Le samedi suivant, nous nous étions retrouvés au pied de La Rivière. Après avoir caressé les fesses de Dina et félicité Aristide, nous avions continué par le pont Royal, puis le quai Voltaire, le long des bouquinistes. Le pont des Arts venait d’être démonté alors nous avions pris le Pont-Neuf puis nous étions allés nous asseoir dans le square du Vert-Galant à la pointe de l’île de la Cité. Là, je lui avais lu des passages du livre de Romain Gary Les Cerfs-volants, l’histoire d’amour de Ludo et Lila pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Encore une histoire d’amour ; mais est-ce que ça peut être autre chose qu’une histoire, l’amour ? La guerre, la Résistance, la collaboration, tout ça c’est bien réel, mais l’amour de Ludo et Lila, non. Tu sais ce que c’est, toi, l’amour ? » C’était bien la première fois que Nora semblait n’avoir rien à dire sur un sujet. « Continue à lire, s’il te plaît, j’adore tous ces personnages, Madame Julie la mère maquerelle, Tad le frère de Lila, révolutionnaire idéaliste, Ambroise le facteur timbré, on a envie de les rencontrer. » Nora avait, en écoutant, la même intensité que quand elle parlait ; parfois elle interrompait la lecture.
« Il m’intrigue ce Ludo avec son don pour le calcul et sa mémoire exceptionnelle, c’est sûr que c’était bien utile en temps de guerre ; si j’étais comme lui, j’apprendrais par cœur toutes les chansons de Renaud. Et toi, tu ferais quoi ? »
« Moi, j’apprendrais par cœur tout Balzac, cela doit faire des milliers de pages, et s’il me restait encore un peu de place, j’apprendrais Les Cerfs-volants pour te le réciter le samedi après-midi. »
Une histoire d’amour et une guerre de l’Histoire, la Résistance, les trahisons, l’héroïsme, l’espoir, la délation, la fraternité, la peur, l’horreur et puis, et puis aussi la poésie des cerfs-volants pour tirer tout cela vers le bleu. « Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée. » Nous étions d’accord avec Gary, mais cela n’allait pas sans danger, et Gary le savait bien : « L’imagination vous joue parfois de vrais tours de cochon. C’est vrai pour les femmes, pour les idées et pour les pays. Tu aimes une idée, elle te semble la plus belle de toutes, et puis quand elle se matérialise, elle ne se ressemble plus du tout ou devient même carrément de la merde. »
« Oui, oui, oui, il a raison Gary, mais alors qu’est-ce qu’on fait ? Hein ? On continue de rêver, la tête dans les étoiles ou on arrête, pour vivre seulement, les pieds dans l’eau salée. Moi j’adore lire et toi tu passes beaucoup de temps à écrire. Mais pendant qu’on tourne les pages du livre, le monde lui aussi continue de tourner – et plutôt n’importe comment. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Dis-moi. Est-ce que lire ou écrire, c’est faire ? Et qu’est-ce qu’on fait quand on fait voler des cerfs-volants ? » C’était probablement la question ultime pour Nora : comment ne pas trahir le réel, comment l’honorer ou le transformer, comment ne pas renoncer à exister, les pieds dans le dur, lors même que le ciel appelle ? À partir de quelle hauteur s’élever, c’est s’échapper ?
Après notre pause lecture, nous étions remontés par l’avenue de l’Opéra, Nora, Gary et moi, jusqu’au cinéma Paramount-Opéra, boulevard des Capucines. Jardin du Carrousel, pont Royal, quai Voltaire, Pont-Neuf, square du Vert-Galant, quai du Louvre, avenue de l’Opéra, Paramount-Opéra. Nous referons souvent ce trajet ; nous avions renommé le Pont-Neuf « la passerelle des amoureux ».
Ce soir-là on jouait Shining de Stanley Kubrick. Nous étions épuisés et cela faisait du bien de se reposer un peu. Nous étions tous les deux de grands amateurs de Kubrick, même si nous n’avions pas exactement le même tiercé : pour Nora, c’était Orange mécanique, 2001 et Docteur Folamour ; pour moi, c’était 2001, Orange mécanique et Lolita. J’ai pensé très tôt (quand l’enfant communique par télépathie avec le cuisinier) que Shining ne bouleverserait pas mon classement ; quant à Nora, lors de la scène horrifiante du baiser dans la chambre 237 (quand la jolie blonde nue que Nicholson embrasse se transforme, en hurlant de rire, en une vieille morte en décomposition), elle s’est endormie... pour se réveiller au moment où Jack poursuit son fils Danny avec une hache pour le tuer, dehors sous la neige dans le labyrinthe végétal. « Comment ça, mais la chaudière n’a pas explosé ? » Je croyais Nora encore un pied dans son cauchemar, mais elle m’expliquait que Kubrick n’avait pas suivi Stephen King dans son adaptation ; chez King, Jack mourait dans l’explosion de la chaudière.
Je l’avais raccompagnée jusqu’à la station Opéra. Je lui avais proposé de faire un bout de chemin avec elle, mais elle avait refusé. J’avais insisté un peu, en faisant remarquer qu’il était presque minuit. Elle m’avait regardé droit dans les yeux et m’avait répété très fermement « non ! ». Je regrettais mon insistance et craignais d’avoir tout gâché. « C’est à cause de tes problèmes en géographie, je ne voudrais pas que tu te retrouves au Havre. » Elle m’avait souri.
« Tu es libre mercredi ? OK, rendez-vous 14 heures, La Rivière. Viens avec Gary ! » Et elle avait disparu.