– Allez, on va quand même faire un petit tour virtuel à la Pinacoteca di Brera. Je vais te montrer la Cena in Emmaus, le “Souper”, comme vous traduisez, même si, en cinq ans, je n’ai jamais entendu un seul Français utiliser le mot, ni comme verbe ni comme nom. L’avantage de la tablette, c’est que je vais pouvoir te montrer aussi la version de la National Gallery, à Londres. Tiens, on va faire un jeu. Je te montre les deux versions et tu me dis ce que tu en penses, non.
– Sans hésiter, je préfère ce tableau-ci, avec quatre personnages. L’autre est sombre et triste, celui-ci est lumineux et il y a plein de choses à voir. Techniquement, c’est incroyable, les pommes, le raisin, la veste déchirée, c’est tellement réaliste. Et j’adore la dynamique, on dirait que le personnage de dos va se lever. Et puis la main du personnage de droite qui s’avance vers le spectateur, c’est comme dans les films 3D, on a l’impression qu’elle va sortir du tableau. Je préfère celui-ci, l’autre, je crois que je n’aurais pas grand-chose à en dire. C’est ça ?
– Je te laisse parler, je ne veux pas t’influencer. Tu as le droit de dire ce que tu veux, tu as même le droit de te tromper…
– D’accord. J’aurais dû dire le contraire. Pourtant, tu es d’accord avec moi que celui-ci est plus coloré, plus riche, plus spectaculaire.
– Oui, je suis d’accord, et c’est pour ces raisons qu’il est moins puissant, moins révolutionnaire. C’est la version londonienne, il date de 1601, Caravaggio est presque au sommet de sa gloire, non. On va dire qu’il en rajoute un peu. Il “surpeint”. C’est un virtuose, tu comprends, et il le fait savoir. Donc tu as raison, il sait tout peindre, regarde l’osier de la panière, c’est extraordinaire, regarde les pommes, on a envie d’en croquer une, sauf la première qui est abimée, et le coquillage sur la veste du disciple, de loin, on pourrait penser que c’est un vrai qui a été collé, et le raccourci de la main gauche du disciple, effectivement, elle sort littéralement du tableau. En fait, techniquement, c’est un festival de tout ce que tu apprends à peindre dans les ateliers, le bois, la porcelaine, le verre, la peau, les cheveux, les tissus, etc., c’est à rendre fou les élèves à qui on demanderait de reproduire ce tableau. Caravaggio est un surdoué, mais la virtuosité ne fait pas le génie, non.
– Montre-moi alors le génie dans l’autre version, celle qu’on aurait dû aller voir.
– Oui, l’autre version date de 1606. Caravaggio vient de s’enfuir de Rome – tu te souviens qu’il est accusé de meurtre – ou peut-être qu’il est sur le point de s’exiler, c’est ce que je crois parce que la vieille femme est un de ses modèles romains, mais ce n’est pas important. Regarde son visage justement, elle ne semble pas vraiment concernée par ce qui se passe et ce qui va se passer. Au fait, tu connais l’histoire ? le passage de la Bible ?
– Non, figure-toi que je n’ai pas eu le temps de lire la Bible depuis hier.
– Ah, c’est vrai. Donc, Jésus vient de ressusciter et ses deux disciples qui ne l’avaient pas reconnu, comprennent soudainement que c’est bien lui, mais il va disparaitre à nouveau, et rejoindre son Père, pour l’éternité. Donc regarde, cette vieille servante, elle a l’air ailleurs, dans ses pensées ou plutôt dans sa vie pénible et sans joie. Ce qui est curieux, c’est que Caravaggio ait ajouté ce personnage par rapport à la version de Londres. Pourquoi ?
– Et oui. Pourquoi ?
– Attends, je te pose la question autrement. Regarde tous les visages. Qu’est-ce qu’ils expriment, je veux dire qu’est-ce qu’ils pensent de ce qu’il se passe ? Imagine que c’est une BD et que tu remplis les bulles.
– OK. Alors la servante, ce n’est pas qu’elle s’en moque, mais elle a ses propres problèmes, elle ne dit rien et probablement ne pense à rien. Elle est d’ailleurs la seule à ne pas regarder Jésus. C’est vrai, on se demande bien pourquoi il l’a ajoutée ? Ensuite, il y a l’aubergiste. Lui, il est plutôt curieux, peut-être qu’il ne connaît pas bien Jésus, qu’il ne sait pas qu’il a été crucifié et qu’il a ressuscité. Tu as raison, à bien regarder, je préfère l’attitude qu’il a dans le deuxième tableau, on dirait qu’il se dit : “vas-y mon gars, il paraît que tu fais des miracles, montre un coup qu’on rigole”. Et il y a les deux disciples, qui comprennent subitement ce qui se passe. Dans le premier tableau, ils sont choqués, le premier de dos, on l’entend dire “WTF !”, enfin, un truc comme ça, il saute de sa chaise, littéralement. Dans le deuxième tableau, c’est une émotion plus intériorisée, disons spirituelle.
– Très intéressant. Je te résume : indifférence fatiguée de la servante, méfiance curieuse de l’aubergiste et surprise ou saisissement ou stupeur des disciples ou illumination. Pas mal. Et le Christ ?
– Le Christ de Londres, il fait un peu son show, il est dans la lumière avec ses beaux habits rouges ; dans la version de Milan, je ne sais pas, il a l’air triste ou grave, il est à moitié dans l’ombre.
– Tout à fait. Le premier rappelle le miracle extraordinaire de la résurrection qui a eu lieu et le deuxième annonce le mystère incompréhensible de la disparition qui va avoir lieu. Maintenant, on revient à la servante, non. Regarde bien. Sur les deux tableaux, l’événement est inscrit dans une sorte de triangle rectangle et Jésus occupe le milieu du grand côté.
– Ça s’appelle l’hypoténuse, si je me rappelle bien le cours de madame Lambert.
– Tu as raison, soyons précis. Et là, à Milan, on a un cinquième personnage qui n’est pas dans le triangle, qui ne regarde pas Jésus et…
– et…
– … et qui n’est pas un homme.
– D’accord avec tout. Qu’est-ce que tu en déduis ?
– Beaucoup de choses intéressantes, par exemple la place marginale des femmes dans la religion et la société en général, à cette époque, mais je vois quelque chose de plus profond encore. Je vois l’absence.
– Tu vois l’absence. Alomè voit l’absence !
– Mais tu l’as dit toi-même. Le tableau manque de tout ce qui occupe brillamment la version de Londres. La table s’est vidée, plus de pommes ou de poulet, la lumière a baissé, Jésus a commencé à se retirer, il s’enfonce dans l’ombre, et une grande partie du tableau, disons un petit quart, est tout noir. D’autres auraient mis une fenêtre ouvrant sur un paysage, une décoration accrochée, un second plan, éventuellement des signes pour aider à comprendre ce qui va se passer. Non, Caravaggio peint une absence, une absence dont la présence gagne du terrain.
– C’est vrai, mais la présence de la servante contredit un peu ta théorie de la disparition.
– Non, elle la confirme.
– Ben, non !
– Si. La servante représente une autre absence, elle présente l’absence, elle est la présence douloureuse et triste de l’absence. Et c’est une absence ordinaire, quotidienne, féminine, allez, humaine aussi, qui n’intéresse personne, dont on ne parle pas, dont on ne se plaint pas, qui ne mérite pas une seule ligne dans la Bible. Mais c’est une absence incarnée. Et Caravaggio peint ça !
– Je ne suis pas sûr de te suivre. Comme souvent, je pense que tu exagères, mais je ne trouve pas les arguments pour te contredire.
– Nov, je n’exagère pas, et même, je me contiens. Je retiens ma colère, parce que ça me met en colère, ça. Je vais te raconter quelque chose. Déjà, toute petite, j’adorais les images, photos ou tableaux. Dès que j’en trouvais, je les découpais et les collais dans un cahier. Certains font des herbiers, moi je faisais des sortes de catalogues. Et dans un de mes cahiers, il y avait un tableau qui me terrorisait. Tu vas être surpris. Attends que je te le trouve, il est à Orsay. Je le regardais souvent, mais à chaque fois, je passais très vite dessus tellement il provoquait en moi des sentiments complexes d’angoisse, de révolte, de jalousie, de haine. Je sais que tu vas être étonné. Regarde, c’est ce tableau.
– Oui, j’ai déjà vu ce tableau. Bof ! C’est bien dessiné, mais ça ne m’inspire pas grand-chose. On dirait un peu une photo ancienne trouvée au fond d’un tiroir. Mais je ne vois pas ce qu’il a d’angoissant. Je trouve ça plutôt ridicule, tout semble codé, comme la vie dans certains milieux bourgeois, les habits, les gestes, les rôles. C’est qui le peintre, déjà ?
– C’est le Balcon de Manet. À chaque fois, ce tableau me faisait peur et en même temps me donnait la rage, non. J’avais peur pour les femmes de mon entourage – plus que pour moi, d’ailleurs, parce que curieusement, je ne me sentais pas exposée, à tort, peut-être –, peur qu’on les efface, elles aussi, et cela me mettait en colère parce que je voyais très bien le coupable. Tu vois cet immonde personnage masculin qui se tient debout, un peu en retrait, lui là, il s’impose et impose tout, son regard, son espace, son odieux machisme, sa posture ridicule, sa cravate grotesque, il est dans une hyperprésence. Il espère sans doute compenser sa taille réelle, parce que chez lui, évidemment, tout est petit, tout est minuscule, tout est étroit et ratatiné, oui mais voilà, c’est un homme et il écrase tout. C’est ça qui est insupportable, il est fermé et en plus il enferme tout. Tu ne peux pas imaginer à quel point je le détestais.
– Alomè ! Je vois bien que tu ne plaisantes pas, mais tu ne crois pas que tu vas un peu trop loin dans l’interprétation.
– Bien sûr que je vais très loin ! Je continue quand même. Regarde les deux femmes. À gauche pour nous, il y a une femme assise, on sent qu’elle n’a pas encore disparu, je devrais dire qu’elle n’est pas encore disparue, tu es d’accord ?
– Oui, d’ailleurs, c’est drôle, au Mexique, quand on parle des disparus, tu sais, ceux qui sont tués ou kidnappés par les narcos, on dit aussi qu’ils sont ou ont été disparus, están desaparecidos ou fueron desaparecidos.
– Oui, j’ai entendu parler de ce problème dans le film d’Audiard Emilia Peréz. C’est terrible, ça aussi. Pour les femmes du balcon, à la fois on les fait disparaître et à la fois elles s’y résignent. Celle qui est assise résiste encore, il y a encore un peu de rêve et de désir en elle, peut-être même un peu de gaité, un tout petit peu, non. Mais chez celle qui est debout, c’est fini, on l’a éteinte, on l’a étouffée et elle s’absente, sans faire de bruit, sans appeler.
– C’est vrai, je suis d’accord quand tu me montres les choses. Je comprends, mais ça reste difficile de ressentir les choses comme toi, d’autant que moi, je suis entouré de femmes qu’on ne peut pas éteindre, Mam, Vera, toi, Olga… Mais tu crois que Manet pensait à tout ça ?
– Non, enfin pas exactement. On sait qui sont les modèles qui ont posé pour lui. La femme debout, c’est une de ses amies, une violoniste talentueuse qui n’a rien de la “nigaude” ou de la “godiche” – c’est comme ça qu’elle est toujours décrite – du tableau.
– Donc, tu interprètes.
– Oui. Je lis, je traduis, je compare, j’imagine, et je me souviens. Allez, on arrête avec ce balcon, ça me fait monter une mauvaise énergie. On oublie la tablette, la palette et … quel était ton troisième -ette ?
– Branlette ?
– Non ! Nov, tiens-toi un peu ! C’était statuette. On va faire un peu de lecture, après on ira voir dans la cuisine de ma tante Assenzia si on trouve de quoi manger pour notre “souper”. Et après, on verra. Un peu de lecture ensemble d'abord, avant que toi, tu ne disparaisses comme un voleur demain et sans doute pour toujours, non.
– Si je peux me permettre, tu en sais beaucoup plus que moi sur le passé, OK, mais sur l’avenir, on est à peu près à égalité.
– Je te l’accorde. Donc, puisque tu vas à Trieste demain et qu’on ne sait pas ce qu’il pourrait nous arriver après-demain, je vais te parler ce soir du grand Svevo, Italo Svevo.
– Encore un Italo ? Quelle imagination !
– Cette fois, c’est un nom de plume qu’il s’est lui-même donné parce qu’il n’aimait pas son vrai nom, Aron Hector Schmitz. Il voulait rappeler ses racines italienne et souabe parce qu’il naît en Autriche-Hongrie et meurt en Italie. À Trieste.
– Et il naît où ?
– À Trieste, qui était devenue italienne entre-temps. Il a changé de nationalité et de pays, mais sans bouger. D’ailleurs, trouver sa place, ça sera le problème de sa vie et, en un sens, celui de ses personnages. Et cela nous mène à cette figure que l’on trouve dans presque tous ses livres, l’inetto. Enfin, dans les deux que j’ai étudiés au lycée. Le plus connu, tu en as peut-être entendu parler, c’est la Conscience de Zeno, mais je veux te parler de Senilità.
– Désolé, jamais entendu parler ni de Zeno ni de Svevo. Pas au programme dans les lycées français, en tout cas, il n’était pas sur ma liste de textes au Bac.
– Allez, viens sous la couette, je vais te faire la lecture. Emilio Brentani era un inetto…