Dégager les sages, encager les mages.
Dégager les sages, encager les mages.
Une des questions les plus fascinantes et qui restera à jamais sans réponse est : est-ce que l’on se comprend ? Et une des hypothèses les plus extraordinaires et qui restera à jamais invérifiable est : est-ce que l’on n’est pas tous, tout le temps, plongés dans un malentendu généralisé ?
Une chose est certaine, c’est que cela ne nous empêche pas de ne pas être d’accord.
Enrager les anges ; égarer les gens.
– Dis donc, Œuf, tu peux m’expliquer pourquoi, au pluriel on prononce des « zeu ».
– Bien sûr, Poule, c’est parce qu’au pluriel, on est plusieurs.
– Ah, d’accord. Mais c’est bizarre quand même.
– Alors les amis, intervint Panda, si je puis me permettre une précision, je dirai au contraire que ce qui est singulier, c’est que le pluriel ne porte pas de marques plus distinctives, car la pluralité n’est pas seulement affaire de quantité, elle dessine une nouvelle singularité…
– C’est à nous qu’il parle, firent ensemble, Poule et Œuf ?
– … pour le meilleur et parfois pour le pire quand elle désingularise, mais alors peut-être s’agit-il moins de pluralité que de tas…
– !?
– … et parfois, la grammaire ignore l’arithmétique et 1 + 1 = 3.
– ?!
Déranger les genres ; dégenrer les rangs.
Ce n’est pas en buchant qu’on devient bucheron, pas en lisant qu’on devient liseron, ce n’est pas en errant qu’on devient héron, pas en l’aidant qu’on devient laideron, pas en mouchant qu’on devient moucheron, mais il se pourrait bien qu’en se barrant, on devienne baron.
Sans certitudes, on s’effondre ; sans doutes, on se brise.
L’habitude largement répandue de catégoriser, classer, mettre dans des cases dit-on aussi, vient sans doute de l’époque où identifier rapidement un prédateur était une question de survie. Maintenant que les tigres à dents de sabre se font rares dans nos rues, nous pourrions peut-être porter davantage attention aux singularités.
Ivresse de connaissances et boulimie d’insanités ; le savoir est aussi affaire de santé.
– Au fait, Poule, tu l’as eu la Covid ?
– Non. Et d’abord, Œuf, on dit le Covid.
– Ah ? D’accord. Et tu es pour le passe sanitaire ?
– Eh ben non, on écrit pass, sans ‘e’.
– Oh, tu m’énerves Poule. T’es grammairiste, maintenant ?
– Grammairienne. Tiens voilà Panda, on va lui demander.
– Dis donc monsieur je-sais-tout-poilu, comment tu écris « le pass sanitaire ».
– Salut les copains, répondit Panda, j’adore vos jeux. Alors moi je suis plutôt pour la passe. L’important, comme disait mon ami Édouard Glissant, c’est la relation : relier, relayer, relater.
– ?!
– !?
Je trouve crétine la formule ‘tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler’. Je dirais plutôt ‘essaie sept tournures de ta phrase sur ton cahier avant de penser’.
Parce que, même si c’est difficile à admettre, la pensée est un effet. Et ce n’est pas rien.
Les rêves n’ont pas de goût.
Je suis très très amoureux d’elle. Malheureusement, elle préfère mon fils ; son mari, lui, ne cesse de m’envoyer des signes sans aucune ambiguïté ; quant à mon fils, il ne vit que pour sa start-up.
Je suis sûr que si je racontais ça à Sophocle ou Marc Levy, ils en feraient un best-seller.
La philosophie peut peu contre la bêtise.
Séparer, c’est vite simplifier et opposer. Réunir, c’est vite compliquer et confondre.
La pensée, l’amour, l’art, la politique et le tricot se tiennent là, dans un difficile entrelacs qui dépasse sans oublier et tient sans retenir.
– Laisse-moi parier, Œuf, je suis sûre que tu es contre le pass sanitaire.
– Évidemment, Poule. On ne touche pas à ma liberté, je suis responsable de moi. Parce que toi, Poule, tu te laisses endormir et tu subis sans rien dire.
– Pas du tout, je pense moi, et je pense aux autres, à mes poussins et mes cousines. Tu ne vois pas plus loin que le bout de ta coquille. C’est toi qui te laisses contaminer par les arguments les plus creux. Je préfère chanter en chœur dans un poulailler que de brailler seul dans une boîte de douze.
– Espèce de poule mouillée. Eh ben moi je préfère jeûner avec les cobras que picorer avec les piafs.
– Salut les copains, intervint Panda, j’adore le jeu des citations, à mon tour : « il n’y a pas de sens si le sens n’est pas partagé parce que le sens est lui-même le partage de l’être ».
– Alors primo, répondirent ensemble Œuf et Poule, on n’est pas en train de jouer et deuzio, comme d’habitude, tu dis n’importe quoi.
– Pardon, j’ai un peu triché, c’est mon ami Jean-Luc Nancy qui disait ça. Moi, j’aime bien.
Loin des meuh, loin du beurre.
On lui propose de la justice et de l’équité, mais il réclame des cartes premium, des coupe-fils et de l’optimisation fiscale.
C’est pénible d’entendre certains se plaindre et vous détailler par le menu tous leurs problèmes financiers, conjugaux, mécaniques ou médicaux. Et c’est au moins aussi pénible d’en entendre d'autres vous raconter leurs succès professionnels, amoureux ou sportifs. Quant à ceux qui n’ont rien à dire (je n’oublie personne, c’est mon côté charitable, bienveillant et généreux), ils sont ennuyeux à mourir.
On n’existe qu’à désirer. Je parle du désir de l’autre. Le désir que l’autre a pour nous. Celui-ci alimentant le désir. Je veux dire le désir pour l’autre qui est finalement désir du désir de l’autre. Quant à l’existence, n’est-elle pas désir d’existence et toujours existence du désir ?
Ce qui est clair, c’est que tout est confus, enchevêtré, emmaillé. Le langage sépare et démêle un peu.
(Le langage, je veux dire le désir des mots, je parle des mots du désir, ceux qui emmêlent et emmènent.)
Tu peux retourner dans tes souvenirs ou te perdre dans tes rêves de temps en temps, mais n’y séjourne pas.
– Poule, je n’arrive jamais à vous distinguer toi et tes cousines : vous avez toutes le même cri, la même démarche, les mêmes TOC (ben oui, gratter sans arrêt le sol, ça s’appelle un TOC), vous êtes toujours attirées par le même coq, vous faites tout pareil.
– Non mais Œuf, c’est toi qui me dis ça, pauv’ fœtus en croute.
– Allons les amis, intervint Panda, le moi éteint l’autre mais l’autre émeut l’oie. Eh, si on jouait à Devine qui je suis ?
– Sûrement pas. Et puis t’es qui toi d’abord pour nous parler, aboyèrent Poule et Œuf ? Retourne grimp…
– Non, ce n’est pas comme ça qu’on joue. Je vous explique…
– !?
L’océan ne nie pas la source.
(Allez, lecteur, au boulot : va me l’interpréter celle-là. Hi hi hi !)
– Toc toc toc !
– Sortez !
– Pas de quoi.
La nuit, l’anonymat gagne ; on ne s’ignore pas plus, mais on se juge moins.