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C'est Peu Dire

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Un Reste À Retrouver

14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 03:08

Le lendemain, à 11h55 Ludmilla était chez Brad, à 12h10 ils quittaient l’appartement, à 13h30 ils étaient à la gare routière et à 13h40 le bus démarrait – suivi de Nubecito, probablement.

– Toujours aussi organisée, miss Trip-Ludvisor !

– Non justement, il y a un petit changement de programme. On va devoir rester deux jours à Mexico avant de rejoindre Veracruz ou peut-être Altamira, il y a un problème avec le cargo m’a dit Karolyn.

Karolyn Broad était responsable de l’agence Voyage Voyage de Mexico. C’était l’ex de Jack Paradise.

– Tu te rends compte que ce sera ma première visite à Mexico. Pour une Mexicaine, ça craint, non ?

– Oui mais toi, tu as lu les œuvres complètes de Barbara Cartland, ça compense, se moqua gentiment Brad. Au fait, c’est quoi cette histoire de carton de bouquins donné par le géant français, tu m’as intrigué ? Et pour une fois, ça ressemble à un gentil conte pour enfants.

– Aïe ! J’en étais sûre. Je n’aurais pas dû t’en parler. Je veux bien te raconter, mais je te préviens, c’est plus dark que pink, avec Purificación dans le rôle secondaire. En fait, tu as raison, je lis peut-être trop. J’ai toujours pensé que le réel, là, regarde, dehors dans la rue, c’est pauvre, qu’on n’y fait pas de rencontres, qu’on n’y apprend rien et qu’on y vit des événements insignifiants. Depuis qu’on prépare ton voyage, je m’interroge. Toi, tu lis peu, mais tu vas rentrer de ton tour du monde avec une expérience incroyable. Ta mère, elle, elle voyage et elle lit. Moi, je peux te raconter la Sibérie de Cendrars et les Cévennes de Stevenson, mais je n’y suis pas allée. C’est comme pour les circuits touristiques que je vends, je peux les décrire avec enthousiasme, mais je ne les ai pas faits. Alors oui, je m’interroge.

– Tu t’interroges ! C’est nouveau, ça ! Bon, et le conte du géant français et de la petite liseuse mexicaine, tu me racontes ?

– Tranquille, Caballero, on vient juste de passer San Miguel de la Paz, on a le temps. Regarde, Ludmilla sortit un livre de son sac, au début de Mundo del fin del mundo Sepulveda écrit – je traduis vite fait – « je rêvais aux aventures qui me révèleraient les fondements d’une vie éloignée de la lassitude et de l’ennui, alejada del tedio y del aburrimiento ». Je te fais grâce du magnifique cours de ta mère : « l’ennui, la litanie des traductions ». Six heures, quand même, sur les nuances entre ennui, lassitude, fastidio, mélancolie, taedium vitae, le spleen, la saudade et même la toska russe chez Tchekhov. Si elle tient son allure, il nous faudra trois ans pour finir le premier chapitre ! En fait, ce que je voudrais te dire, c’est que moi, je ne rêve pas d’aventures extraordinaires, mon quotidien me comble. Peut-être que je manque d’ambition, mais ça me suffit. J’ai Pap’, je t’ai toi, j’ai mes livres, les cours de Nadja, mes touristes. Je ne m’ennuie jamais. Voilà. Bon, aujourd’hui, c’est vrai, quand je te vois partir, j’ai un doute sur le réel et sur les livres. Comment on apprend la vie ? Est-ce qu’il suffit de voyager pour voyager, est-ce que, si tu ne voyages pas, tu ne voyages pas… enfin, je me comprends. Il est où le monde ?

– Ne me demande pas à moi, c’est trop philosophique tout ça. En attendant que tu écrives el libro del fin del libro, j’aimerais bien mon conte pour adultes.

– Tu insistes. OK, tu l’auras voulu, Brad.

Ouh là. Je crains le pire, s’inquiéta Nubecito. À chaque fois que Ludmilla déroule le film de son enfance, j’ai envie de me cacher les yeux, comme vous faites au cinéma. Je comprends Brad qui est toujours un peu secoué. Je comprends aussi Ludmilla qui raconte sans tricher. C’est sa mère, son enfance, son passé. Elle ne peut pas gommer ça ni colorier en bleu layette.

– Un jour, j’avais huit ou neuf ans, il pleuvait fort et j’étais à la maison en pleine lecture, alors quand ma mère est rentrée avec un client, je n’ai pas voulu sortir et je me suis cachée. Mais bon, se cacher dans une maison qui n’a qu’une pièce, ce n’est pas facile. Donc. Elle commence ses affaires. Moi, ça ne m’intéressait pas, j’étais dans mon livre. J’avais juste remarqué que le client, il devait faire au moins deux mètres cinquante et qu’il jurait en anglais avec un gros accent français, du genre « foque, foque ! ». Tout d’un coup je l’ai entendu hurler, « là, là, yo visto una chica ! ». Ensuite tout est allé très vite. Je te décris le plan. Lui, prostré, le pantalon sur les pieds, répétant en pleurant comme un veau, « una chica, yo visto una chica ! » ; ma mère, seins nus, hurlant comme un cochon, essayant de me donner des coups de balai ; moi, détalant comme un lapin et sautant par la fenêtre. Je me souviens m’être dit alors, surtout ne laisse pas ton livre, sinon elle le déchirera.

Interrompant son récit, Ludmilla sortit deux sandwichs de son sac en disant, tiens j’ai une cubaine pour toi. Ne rêve pas, c’est una torta cubana, ajouta-t-elle en éclatant de rire, de toute façon, je n’ai pas l’équipement pour, ich bin eine petite cylindrée.

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