Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
  • Contact

Et Moi

  • AR.NO.SI
  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

12 mars 2025 3 12 /03 /mars /2025 03:17

– Je me demande combien de pays tu auras traversé. C’est bizarre, moi je ne voyage pas et je me sens vieille, toi au contraire, tu as fait le tour de la planète et je te sens si jeune, si nouveau, voilà, toujours nouveau.

No viaje  pas de voyages / Ya vieja   tu vois mon âge / Pas d’ frontières  pour el gringo / Terre entière  pour el chico. Dis, est-ce que j’ai entendu que tu te sens vieille ou j’ai mal compris, demanda Brad ?

– Je sais, j’exagère comme d’habitude. Ce que je veux dire c’est que je n’ai jamais franchi de frontières géographiques et je sais bien que celle qu’on a « là-haut » est une plaie mal cicatrisée et qui est peut-être en train de se rouvrir. Je n’ai pas ta sagesse, toi, c’est comme si tu transformais le temps en vie et moi, je transforme la mémoire en interrogations.

– Alors là, no capito nada. Tu parles en quelle langue ? Pour moi les frontières, c’est nul, c’est violent, c’est laid, mais toi, tu passes d’une culture à l’autre sans avoir besoin de visa. Exemple, tu passes de la pizza aux tacos sans problème… Pardon, c’est pas drôle ! Tu passes aussi de Shakespeare à Cervantès avec un détour par Victor Hugo. Et pour ça, total respecto !

– C’est vrai, je traverse des frontières culturelles, sociales, linguistiques. Je suis celle qui traduit. J’espère ne pas être celle qui se donne et trahit.

– N’importe quoi ! Ludmalinche est de retour, dit Brad ! Parfois, je me demande d’où tu sors tout ça. Est-ce que tu couches avec des Cortés sanguinaires ? Non. Est-ce que tu fais découvrir ton pays à des touristes souvent incultes qui pensent que tous les Mexicains portent des grands sombreros et font la sieste sous des cactus ? Oui. C’est ça que tu appelles trahir. Moi j’appelle ça instruire, partager et même offrir. Parfois, tu es une énigme pour moi.

– C’est vrai, Brad, encore une fois, c’est toi qui as raison. Nadja, tu te rappelles ce texte d’Octavio Paz sur la femme que tu nous as lu l’année dernière, Los hijos de la Malinche, « La mujer es una figura enigmática. Es el Enigma. Incita y repele. La femme est l’Énigme. Elle attire et repousse. »

– Elle attire et repousse ? C’est tout toi ça. Enfin à moitié… Attends, laisse-moi compter. Comme les Mexicains sont aussi des énigmes pour les Français, en tant que femme mexicaine, tu es une énigme au carré. Donc, si je calcule bien – mais les maths, ce n’est pas ma spécialité – une moitié d’énigme au carré, ça doit faire à peu près une énigme complète.

– Tu as raison, Brad, je complique tout et j’aime comment tu me fais comprendre les choses. En fait, je crois que je suis une énigme pour moi-même. Heureusement que je t’ai. C’est drôle, tous les gens qui nous connaissent pensent que c’est moi qui te guide et qui te régule, tout le monde dit que je te gère, toi le rêveur sans but ni règle. En fait, la vérité c’est que c’est toi qui me rassures, toujours, sur l’essentiel.

– Justement, Mademoiselle Énigma, on est en train de se perdre.

– D’accord, revenons à nos moutons ou plutôt à notre âne. À propos de traduction, j’ai un deuxième cadeau pour accompagner le Travel with a donkey, tiens, c’est sa traduction. J’ai réfléchi, le texte anglais n’est pas si simple.

– J’espère que tu m’as pris la traduction espagnole, Travelo con un ano, tenta malicieusement Brad.

– Ah ah, rigola Ludmilla. D’abord ça serait Viaje con un buro, qui ne veut pas dire « Voyage avec une plaquette de beurre » ; ensuite l’ano, c’est une partie du corps en forme d’anneau, si tu vois ce que je veux dire ; quant à travelo, je préfère ne pas commenter… Bref, je t’ai pris la traduction française, mais tu dois promettre de ne l’utiliser qu’en cas de naufrage linguistique.

– Oui, tu as bien fait, le texte anglais est difficile. Et quelle traduction as-tu choisie, demanda Nadja ?

– J’ai pris celle de Laurent Bury.

– Très bien, c’est la meilleure. La première traduction a été faite par Léon Bocquet juste après l’édition anglaise. C’est écrit dans une très belle langue, parfois un peu désuète, mais c’est un peu ampoulé et surtout très daté. Ce qui est intéressant, c’est que Léon Bocquet a vécu à une époque où les paysages décrits par Stevenson, les objets, les outils, les vêtements existaient encore et les mots pour les dire, aussi. Ce qui en fait un témoignage parfois difficilement lisible aujourd’hui, mais fidèle. On en reparlera en cours, Ludmilla.

– Si je peux donner mon avis, proposa Swann, je suis favorable aux traductions actualisées. Je ne suis pas linguiste et je n’ai pas vos compétences, mais je me pose une question. Est-ce que toutes les époques ne devraient pas « enterrer leur passé linguistique » – je mets des guillemets, il faudrait développer bien sûr – comme les hommes enterrent leurs morts à chaque génération ? Ça ne veut pas dire qu’on les oublie, on peut même leur rendre visite de temps en temps, en parler, mais on reste entre nous, entre vivants. Quant aux frontières, pour revenir en arrière, je serais moins catégorique que toi, Brad. Je crois à leurs vertus. En effet, si elles se transforment en murs ou en paperasseries administratives, là, tu as raison, elles ne valent rien. Mais je crois aussi qu’elles peuvent donner une allure, une tonalité, un style à un peuple. Le jour où la Terre ne sera habitée que par des Terriens, et non plus par des Mexicains, des Américains, des Estoniens, des Lésothiens, des Malgaches, des Ouïgours… – rien que ces mots sont beaux –, eh bien ce jour-là, nous aurons beaucoup perdu. La vie sera monotone et monocorde.

– D’accord avec toi, Dad. Et merci Ludmilla pour le cadeau. Au final, ça fait un livre de plus, je vous préviens, c’est le dernier. On arrête de charger el buro, sinon c’est Françoise Sagan qui va couler sous le poids de mes bagages !

– Mon dieu, s’exclama Nadja, c’est vrai, comme ton havresac semble lourd, tu vas te rompre le dos !

– Quoi ! Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec mon havre sac ?

Je prends de plus en plus de plaisir à les écouter. Si je n’étais pas un nuage, je crois que j’étudierais les langues, et aussi la philosophie. Elles sont intéressantes toutes ces questions, la frontière, la traduction, la femme, la communication… et j’apprécie d’entendre des avis différents pour me forger mon opinion car il faut bien avouer que ces notions sont drôlement abstraites pour nous autres, surtout celle de frontière. J’ai l’impression que je suis souvent d’accord avec Swann qui m’a l’air quand même un peu plus réaliste que les autres. Pour ce qui est du passé et des morts, là, j’ai un doute. Je ne sais toujours pas si pour nous autres nuages, il y a une vie après la pluie, mais quelque chose me fait penser que nous sommes plus anciens que les humains et surtout que chaque personne humaine. Enfin, ce n’est pas encore très clair dans ma « tête ».

Le séjour à Mexico passa très vite et vint le moment de prendre la route pour Altamira. Le bus partait du Terminal Central del Norte à 8h pour une arrivée prévue vers 16h. Ce qui laissait deux heures pour faire le petit kilomètre jusqu’au port. Et embarquer sur le Françoise-Sagan…

 

Partager cet article

Repost0

commentaires