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C'est Peu Dire

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Un Reste À Retrouver

13 février 2025 4 13 /02 /février /2025 03:48

– Donc, long story short, le circuit Frida, j’ai adoré, j’ai détesté. Je ne sais pas. Je m’interroge.

– Oui alors il faut savoir que Ludmilla est entrée dans le temps de l’interrogation et n’en sort plus, expliqua Brad.

Claro, c’est magnifique et tellement émouvant. Par exemple, voir les vêtements qu’elle porte sur ses autoportraits, voir ses plâtres et ses corsets qu’elle avait décorés. La Casa Azul est vraiment bien aménagée et n’a rien d’un musée froid et savant. Bien sûr il y a des cheminements obligés, mais on sent qu’on est dans une maison qui a été habitée ; quelquefois c’est presque troublant, on sent un peu comme des présences, c’est tellement chaleureux et généreux. Sans parler de son fauteuil roulant ou de l’urne de ses cendres posée sur son bureau. Malheureusement, on ne peut pas rêver longtemps à cause de ce flux ininterrompu de touristes – dont je viens augmenter le nombre, d’ailleurs. Si vous restez trop longtemps immobile, ce qui est en soi déjà un exploit, on vous fait des remarques. Je sais bien ce qu’on va me dire, toi la fille d’un indien qui défends les sans voix, les exclus, les dominés, tu voudrais une culture réservée à l’élite avec coupe-file pour les VIP. Non. Bien sûr que non. Enfin, c’est compliqué, je ne sais p…

– … tu t’interroges, quoi.

– C’est vrai, entre le surtourisme et la Fridamania, je ne sais pas comment la Casa Azul tient encore debout, remarqua Swann. À propos de Fridamania, j’ai vu dans une pharmacie à Orly une brosse à dents Frida Kahlo. C’est Pierre Fabre qui commercialise ça. Après la poupée Barbie, le vernis à ongle, les serviettes hygiéniques, les vêtements Shein, rien n’arrête la Frida Kahlo Corporation.

– Ce qui m’indigne le plus, s’énerva Ludmilla, c’est la justification récurrente pour se donner bonne conscience en plus de se remplir les poches : « pour que toutes les petites filles, même les plus modestes, puissent s’identifier à un modèle de courage et de réussite. » Genre, brosse-toi les dents avec une Frida et tes rêves se réaliseront ! Quelle est cette magie noire et perverse qui a transformé la femme la plus originale, la moins conformiste, la plus contestée en un argument de vente efficace qu’on retrouve sur les mugs, les T-shirts ou les magnets ?

Ludmilla se calma, se perdit dans on ne sait quelle terre lointaine, puis revint avec gravité : 

– Est-ce qu’on arrive trop tard ?

– Est-ce que Sepulveda nous enverrait aujourd’hui ses Dernières nouvelles de la Terre. Il y a plus de trente ans déjà, dans ses magnifiques Últimas noticias del Sur, il disait faire « l’inventaire des pertes », dans ses histoires on sentait « le souffle de ce qui se perd inexorablement, el hálito de lo inexorablemente perdido ». Quant à Le Clézio, je l’écouterai parler du Mexique avec intérêt, il était déjà si critique et si pessimiste il y a quarante ans.

– OK boomers, interrompit Brad, alors on fait quoi ? On s’installe sur une mule et on regarde le TGV passer ?

– C’est vrai, tu as raison en un sens. Je réfléchis. Jack ne pense qu’à une chose, me laisser l’agence en gérance et marcher plein sud, le plus loin possible, Patagonie, Terre de Feu, Ushuaïa, parce qu’« ici, c’est fini », comme il dit. Mais moi, j’ai vingt ans, je n’ai pas le luxe du pessimisme. Même si je comprends les Jack, les Sepulveda et les Le Clézio, la nostalgie n’est pas une option pour moi. Je ne vais pas passer soixante ans de ma vie à regretter un monde que je n’ai pas connu en faisant el inventario de pérdidas même si je me reconnais si peu dans celui que j’habite. Je ne sais pas, je m’interroge… Ayuda papá !

– Ayuda   me pregunto / Donde ‘stá   l’Eldorado / Ushuaïa  Terre del Fuego / Tout en bas   Sur del mundo / Et mierda   y’a pas d’réseau / Ni pizza   ni big-orneau / perdida sans son Diego / la gringa de Mexico / qui ama Sepulve-do / pij-ama  Valparaiso.

– J’adore, merci de me faire rire, Brad. Désolé Luis. Au fait, qu’est-ce que c’est les big hornos, demanda Ludmilla ?

– Non, bi-gorneaux. Ce sont les bigaros, très agaçant à manger, précisa Nadja. Poeta  mío tesoro / bla bla bla   encore bravo / pour ta ma-   magie des mots. Aïe, j’ai encore de gros progrès à faire. Vraiment tu es doué. C’est plus difficile qu’il n’y paraît.

Puis elle poursuivit, perdida à sa façon : 

« Amo, Valparaíso, cuanto encierras, y cuanto irradias, novia del océano, hasta más lejos que tu nimbo sordo... »

Ludmilla traduisait en simultané.

– « J’aime, Valparaiso, combien tu enfermes et combien tu irradies, fiancée de l’océan, plus loin encore que ton nimbe sourd… »

– « Amo la luz violeta con que acudes al marinero en la noche del mar… »

– « J’aime la lumière violette avec laquelle tu vas vers le marin dans la nuit de la mer… ». C’est Neruda, non ?

– Oui, c’est dans le Chant général.

– Mam, je ne sais pas comment tu fais pour retenir ces centaines de phrases ?

– Et moi je ne sais pas comment tu fais pour improviser tes petites convulsions poétiques ?

– Tiens, à propos de Neruda, j’ai trouvé un passage à écrire sur mon carnet. Je te le lis directement en espagnol.

« Muere lentamente quien se transforma en esclavo del hábito. Muere lentamente quien no viaja, quien no lee, quien no oye música, quien no encuentra gracia en sí mismo. »

Nadja fronça les sourcils.

– Trouvé sur Internet, je parie. Et je parie aussi que ce n’est pas de Neruda. Tu pourrais vérifier Ludmilla s’il te plait.

Non mais là ils m’épuisent avec leurs entassements de mots. Que les humains sont bavards ! Heureusement, dans deux jours je vais retrouver le chant silencieux des houles vagabondes, moi le fiancé de l’océan… Oh, voilà que je me mets à parler comme eux, remarqua Nubecito avec un mélange de fierté et d’inquiétude.

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