Le dimanche venu, j’avais donc retrouvé Caroline au Moderne, boulevard Aristide Briand. Décoration années cinquante, carte mettant en valeur le terroir et ambiance chaleureuse, le Guide Michelin ne mentait pas. J’avais commandé une bouteille de Crozes-Hermitage. Je n’aurais pas dû, il se marie mal avec le Zoloft.
La première demi-heure, je lui avais parlé – allez donc savoir pourquoi ? – de Nirvana, de Kurt Cobain et de sa relation difficile avec Courtney Love (« elle le tire vers le bas et le sordide, Caroline, je vous le dis, et c’est un ange Kurt, il a besoin de douceur et de lenteur »). Caroline m’avait écouté, surprise et intéressée peut-être. La deuxième demi-heure, je lui avais fait un cours exhaustif sur les techniques d’assemblage d’un puzzle géant ; je m’étais constitué ma propre stratégie en dix étapes, à suivre scrupuleusement dans l’ordre, je la lui livrais (il me semble aussi lui avoir proposé, mais je n’en suis pas sûr, de venir voir mes puzzles, un jour, à la maison). Elle m’avait écouté, surprise. Et alors que je démarrais sur les avantages comparés des différentes techniques de défense au hand-ball (« prononcez bien balle, Caroline, comme en français »), la 0-6, la 1-5 et ma préférée, la plus dangereuse, mais la plus offensive, la 2-4, elle m’interrompit courageusement et se lança : « allez, je vois bien que vous faites le modeste, dites-moi plutôt de quoi parle votre prochain roman ».
C’était une erreur.
Je lui parlais donc d’Odette, puis d’Yvonne, je lui racontais le suicide de Berthe et le mariage à trois, et bien évidemment, j’évoquais Nora. À partir de là, mes souvenirs s’embrouillent un peu. J’avais dû évoquer notre relation, à Nora et moi, pendant deux bonnes heures. Je crois me souvenir avoir beaucoup pleuré aussi et demandé au serveur des serviettes en papier pour me moucher ; je ne suis pas certain qu’elle ait tout écouté avec la même attention. Je ne sais quelles étaient les intentions de Caroline, mais nous ne nous sommes pas revus. De toute façon, si le Zoloft est recommandé pour les phobies sociales, il est déconseillé pour les relations intimes.
Les journées étaient souvent longues à Dieulefit et mes marches courtes me menaient toujours aux mêmes endroits alors je prenais parfois la voiture pour faire du tourisme local. J’étais allé faire un tour à Grignan, j’étais curieux de voir le village habité par le poète Philippe Jaccottet, comme l’annonçait le Guide Vert.
J’avais un très vague souvenir de Jaccottet. En troisième année, j’avais suivi un cours sur sa poésie. Le professeur, théâtral, avait commencé ainsi : « Attention, génie. Mais tendez l’oreille, on parle à voix basse ». Je me souviens encore de cette introduction très réussie. J’ai oublié la suite du cours ; j’ai encore en tête pourtant quelques lignes que je cite de mémoire, « l’effacement soit ma façon de resplendir, la pauvreté surcharge de fruits notre table… ». (Oui l’effacement, ç’avait été le choix de Lucienne, c’est peut-être ce qu’il faudrait à Kurt, s’effacer. Ces êtres fragiles souffrent de la lumière. Et Nora ? S’était-elle effacée ? S’était-elle retirée ou absentée, Nora ? Comment fallait-il dire ? Et devais-je l’oublier ?)