À Noël, je devais aller passer une semaine chez mes parents à Bordeaux. Cela faisait plus d’un mois que l’on se fréquentait presque quotidiennement, cela serait long une semaine sans elle. Je voulais lui faire un cadeau. J’étais allé à la bibliothèque de lettres pour demander conseil. Phil, un thésard, connaissait tout sur tout. « Salut Phil, je cherche un livre dont l’héroïne serait une Nora. C’est pour un cadeau galant. »
« Aïe, la colle. Bon, je ne vois pas grand-chose. Il y a bien les Dirty Letters que James Joyce a adressé à sa femme Nora mais comme cadeau de fiançailles, je déconseillerais : scatologie et pétomanie, c’est délicieux et audacieux mais ça sent mauvais, very dirty, very shitty, ça peut faire fuir ! Même Beckett a été choqué. Tu pourrais te rabattre sur le monologue de Molly Bloom qui clôt son Ulysse : les cinquante dernières pages, huit phrases, pas de ponctuation. Huit des neuf plus belles phrases jamais écrites. Molly Bloom, c’est Nora Joyce évidemment. Tu imagines, ils sont restés ensemble quarante ans, mais dans le texte, pas de Nora explicitement parlant. Attends, je reviens, j’ai peut-être quelque chose pour toi. »
Je me demandais bien quelle était la neuvième phrase de Phil. Quant à Ulysse dont les mille pages m’avaient toujours rebuté, je me disais que j’allais l’entamer par la fin.
« Tiens, regarde, Une Maison de poupée de Henrik Ibsen. Je te résume. Nora décide de quitter son mari et ses enfants parce qu’elle n’en peut plus d’être infantilisée. Note bien que ça se passe en Norvège à la fin du siècle dernier, tu imagines le scandale. Tu vois, l’enfer conjugal ici, ce n’est ni l’alcool, ni la violence, ni la misère, c’est l’assujettissement de luxe : la jolie poupée de son papa est devenue la belle poupée de son mari. Pas d’adultère, pas de coups de poing, pas de viol, pas d’inceste mais le foyer est une prison ouverte, le théâtre suffocant d’une humiliation permanente pour la femme-enfant Nora. Alors suite à une ultime scène où Nora se fait insulter parce qu’elle mettait en jeu l’honneur de Monsieur (tu liras, c’est plus compliqué), elle décide de se prendre en charge elle-même. Écoute : "je veux songer avant tout à m’élever moi-même. Tu n’es pas homme à me faciliter cette tâche. Elle ne relève que de moi. Voilà pourquoi je vais te quitter." Et vlan ! Ça se termine comme ça : "En bas, on entend le fracas d’un portail qui se referme." Ah, elle ne fait pas dans la dentelle, la miss Nora ! Elle est devenue une icône du féminisme, Simone de Beauvoir en parle quelque part, si tu veux je te trouve la référence. »
« Non merci, j’ai ce qu’il me faut. Exactement ce qu’il me faut. Mille mercis, Phil. »
« À ton service, jeune homme. Ah, une dernière chose très importante. En achetant le livre, tu vérifies bien qu’à la fin elle quitte son mari parce qu’il existe une version expurgée qu’Ibsen a dû écrire pour être joué en Allemagne chez les Huguenots dans laquelle, finalement, Nora craque, éclate en sanglots devant la chambre de ses enfants et décide de prolonger à perpétuité son incarcération dans la maison de poupée pour le plus grand bonheur de son mari. L’honneur est sauf, le mâle triomphe et les protestants applaudissent. »
Un jour, elle était venue chez moi avec une pile de journaux. C’était en janvier, il pleuvait, il faisait froid, nous n’avions pas envie de sortir.
« Tiens, regarde, c’est tout ce que j’ai trouvé sur l’affaire du viol des campeuses belges près de Marseille. Ça s’est passé en 1974, le procès a eu lieu en 1978, les garçons ont pris six et quatre ans, les filles étaient défendues par Gisèle Halimi et les garçons par Gilbert Collard. Mais surtout, une nouvelle loi vient d’être votée, le 23 décembre, qui redéfinit le viol et alourdit les peines ; joli cadeau de Noël. »
Elle voulait que j’en fasse un livre pour que tout le monde soit au courant.
« Écoute Nora, je ne sais écrire que de la fiction et puis, je ne suis pas sûr d’être légitime, je n’ai pas été violé et je suis un homme, c’est un problème trop grave pour en faire un sujet de roman. »
Alors là, elle avait démarré. Cela avait duré dix bonnes minutes, sans pause, sans sourire, une longue phrase sans respiration en marchant de long en large dans ma petite chambre, les poings fermés. « Un problème grave, non, le viol des filles, ce n’est pas un problème, c’est le problème, tout part de là et on n’en sort jamais, tu comprends, mentir ou voler, ce n’est pas bien, tuer, c’est mal, c’est très mal de tuer mais violer une fille, c’est au-delà encore, c’est viser le cœur, la matrice, l’origine, c’est tout ruiner, tout pourrir, tout casser, c’est s’attaquer aux fondations, ça ne se répare pas un viol, ce n’est pas une blessure qui cicatrise, écoute bien, tu dois choisir ton camp et il n’y en a pas trois : soit tu dénonces, soit tu es complice, et c’est vrai pour vous aussi les romanciers. »
Elle avait repris son souffle. Après une pause, elle avait continué plus calmement. « Ne faites pas semblant de regarder ailleurs pendant que certaines hurlent ; la neutralité est une imposture. On ne peut pas se réfugier éternellement dans le rêve. Tu n’es pas d’accord ? Au-dessus de la mêlée, tu n’es plus sur le terrain de la vie, moi je veux jouer, pas seulement regarder et tant pis si on prend des coups. »
Je savais peu de chose de sa vie, elle n’en parlait jamais, je n’osais l’interroger. Je me dis aujourd’hui qu’elle avait dû en prendre des coups, elle aussi. Je l’imaginais petite fille.
Puis elle était repartie plus véhémente que jamais. « Bien sûr que tu es légitime pour en parler parce que c’est de l’humain dont il est question ; ça t’intéresse pas l’humain ? ça te concerne pas ? Nous sommes tous légitimes. C’est le silence qui est illégitime, et il est assourdissant d’indifférence, de mépris, d’humiliation, c’est une deuxième violence, le silence, c’est un viol continué. Une fille est toujours seule avec son sexe. Il faut en parler. Le viol blanchit tout. C’est l’absence. La fin des mots. Le sol qui se dérobe et le passé qu’il faut gommer. La bouche aussi est violée. La langue déchirée. » Elle était exténuée, elle qui parlait toujours avec facilité devenait confuse. Elle avait fondu en larmes et nous étions restés là, en silence, pendant presque une heure, assis au pied du lit, serrés l’un contre l’autre.