Et allez ! ils recommencent leurs jeux sous la couette. Bon, je vais faire un tour. C’est vrai qu’il fait un sale temps, et n’allez pas croire qu’un petit cumulus hawaïen se sente comme chez lui dans la bouillasse milanaise. Cela dit, c’est important que je me retrouve avec moi-même pour réfléchir un peu ; je vois et j’entends tellement de choses déconcertantes. Là, on était loin du thème du mal, mais ça m’intéresse aussi, même si ça me parle moins. Enfin l’extase, si on enlève la dimension mystique (que je ne comprends pas), ça va, je suis ; l’élévation, l’illumination, le flottement hors de soi, la dilution du moi et même la relation bizarre à l’immense, tout ça, je crois que nous les nuages, on peut l’expérimenter, mais l’orgasme, là… je reste sec. Et quand ils commencent à distinguer joie, plaisir, bonheur, euphorie, j’avoue que je décroche. J’ai même le sentiment, parfois, de ne plus les comprendre alors que juste avant j’avais l’impression de les avoir déchiffrés. Comme c’est compliqué. Parfois je me demande si réfléchir, ça fait vraiment avancer dans la réflexion. En remontant les méandres de la Seine, j’ai compris une chose qui m’avait échappé en traversant l’Atlantique : pour avancer, tu dois parfois tourner à gauche et parfois à droite, et parfois même, tu dois reculer. Tu recules, et pourtant, tu avances encore. Justement, j’ai l’impression que je suis en train de reculer dans ma connaissance des humains. Le problème, c’est qu’on peut aussi reculer vraiment… quand on recule. Enfin, vous voyez peut-être ce que je veux dire.
*****
– Salut Sam, ça va ? Ça fait tellement longtemps qu’on ne sait pas vus.
– Hey, Nov ! Demat, penaos 'mañ ?
– Pardon ?
– Ah ah, mon française est terrible, je le parle un petite, mais les peuples, ils ne l’ont pas alors je parle en breton. C’est Sterren, elle donne moi des leçons privées.
D’un commun accord, ils continuèrent en anglais.
– En fait, Nov, on s’est quittés au Havre il y a un peu plus d’une semaine, mais c’est vrai, ça paraît si loin, il s’est passé tellement de choses. D’ailleurs, il faut qu’on parle du futur.
– En effet Sam, parce que mes plans ont un peu changé et je voulais voir quelque chose avec toi.
– Mes plans aussi ont changé. Vas-y d’abord !
– Bon, Moby et moi, on renonce à passer par la Russie et à rejoindre Séoul par Vladivostok, on voudrait plutôt aller directement à Séoul. Sans doute directement, ou pas, en avion, ou pas. Comme tu peux le voir, c’est encore imprécis. Et donc, je voulais savoir quand tu penses retourner en Corée.
– Voilà justement le hic ! Je ne pense pas y retourner dans l’immédiat et j’ai mis mon projet de site de ressources animales en attente, tu sais HodoriX. D’abord parce que Oscar et Alan se sont séparés, mais surtout, c’est ça la vraie raison, parce que, entre Sterren et moi, ça marche fort. Tu captes ? On a récupéré un van et on en a fait un food truck, enfin plutôt un krampouezh truck, on fait des galettes et des crêpes. Tu ne peux pas imaginer le succès. On a une carte très serrée, mais uniquement avec des produits excellents. Je m’aperçois que les gens en ont marre des choix infinis, ils comprennent que ce n’est pas ça la liberté. « Ils préfèrent être accompagnés sur de beaux chemins » - c’est Glenn, le père de Sterren, qui dit ça. Alors, quelques bons produits suffisent, mais surtout du beurre, ah ah, on en consomme des tonnes, et moi, ma galette préférée, c’est beurre-beurre ! Alors voilà, on va finir la saison ici, peut-être jusqu’en octobre et après on verra. Je pense qu’on fera un tour par chez moi, avec Sterren, et ensuite, la Corée, la Bretagne, l’Irlande… ou peut-être la Lune. Tant qu’on est ensemble, avec Sterren, et qu’on a des crêpières, ça me va.
– En effet, quel changement ! Je suis vraiment content pour vous. C’est difficile de t’imaginer devant une crêpière plutôt qu’un clavier.
– Bon, pour être honnête, j’ai quand même fait une petite application, rapide, avec code QR. Tu saisis le code, tu commandes et tu payes, en mode “skip the line”, mais tu sais quoi, la plupart des clients, ils préfèrent attendre. On boit une bolée de cidre et on se raconte nos vies. J’adore. Et Sterren aussi. On est amoureux, quoi !
– Magnifique, ça fait plaisir. Bon, on reste en contact alors. Tchao.
– Bien sûr. Kisses, bisous, pokoù…
*****
– Bonjour mon chéri, j’appelle tard, je ne voulais pas te réveiller.
– Salut Dad. Merci. Sur ce plan, je n’ai pas changé, je suis toujours un gros dormeur. Alors, quelles sont les nouvelles ?
– Je t’appelle pour ça. J’ai malheureusement un planning très contraint et peu de marge de manœuvre. Donc je serai demain à Trieste, ta mère est tellement excitée à l’idée de cette balade joycienne virtuelle que je ne pouvais pas l’annuler. Je ne resterai qu’une nuit, je suis ensuite attendu à Ljubljana par le directeur du centre culturel, je dois aussi rencontrer le conseiller culturel. Tu crois pouvoir me rejoindre demain ?
– Demain à Trieste ? Bon, d’accord, je pensais rester un peu plus longtemps à Milan parce qu’il pleut depuis mon arrivée et je n’ai encore rien vu, mais tu peux compter sur moi, bien sûr. Je vais regarder les horaires de train, je t’enverrai un message. Ensuite, je te suivrai en Slovénie.
– Parfait, je m’occupe de l’hôtel, j’ai déjà loué une voiture, j’ai une heure et quart de route à peine. Après la Slovénie, nos chemins se sépareront, j’irai en Pologne, il se pourrait que ce soit ma prochaine affectation, n’en parle pas encore à ta mère, rien n’est fait, mais je sais que ça l’enchanterait. Et toi, si j’ai compris, tu continueras vers Istanbul, n’est-ce pas ?
– Oui la Turquie, pour rejoindre Moby, mais en passant par la Serbie pour voir mon amie Olga. Après, c’est encore flou.
– Dis-moi, tu as eu le temps, quand même, de visiter la cathédrale ?
– Non, je te l’ai dit, je ne suis pas sorti, c’est un déluge ici. Mais on devrait quand même aller soit au musée Novecento, soit à la Pinacothèque de Brera avec l’amie qui m’héberge, Alomè. Elle est historienne de l’art.
– Quelle aubaine ! Formidable, c’est toujours passionnant les visites guidées par de vrais amateurs. Je crois que c’est là que ce trouve l’incroyable Christ mort de Mantegna, le tableau est saisissant, on a l’impression que l’on pourrait toucher les pieds du Christ !
– Ah ? Je ne connais pas, non. Et toi, tu connais Caravaggio ?
– Oui, bien sûr, c’est curieux que tu me parles de lui, j’étais justement hier au musée Jacquemart-André à Paris. En même temps, c’est vraiment l’exposition à ne pas manquer en ce moment. J’ai eu droit, moi aussi, à une visite guidée par un grand connaisseur, Pierre Curie, c’est le conservateur. Il nous a fait découvrir son exposition sur Georges de La Tour. Absolument sublime ! Mais je crois que j’avais encore préféré sa première exposition en 2018, si je me souviens bien, sur Caravage justement.
– Sans blague, et j’étais où, moi ?
– Tu étais avec tes cousins. À dix-sept ans, je crois que vous aviez d’autres distractions. En revanche ta mère était bien là. Elle a failli s’évanouir quand elle a vu le petit luthiste, je ne sais pas si tu as le tableau en tête. Elle l’avait déjà vu à Saint-Pétersbourg adolescente, je crois que c’était la première fois qu’il quittait le musée de l’Ermitage, alors c’est toute une tranche de vie qui lui est remontée à l’esprit. Mon Dieu, je ne l’avais jamais vue aussi émue.
– Ça alors ! Vous vivez de drôles d’aventures, vous deux ! Donc Alomè est spécialiste de Caravaggio, mais aussi d’un peintre encore vivant que tu ne dois pas connaître, Pistoletto. J’adore son nom.
– Michelangelo Pistoletto ! Si, bien sûr, je le connais, je l’ai déjà rencontré. Mais toi aussi, tu l’as déjà rencontré…
– Quoi ! Tu plaisantes. Raconte.
– Mais non, c’était en 2011 ou 2012, il faudrait vérifier, tu étais encore un petit garçon, on participait au Rebirth Day. C’était une performance festive et collective, on était 365 personnes dessinant une chaîne qui représentait, tu sais, son symbole du troisième paradis, l’infini mathématique avec une troisième boucle au milieu. Cette troisième boucle, c’est la réconciliation entre les deux autres boucles, l’humanité et la nature. Il est incroyable cet homme, à son âge, alors qu’il y a tant de grincheux pessimistes et réactionnaires, lui, à presque cent ans, il croit en l’avenir et multiplie les actions et les projets. Un jour, il faudra que tu ailles visiter sa Cittadellarte, ce n’est pas loin de Milan, c’est dirigé par son gendre Paolo Naldini. Ces personnes sont vraiment admirables.
– Alors là, je n’en reviens pas. Je n’ai aucun souvenir de tout ça. J’y étais ! Tu es sûr ?
– En réalité, je me rappelle maintenant, tu n’étais pas resté très longtemps, il faisait froid, tu étais fatigué et je crois aussi que ta mère, qui n’a jamais été friande de ces grands événements participatifs, était contente d’avoir une raison de s’éclipser.
– Mais non ! C’est énorme ! J’y étais !
– Oui. Et moi, au contraire, j’ai beaucoup aimé l’ambiance très sincère et sans chichi institutionnel. Il n’y avait aucun officiel, Aurélie Filippetti, la ministre de l’époque, était prise ailleurs, par le Louvre d’Abou Dhabi, je crois, et le conservateur Loyrette finissait son mandat. Bref, c’est sans doute mon côté fleur bleue, mais j’ai beaucoup aimé faire la ronde, avec des inconnus dans la cour Napoléon pour marquer la naissance d’une nouvelle ère.
– Ah ah, je te reconnais bien là… Non mais quand même, c’est sidérant cette histoire. Et je n’ai aucun souvenir. Dis, tu ne crois pas que je devrais m’inquiéter, je suis un peu jeune pour avoir des problèmes de mémoire.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ! Bien sûr que non.
– Alors là ! Tu m’as tué ! Je connaissais Pistoletto. C'est ding ! J’avais déjà rencontré Pistoletto. Bon, je t’appelle dès que j’ai mon billet. Salut Dad, je t’aime.
*****
– Alomè ! Alomè !
– Cosa? Cosa succede qui? Merda! Je me suis endormie ?
– Eh oui, je crois que tu peux modifier ta théorie ou peut-être que tu as le curseur qui a dérapé côté mâle…
– Ah ah, oui, ça a l’air un peu fumeux, ma théorie. Montre-moi quand même les photos.
– Tiens regarde. Et j’ai plein d’autres choses à te dire, aussi. J’ai suivi tes consignes, pas de photos pendant l’orgasme, ensuite j’ai attendu quelques minutes, puis j’ai shooté.
– Oddio! C’est moi, ça ? Ce sont les photos d’une femme qui dort, pas d’une femme en extase. Et en plus, je dors la bouche ouverte ; il ne manque plus que le filet de bave… Efface vite.
– La bonne nouvelle, c’est que tu ne ronfles pas.
– Ouf ! Je n’étais pas très en forme, je crois que je manque de sommeil. Il faudra réessayer. Alors, quoi de neuf ?
– J’ai eu Dad au téléphone, je le rejoins demain à Trieste, c’est rapide, mais c’est son seul jour de disponible. Je prends le train de 15h15.
– Demain ! Mon bébé va déjà me quitter ! Il faut absolument qu’on sorte alors. Je vais appeler le Novecento pour voir à quelle heure ils ferment. En chemin, on s’arrêtera chez Serge Milano pour que tu goûtes enfin ses cannoncini.
– Bonne idée. Il faut encore que je te dise quelque chose d’incroyable.
– Vas-y, je t’écoute.
– Quand j’avais une dizaine d’années, j’ai rencontré Michelangelo Pistoletto, et peut-être même qu’on s’est croisé nous deux.
– Vero? C’était où et quand ?
– Au Louvre, pour le Rebirth Day. J’y étais avec mes parents. Bon, je ne m’en souviens pas très bien, mais mon père est formel, on était là ce soir et on faisait partie de la chaîne. Tu y étais aussi ?
– Che pazzia! C’est fou ! Non, malheureusement. C’était en 2012, j’étais encore à Milan, je devais y aller, mais j’avais une grippe carabinée, comme vous dites. C’est trop drôle. Ce qui est clair, c’est qu’on ne pouvait pas se rater une deuxième fois, d’ailleurs, je préfère t’avoir rencontré aujourd’hui plutôt qu’à dix ans. Allez, on bouge ! Tu connais Praxitèle ?