse, pour réparer le monde ? Que pourrions-nous nous souhaiter, à nous les repus, les nantis, les souillards, les mesquins ?
[Je me sens décidément très miss en ce début d’année…, l’effet terrine végétale de tofu soyeux sans doute.]
– 3 novembre. Clash avec l’association les Gazelles insoumises
– Dis donc, qu’est-ce que tu penses du végétarisme ?
– T’inquiète, ce n’est qu’une mode, répondit le lion à la gazelle ?
– Ouf ! Déjà qu’on n’avait plus beaucoup d’herbe.
– 12 novembre. Clash avec le collectif des conseillères d’orientation
– Pierre : Ça ne va pas mieux en bas. Pourquoi tu ne les as pas créés parfaits, on aurait été tranquilles ?
– Dieu : Je voulais qu’ils se cherchent, s’inventent et se retrouvent en moi.
– P. : N’importe quoi ! Tu aurais dû faire psycho avant de faire Dieu !
– 23 janvier. Clash avec le club des lévinassiens du 55 (en la personne de son président JM)
Lecteur assidu de Levinas et amoureux transi de Martine, Jean-Marc refusait de la pénétrer et en restait à d’interminables et tendres caresses. Parce qu’aimer, c’est renoncer à posséder et consommer, c’est préserver ce qui se dérobe et en respecter l’insaisissable étrangeté. Martine partit avec Pierre-François.
– 20 avril. Clash avec le conseil de l’ordre des podologues
Ce n’est pas de sa faute mais quand même, Épicure rime avec pédicure.
– 31 janvier. Clash avec le conseil de l’ordre des orthophonistes
Je n’aime pas le mot orthographe, il me fait penser à la chaussure orthopédique du gros Lucien en CM1 et aux plans orthogonaux de M. Lambert au CM2. C’est tout dire !
(La jolie mademoiselle Ledoux, l’orthophoniste, n’était pas encore née à l’époque.)
– 22 septembre. Clash avec Sacha et Shahira, sa chérie
Chez Sacha, quand ça suinte du chibre, c’est sa chère qui lèche – la chance !
Quant à la chasse, il faut cesser ce chahut si choquant.
– 1994 –
Début 1994, j’allais mieux. Les marches courtes, les puzzles géants, Jaccottet, Cobain et le Zoloft m’avaient revigoré. De retour à Paris, j’achevais en quelques semaines le livre de Nora pour le faire éditer.
En avril, je relisais mon manuscrit. Kurt Cobain venait de se suicider ; il avait vingt-sept ans. Drogue, passion, célébrité, angoisse, génie ; le cocktail lui avait été fatal. Je n’avais jamais rencontré Kurt Cobain. Curieusement, je me mettais à penser à Lucienne, oui Lucienne, la mère d’Odette, la femme de Gustave, la fille du beau-père Poirette, personnage secondaire, personnage relatif. Kurt et Lucienne, l’association d’idées m’amusait. Lucienne avait choisi l’effacement, loin de la vie urbaine et bruyante de Lons-le-Saunier, elle avait préféré se retirer, à la lisière du silence, abandonnant à d’autres la scène et les applaudissements, même si à Lons, à la fin du siècle dernier, on ne risquait pas la surexposition médiatique et le harcèlement des paparazzi. Je crois que Kurt aussi aurait préféré que l’on parle moins de lui et qu’on lui demande moins de parler de lui, mais il était tellement talentueux. Des œuvres immenses et durables sont parfois portées par des épaules trop frêles quand des costauds bavards ont si peu à vous offrir.
Finalement, j’avais repris ma première version, je n’avais pratiquement pas retouché les deux premières parties écrites par Nora (dans un style bien à elle, on s’en souvient, et un ordre qui peut troubler, je vous l’accorde), j’avais seulement ajouté quelques commentaires discrets et écrit la troisième partie pour finir notre histoire comme elle me l’avait demandé, mais chacune des lignes m’avait été dictée par son souvenir si bien qu’elle aurait pu signer le livre.
Dans la chanson d’Édith Piaf (que j’avais découverte grâce à Odette) il est fait allusion à la voix de l’amour : ce n’est pas moi, ce n’est pas toi, qui dis les mots d’amour, « c’est la voix de l’amour qui dit des mots, encore des mots, toujours des mots, les mots d’amour ». Je pense qu’il en va de même pour la littérature : ce n’est pas Odette qui parle, pas Nora qui interroge et commente, pas moi qui écris, mais le sens qui passe de main en main, comme un témoin, de voix en voix. Bien sûr, cela fait toujours plaisir de signer un livre et voir son nom en grosses lettres sur la couverture, mais qu’est-ce qu’un auteur sinon un prête-nom, une occasion ? Quelle naïveté il y a à se penser auteur – et pourquoi pas créateur ? – quand l’on n’est que vecteur, au mieux interprète.
Fin avril, je remettais le manuscrit à mon éditeur, Moi, Odette Bélurier, mercière analphabète…
« Lis cela, je tiens quelque chose, je pense, mais cela m’épuise et je n’écris rien d’autre ; je veux passer à autre chose. Il faudrait peut-être mettre un peu d’ordre, je ne sais pas, fais relire et vérifier pour la ponctuation et la concordance des temps, je te laisse carte blanche, tu peux trier, j’aimerais juste que ce soit une belle histoire, pour Nora et pour Odette. » (Je venais de reprendre, sans le vouloir, les mots exacts de Nora.) Dans six mois, on fêterait le centenaire de la naissance d’Odette, je pensais que ce serait une bonne date de parution.
Fin juin mon éditeur m’appelait. « C’est bon pour le livre, expédia-t-il et il continua très excité, tu sais quel jour nous sommes ? Non ? Exactement, le 24 juin 1994. Et alors ? Rien ? Qu’est-ce qui se passait il y a cent ans ? »
« Euh… je ne sais pas ? Odette allait bientôt naître ? » Je ne voyais pas où il voulait en venir.
– 6 juin. Clash avec Amora et Lesieur
La médisance, c’est comme les bulots mayo : ce n’est pas très sain mais qu’est-ce que c’est bon !
– 13 avril. Clash avec le syndicat national des chasseurs
Le prix du livre stagne, celui du baril de pétrole est en hausse mais rassurons-nous, celui du permis de chasse va baisser de 400 à 200 € et ce, pour attirer vers ce loisir plus de jeunes.
Je reste sans voix, c’est d’une infinie tristesse.
– 22 mai. Clash avec la chaîne d’épiceries fines « Des mangues pour tous »
Le problème du mariage, c’est qu’il ne respecte pas la saisonnalité : mangues et framboises à volonté, toute l’année, ça donne envie de pommes.
Elles ont raison et je ne vois pas pourquoi on se moque toujours des Miss. Ce serait tellement mieux un monde de paix, d’amour et de justice.
Les histoires d’amour finissent mal en général, chantaient les Rita Mitsouko. Mais il y a aussi celles qui durent, surmontant tous les obstacles. Je pense à la très belle histoire (c’était du côté de Marennes, il y a quelques années) entre une huitre et un oursin.
C’est très bête de croire qu’« il n’y a pas d’alternative » ; c’est criminel de le faire croire.
Imaginer n’est pas rêver, pas fantasmer ; imaginer n’est pas fuir le réel, c’est l’honorer et le féconder.
J’aime à me faire chahuter au creux de ton orbe tendrement affolant.
[Pour ne rien vous cacher, je viens d’apprendre qu’orbe est masculin ; je tenais à réinvestir ce savoir, comme le conseillent les pédagogues-boursiers.]
« J’aurais voulu parler sans images, simplement pousser la porte… J’ai trop de crainte pour cela, d’incertitude, parfois de pitié : on ne vit pas longtemps comme les oiseaux dans l’évidence du ciel, et retombé à terre, on ne voit plus en eux précisément que des images ou des rêves. » C’était joliment troussé, mais je n’étais pas certain de vouloir vivre avec les oiseaux de Jaccottet, dans l’évidence du ciel.
De retour à Dieulefit, je posai mes deux nouveaux livres sur la pile. J’ai toujours aimé les livres, les librairies, les bouquinistes, les bibliothèques. J’achète énormément de livres, j’en emprunte beaucoup, j’en offre souvent. J’en lis peu. La plupart du temps, je m’arrête au titre ; je connais un nombre incalculable de titres. À la lumière d’hiver et Paysages avec figures absentes venaient allonger ma liste de beaux titres. Un peu comme Odette, j’ai dans la tête des listes interminables de titres ; j’oublie parfois le nom de l’auteur, souvent le contenu du livre, mais jamais son titre.
C’est étonnant un titre quand on y pense, c’est comme un éclat de vie, un bout de sens tombé là, sur la couverture, une pièce de puzzle, la toute dernière, celle qui manque et que l’on pose en refermant le livre ; j’aime les titres. Ils sont comme les rais de lumière qui passent sous la porte d’une pièce éclairée de l’intérieur. Le plus souvent, le nom de l’auteur vient gâcher cette étrange lumière de sa laide banalité et son évidence définitive (Jean-Pierre Lambert, Françoise Robert, Michel Martin…). On ne devrait écrire que le titre sur la couverture d’un livre, pas le nom de l’auteur, quel gâchis – à moins, bien sûr, qu’il soit beau et inquiétant comme un titre : Odette Grandclément-Bélurier, par exemple, ou Séraphin Bonito Oliveira ou Juliette Binoche ou Louis-François Pinagot. Oui, ces noms-là sont beaux comme des titres et ont leur place sur la couverture.
« Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ? Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent, si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable… » Oui, mais moi, j’aurais voulu plus qu’un vague abri pour mon insaisissable Nora.
Je n’étais pas sûr de partager la sagesse de Jaccottet, mais je me disais que je pourrais me reposer des décibels de Nirvana grâce à sa poésie à « voix basse » (et l’inverse aussi peut-être, car tendre l’oreille peut finir par fatiguer).
« Je ne veux pas dresser le cadastre de ces contrées, ni rédiger leurs annales : le plus souvent, ces entreprises les dénaturent, nous les rendent étrangères ; sous prétexte d’en fixer les contours, d’en embrasser la totalité, d’en saisir l’essence, on les prive du mouvement et de la vie ; oubliant de faire une place à ce qui, en elles, se dérobe, nous les laissons tout entière échapper. »
Je pensais au travail de Nora, n’avait-elle pas privé Odette du mouvement et de la vie en voulant en saisir l’essence ? Et moi, n’avais-je pas oublié de faire une place à ce qui, en Nora, se dérobait ? M’aurait-elle tout entière échappé pour cela ?
Deviens !