« J’aurais voulu parler sans images, simplement pousser la porte… J’ai trop de crainte pour cela, d’incertitude, parfois de pitié : on ne vit pas longtemps comme les oiseaux dans l’évidence du ciel, et retombé à terre, on ne voit plus en eux précisément que des images ou des rêves. » C’était joliment troussé, mais je n’étais pas certain de vouloir vivre avec les oiseaux de Jaccottet, dans l’évidence du ciel.
De retour à Dieulefit, je posai mes deux nouveaux livres sur la pile. J’ai toujours aimé les livres, les librairies, les bouquinistes, les bibliothèques. J’achète énormément de livres, j’en emprunte beaucoup, j’en offre souvent. J’en lis peu. La plupart du temps, je m’arrête au titre ; je connais un nombre incalculable de titres. À la lumière d’hiver et Paysages avec figures absentes venaient allonger ma liste de beaux titres. Un peu comme Odette, j’ai dans la tête des listes interminables de titres ; j’oublie parfois le nom de l’auteur, souvent le contenu du livre, mais jamais son titre.
C’est étonnant un titre quand on y pense, c’est comme un éclat de vie, un bout de sens tombé là, sur la couverture, une pièce de puzzle, la toute dernière, celle qui manque et que l’on pose en refermant le livre ; j’aime les titres. Ils sont comme les rais de lumière qui passent sous la porte d’une pièce éclairée de l’intérieur. Le plus souvent, le nom de l’auteur vient gâcher cette étrange lumière de sa laide banalité et son évidence définitive (Jean-Pierre Lambert, Françoise Robert, Michel Martin…). On ne devrait écrire que le titre sur la couverture d’un livre, pas le nom de l’auteur, quel gâchis – à moins, bien sûr, qu’il soit beau et inquiétant comme un titre : Odette Grandclément-Bélurier, par exemple, ou Séraphin Bonito Oliveira ou Juliette Binoche ou Louis-François Pinagot. Oui, ces noms-là sont beaux comme des titres et ont leur place sur la couverture.
« Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ? Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent, si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable… » Oui, mais moi, j’aurais voulu plus qu’un vague abri pour mon insaisissable Nora.
Je n’étais pas sûr de partager la sagesse de Jaccottet, mais je me disais que je pourrais me reposer des décibels de Nirvana grâce à sa poésie à « voix basse » (et l’inverse aussi peut-être, car tendre l’oreille peut finir par fatiguer).
« Je ne veux pas dresser le cadastre de ces contrées, ni rédiger leurs annales : le plus souvent, ces entreprises les dénaturent, nous les rendent étrangères ; sous prétexte d’en fixer les contours, d’en embrasser la totalité, d’en saisir l’essence, on les prive du mouvement et de la vie ; oubliant de faire une place à ce qui, en elles, se dérobe, nous les laissons tout entière échapper. »
Je pensais au travail de Nora, n’avait-elle pas privé Odette du mouvement et de la vie en voulant en saisir l’essence ? Et moi, n’avais-je pas oublié de faire une place à ce qui, en Nora, se dérobait ? M’aurait-elle tout entière échappé pour cela ?