« Bon, alors Charles-Marie. C’était un brave garçon, pas très costaud, pas très bavard. Il avait les yeux clairs comme sa mère mais on les voyait pas souvent parce qu’il regardait toujours ses pieds comme s’il avait peur de se marcher dessus. Il parlait pas beaucoup mais à chaque fois, ça me faisait sursauter parce qu’il avait la voix très grave ; ça allait pas avec son corps fragile ; oui voilà, une voix d’homme dans un corps de garçon. »
« Mon père, il l’avait pris comme apprenti à la cordonnerie. Alors là, on sait vraiment pas pourquoi, parce qu’il travaillait lentement et pas très bien. Mais mon père, il aimait les gens et il le protégeait, le garçon ; il lui demandait juste de rire à ses blagues et de ranger l’atelier. Faut dire que Victor, le père Bélurier, il était pas tendre avec son fils. C’est pas qu’il le frappait mais il lui criait dessus et il le traitait toujours de bon à rien. Qu’est-ce que la Thérèse avait été marier ce Victor Bélurier de Nevy-sur-Seille ! C’était son contraire. Thérèse, elle était si joyeuse et si dévouée mais Victor, il était toujours à râler sur tout et sur tout le monde. Ils se sont mariés en janvier 1894, même pas un mois après mes parents. »
Nora qui semblait vouloir réécrire la généalogie locale ne pouvait se satisfaire de l’état civil officiel. Charles-Marie n’avait ni les qualités de sa mère Thérèse ni les défauts de son père Victor. Il lui fallait une autre ascendance. Ça ne collait pas. Pourtant les dates concordaient, un mariage début janvier, une naissance début octobre. Et si Victor n’était pas le père de Charles-Marie ?
« C’est aussi qu’à l’époque on se mariait parce qu’on devait se marier voilà, comment vous dire, on prenait celui qui se présentait. Moi c’est pareil, j’ai épousé Charles-Marie parce qu’il était là ; après la mort de mes parents en 1913 il était resté à la cordonnerie, il voulait pas retourner avec son père, d’ailleurs son père, il lui demandait pas de revenir. Il faisait pas grand-chose dans la cordonnerie, il essayait de recoudre un peu les chaussures et il rangeait l’atelier mais il avait pas vraiment le temps de le déranger. Alors bien sûr, on se voyait souvent et on avait appris à se connaître un peu mieux. Enfin quand même, il parlait vraiment pas beaucoup. Mais au moins il buvait pas et il râlait pas tout le temps comme son père. Alors voilà, j’étais là, il était là, et donc le samedi 27 juin 1914 à 11 heures, hop ! on s’est mariés. »
Le lendemain, le 28, à la même heure à peu près, l’archiduc François-Ferdinand était assassiné à Sarajevo. Charles-Marie serait mobilisé le 3 août. Deuxième classe Bélurier. Il était parti rapidement sur le front. Il n’était jamais revenu. Selon le certificat de décès retrouvé dans la boite en fer-blanc qu’Odette avait remise à Nora, il serait mort le 22 août à Joppécourt en Meurthe-et-Moselle. Le document précise, « genre de mort : tué à l’ennemi. »