« Tu vas peut-être me dire que ça n’a aucun sens et que ça vient trop tard aujourd’hui, mais je voudrais m’excuser. Ça va te paraître absurde que je te dise ça, mais tout s’est effondré pour moi aussi et il n’est pas certain que je m’en sois jamais remise. C’est vrai que j’ai tout aimé de toi, tes belles idées et tes petites bouderies courtes et ridicules, tes fragilités, ta culture, ton côté sombre et rentré et ton écriture si claire, si vive, si juste. Et bien sûr, tes câlins interminables. C’est pour tout ça que j’ai pensé à toi aujourd’hui, je vais t’expliquer. Bon, pardonne-moi, en effet c’était très lâche, en plus je pense que ça a été une énorme connerie, cette rupture, mais comme tu dis on ne fait pas demi-tour dans la vie. »
« Nora, mon problème n’a jamais été d’excuser et encore moins de pardonner, juste de comprendre. Pourquoi ? Pourquoi être partie ? »
« Comprendre, oui. Tu sais, c’est compliqué, moi-même je ne comprends pas tout. C’est difficile de parler parfois. Mais je ne veux pas de tristesse aujourd’hui. Pas de nostalgie, juste quelques souvenirs. Tiens, tu sais que Freddie Mercury vient de mourir. Il avait le sida. Il était malade depuis longtemps, mais il ne voulait pas que cela se sache. C’est difficile de parler de sa maladie, tu ne sais jamais ce que l’autre peut en faire ; tu ne sais jamais ce que l’autre peut te faire. L’autre, quel drôle d’animal, quelle chose curieuse ; ce n’est pas notre spécialité, hein ? ni à toi ni à moi ; enfin tu t’es peut-être amélioré depuis, moi c’est toujours "peut mieux faire" dans la matière. Tu écoutes encore Queen ? »
Elle a sorti de son sac un walkman et m’a mis le casque sur les oreilles.
« C’est ce que j’écoutais en venant, ça s’appelle The Show Must Go On, c’est le dernier morceau de leur 33 tours. Freddie Mercury sait qu’il est condamné, ça sonne comme un testament et en même temps c’est un hymne à la vie. C’est beau. Empty spaces – what are we living for ? Excuse-moi, j’abuse, j’espère que je ne t’agace pas, je ne voudrais surtout pas te faire souffrir ; je sais bien que tu as besoin d’avancer. Does anybody know what we are looking for ? Je vais te laisser, mais je suis tellement contente de te voir. Tu entends, I’ll soon be turning around the corner. Outside the dawn is breaking. Pour ne rien te cacher, j’ai un peu de mal avec mon présent, alors je retourne parfois dans mon passé, tu vas dire que ce n’est pas un retour, mais une fuite, peut-être, mais j’y suis bien, au calme. Et avec toi. But inside in the dark I’m aching to be free. Alors, tu aimes ? De temps en temps je réécoute Bohemian Rhapsody. Tu te souviens, caught in a landslide, no escape from reality ; qu’est-ce qu’on a pu l’écouter, ce morceau, on le connaissait par cœur, je n’ai pas oublié les paroles, anyway the wind blows. »
« Nora. »
« OK. Excuse-moi. Donc, que je te dise pourquoi je veux te voir. C’est grave et urgent. »
Elle a rangé son walkman et sorti à la place un épais dossier jaune qu’elle a posé sur la table. Il contenait deux à trois cents pages dactylographiées, une centaine de pages manuscrites (avec beaucoup de ratures, découpages, collages), une centaine de fiches A5 et quelques photos, il y avait aussi un sac rempli d’une dizaine de cassettes audio.
« Tiens, c’est l’histoire d’Odette, le monde retrouvé d’Odette. C’est un récit de vie à partir d’entretiens que j’ai menés. Odette était une mercière analphabète, née à Baume-les-Messieurs à la fin du XIXe siècle. Je l’ai rencontrée dans les années quatre-vingt. Je suis sur le projet depuis dix ans, je n’y arrive plus, ça m’oppresse, je te donne tout ; j’ai accumulé et juxtaposé trop de détails, je ne vois plus aucune cohérence, il me manque un fil narratif et une intention. Je t’en supplie, termine. »
Comme elle le faisait, elle s’est arrêtée longuement, me fixant, sans rien attendre, comme pour laisser un blanc dans le temps, un blanc, une parenthèse pour s’y glisser et exister purement et simplement, sans raison. Puis elle a continué.