E : la lettre n’est pas très esthétique, mais assez efficace : on peut accrocher, entreposer, ranger, étendre, faire sécher dans ou sur un E. Écritoire, étagère, échafaudage, échafaud même, escalier, échelle, escabeau, épouvantail … qu’espérer de plus ? Le E ferait un ustensile très utile. D’ailleurs, sans être tout de même essentiel, le E est très usité et se répète à longueur de textes ; pour l’escamoter, il faut vraiment être un expert (Tiens ! en verlan, expert ça fait Pérex ; excusez-moi, je m’écarte du sujet.)
Examinez-le, le E, il est très élaboré. Un rez-de-chaussée et un étage, un mur dressé, un toit-terrasse ; quatre éléments donc, sans compter les petits ergots ou éperons aux extrémités, ce qui est assez élégant. En fait, c’est la lettre de toutes les lettres : pour faire un B, on étire les ergots du haut et du bas, comme un élastique et on ferme ; pour faire un F, on retire le plancher ; un L, on enlève le plafond et l’étage ; pour faire un C, on efface le premier étage et on courbe le reste ; pour faire un M ou un W (enfin un Ш) on le couche à l’endroit ou à l’envers ; même faire un R est possible – mais l’affaire est plus épineuse –, on fait pivoter le plancher d’un quart de tour sur son extrémité extérieure et recourbe les deux ergots supérieurs… Tentez l’expérience, ça marche avec toutes les lettres (c’est moins aisé pour faire un G, habilité et doigté sont requis, mais essayez, vous réussirez). On pourrait même créer de nouvelles lettres.
En grammaire, on apprend que le E est la marque du féminin, mais il faut se méfier, il est très bien porté aussi par des prénoms ou des objets masculins. Quelques exemples à retenir pour éviter les erreurs lors de la prochaine dictée : Élisée et Timothée, apogée et macchabée, enfin lycée et musée, mais ceux-là on les connaît.
Vous l’avez constaté, E est la plus fréquente de toutes les lettres, elle est omniprésente, pas très discrète pour une muette, enfin pas toujours parce qu’elle peut être accentuée et résonne alors différemment. Euh… pas facile de donner à entendre en écrivant seulement. Tenez, comparez le meuh de la vache, le mêê du mouton et le bèè de la chèvre. Vous percevez les différences ? (Remarquez que ces bêtes qui peuvent être amenées à se croiser dans un même pré n’utilisent pas le même E pour échanger, enfin peut-on parler d’échange ? Bêler, est-ce parler ? Allez, je perds mon sujet).
Revenons au visuel. Je le répète, la lettre est fonctionnelle, mais pas très belle. Certains, pour qui écrire c’est aussi dessiner, préfèrent Ξ. C’est pertinent et très réussi, j’aime vraiment. Les étagères tiennent en l’air et les étages flottent dans un ciel éthéré ; règne une atmosphère de liberté, de légèreté, de fluidité. Ξpouvantable n’a plus rien d’épouvantable, Ξsprit a quelque chose de très spirituel, Ξgalité devient une évidence et Ξdredon est un véritable appel à la sieste. (Nota bene. Les hellénistes l’auront reconnu, c’est le grec qui nous a prêté ce très beau trait, le ksi majuscule ; quant au ksi minuscule, ξ, c’est certainement la plus belle trace jamais laissée par un stylet ; mais je m’égare.)
Assez rêvé, retour à la réalité ; que penser de notre peigne à moitié édenté, de notre fourche privée de manche ? La vérité, c’est que l’on se sent confiné dans un E, comme enfermé dans un espace qui ne respire pas. Le Ξ était aérien, léger, il laissait passer les idées et rendait les échanges aisés ; le E est renfermé, replié sur lui-même, on y est à l’étroit, séparé, retiré et on aimerait le déployer, le déplier, l’étaler.
Le E, c’est l’espace et l’espace, c’est essentiel ; le mot n’est pas excessif. Il faut de l’espace pour exister, mais pas un espace privé, pas un espace réservé. Pour le dire plus exactement, c’est en espaçant l’espace que l’on existe. (J’allais écrire, « c’est en existant l’existence que l’on espace », mais je ne voudrais pas enténébrer le sujet, lors même que je souhaite l’éclairer.) L’espace n’a pas d’étendue dans le E, pas de visée, pas de désir, il est empêché, sans élan, altéré, il ne respire pas, il est étriqué, en mauvaise santé. L’espace, c’est un geste ample et élégant, c’est un regard, un projet, c’est une odyssée inventée ; l’espace, c’est l’espacement. Or, précisément, l’écriture revient à cela, mettre en espace des E et toutes les autres lettres sur des sentiers de papier. Exprimer, expirer, exister, espacer, écrire…tout est lié. (Mais non, je ne m’éloigne pas de mon objet, je suis presque arrivé.)
On le savait déjà, l’existence précède l’essence, mais il faut continuer, l’écriture précède la pensée et les mots, les idées ; je dirais que tout cela est emmêlé là devant, dans l’espace déployé, sur la scène de l’être, dans la chaîne des lettres.
Alors aérez vos E, vos É, vos Ê ; exposez vos pensées ; espacez vos idées. Existez ! Écrivez !