J’allais voir chez Angelina, pensant qu’elle y avait peut-être ses habitudes ; personne ne connaissait de Nora ni de Zaïna. J’allais aussi à La Vieille Trousse, mais les patrons ne connaissaient pas non plus de Nora ; désolés pour moi, ils m’avaient gentiment proposé de coller un avis de recherche sur leur porte d’entrée ; je les remerciais. Je retournais à la fac de Nanterre me disant que je trouverais là le moyen de remonter jusqu’à elle. Je n’avais trouvé aucune trace de son passage. Aucune trace de Nora à Nanterre ; je n’en revenais pas. Pas d’inscription en thèse, pas d’inscription à la B.U., pas d’inscription tout court. Personne ne se souvenait d’elle. Personne n’avait jamais entendu parler d’une Nora aux yeux noirs qui travaillait sur la mort à Madagascar ou sur le colportage au début des années quatre-vingt. Comment était-ce possible ? Le réel se lézardait ; mon propre passé commençait à lentement se fissurer.
J’avais réussi à téléphoner au professeur Henri Lavondès, son directeur de thèse ; il avait beaucoup ri quand je lui avais parlé du sujet de thèse de Nora, « l’agonie du colportage ; non je n’aurais pas accepté une thèse pareille, je ne connais ni Nora, ni Séraphin, mais faites-moi envoyer votre livre, elle me semble sympathique et originale votre Nora. À vrai dire, un vrai personnage de roman ! » Nora m’aurait menti sur ses études à Nanterre, mais pourquoi ?
J’essayais de faire le bilan de ce que je savais de certain sur Nora. Elle ne m’avait jamais présenté ni famille ni amis ; je ne savais pas où elle habitait ; quand on se voyait, c’était toujours chez moi ou dehors. Je ne connaissais même pas son patronyme. Je ne connaissais pas son nom ! Mais comment avais-je pu fréquenter dix mois quelqu’un sans lui demander son nom de famille ? Qui va croire cela ! Non, cela n’arrive jamais dans la vraie vie. Dix mois et je ne savais rien sur elle sinon qu’elle aimait le rouge, le jaune et le noir, Bohemian Rhapsody, les Petits LU, Renaud et les fesses de Dina.
Une chose m’avait tout de suite intrigué dans le dossier jaune qu’elle m’avait confié, il y avait une fiche très documentée sur... Nora. Nora avait écrit sa propre fiche, il n’y avait ni nom, ni adresse, ni numéro de téléphone, mais on y lisait beaucoup de détails qui n’avaient rien à voir avec Odette ou Séraphin comme si elle avait souhaité devenir un personnage aussi ; comme si elle avait voulu rentrer dans l’histoire même qu’elle racontait. Mais on atteint là une limite dangereuse au-delà de laquelle on peut perdre la tête : être personnage ou écrivain, il est plus sain de choisir. Voilà sans doute aussi ce qui explique qu’elle n’ait pas pu terminer le livre et qu’elle m’ait chargé de le faire. Enfin, c’était ce que j’avais compris. Et moi, plus ou moins involontairement, j’aurais été son complice et j’en aurais fait le personnage de mon roman.
Quand même, je ne pouvais m’empêcher de trouver tout cela complètement délirant. En rentrant bredouille de la fac, j’en étais même venu à douter de ma propre santé mentale. Aucune trace de Nora. Alors bien sûr, elle aurait pu me mentir, mais peut-être était-ce moi qui avais tout inventé. Point un récit, donc ; un délire ce serait ? Nora n’aurait pas plus existé qu’Odette ? À tout le moins, il semblait de plus en plus clair, à relire mon manuscrit, qu’elle était le personnage principal.
Nora, un personnage de roman ? Mais c’est fou !