– Bonjour, est-ce que Monsieur Gavazzeni est là ?
– Non. Ça fait un moment qu’on ne l’a pas vu, mais Giovanni est là.
– Très bien, vous pouvez lui dire qu’Alomè aimerait le voir, s’il vous plait.
– Je t’explique, Serge Milano – encore un qui a changé de nom – en fait, c’est Sergio Gavazzeni. Je parie que ça ne te dit rien, mais ici, en Italie, il est très connu, pour ses sacs et ses ceintures en cuir, non. C’est un hyperactif et la mode, ça ne lui suffisait pas, alors il a pris des cours du soir en cuisine. Tu imagines, le gars, il a plus de cinquante ans, il est riche et reconnu, et il suit des cours du soir pour apprendre à faire une pâte feuilletée ! Che bravo! Et le plus incroyable, c’est que dix ans plus tard, Serge-le-pâtissier est devenu plus célèbre encore que Sergio-le-styliste. Massimo respetto!
– Incroyable. Ça s’appelle la passion. C’est ce que vous avez tous et qui me manque, je crois. Toi, Serge, Michelangelo, Mam… Je ne comprends pas, je suis entouré de gens passionnés, Vera, Dad, Manon… et moi, rien. Je pense que…
– Alomè!
– Ciao Giovanni, je te présente mon ami français, Nov. Je voulais lui montrer les incontournables à Milan, le Duomo, la Cena in Emmaus et les cannoncini.
– Ah ah, tu te moques déjà, mais merci quand même, je suis très honoré d’être dans ton tiercé. Quel courage vous avez de braver les éléments, c’est un temps à rester sous la couette ! Bonjour jeune homme, tu es entre de bonnes mains avec Alomè.
– Ça, j’avoue. J’ai…
– Je voulais l’emmener voir Fontana au Novecento, mais il est fermé, il y a eu une inondation alors on va aller voir Caravaggio à Brera.
– Tu es historien de l’art, toi aussi ?
– Euh, non, je découvre et j’apprends lentement.
– Ah, tu es pâtissier, peut-être ?
– Non, plus.
– Ah bon ! Alors, c’est que tu dois avoir de belles qualités cachées pour être l’ami d’Alomè. Elle est très sélective et n’aime pas tout ni tout le monde. Par exemple, je ne l’ai jamais vu toucher à un seul de mes macarons !
– Ah ah c’est vrai ! Mais c’est Sergio qui dit toujours, « ceux qui aiment tout n’aiment rien ; mais ceux qui aiment presque rien, peuvent l’aimer totalement. »
– Entièrement d’accord, je te taquine. Dis-moi, je rentre demain à Erbusco, venez que je vous fasse visiter mon nouveau laboratoire, tu ne vas pas reconnaître. Nov, je te ferai goûter ma tarte Tatin déstructurée ! Tu vas crier au scandale, mais tu vas adorer.
– C’est probable… que j’adore. C’est vraiment gentil pour l’invitation, malheureusement, je dois être à Trieste demain pour rejoindre mon père.
– Parfait, c’est sur la route ! Vous vous arrêterez pour le déjeuner, on a une carte salé maintenant. Pour Alomè, il y aura un feuilleté croquant à la Franciacorta, un inédit.
– Je suis vraiment désolé, mais ça va être impossible, je vais à Trieste en train. Mais je suis très touché et, ça, c’est sûr, je reviendrai, j’ai tellement de choses à voir et à faire.
– Je comprends. Bon, arrête-toi au moins à Treviso, le train y passe. Ça va être la finale de la Coppa del Mondo.
– Quoi ?
– Oui, the World Cup.
– La Coupe du monde ? Mais c’est l’année prochaine. Je le sais parce qu’il y aura des matchs où j’habite, à Guadalajara.
– Ah ! Très bien pour toi, mais moi, je parle de la Coupe du monde de tiramisù !
– Oh non ! Pas toi ! Pas le maestro Giovanni Cavalleri. J’ai passé cinq ans à Paris à expliquer à mes amis qu’il existe autre chose que le tiramisu et le cappuccino chez nous, non, et toi, tu gâches tout.
– Je vois. Alors, je m’explique un peu. Cette coupe du monde s’adresse à des amateurs, les pâtissiers-concepteurs comme les juges-goûteurs doivent être des amateurs, j’aime cette idée. Ensuite, il y a deux épreuves. D’abord tu dois préparer un tiramisu classique, c’est-à-dire selon la recette du premier tiramisu, celui des Campeol du restaurant La Beccherie – enfin c’est comme ça qu’il écrive l’histoire du tiramisu à Treviso. Ensuite, tu dois réaliser un deuxième tiramisu créatif. Comme aux patins à glace, tu as les figures imposées et les figures libres. C’est exactement comme ça que je conçois la pâtisserie et peut-être même l’art. Une reprise libre de la tradition. Parce que, pour rompre le fil, il faut qu’il y ait un fil.
– D’accord, là je te suis, même si je pense qu’il y a des petits génies du marketing cachés sous la couche de mascarpone, non !
– Évidemment, mais on ne peut pas s’opposer à ça, Alomè, il faut jouer avec cette situation. Tu vois, pendant que certains se bagarrent pour avoir le titre de berceau du tiramisu, d’autres décalent ou déplacent et inventent un tiramisu aux fruits des bois, par exemple.
– Oui, je vois ce que tu veux dire. Les deux pieds bien ancrés dans le savoir-faire traditionnel et le regard lancé loin devant, au-delà de l’horizon.
– Voilà. Pour moi, la création ex nihilo, il n’y en a qu’un qui sait faire ! Nous autres, on recrée, on renouvelle, on revisite. En plus, je crois que notre palais, comme nos yeux, comme nos oreilles ont besoin de ces deux ingrédients, le neuf et l’ancien, l’étrange et le familier. Trop de neuf, on est perdus et on se détourne, trop d’ancien, on s’ennuie et on se referme.
– Vous aimez les gâteaux, Giovanni, mais je vois que vous aimez aussi les mots et les idées, comme Alomè.
– Ça c’est vrai. Et je crois que la pâtisserie est une belle illustration de ces questions…, je ne sais pas comment les appeler, questions politiques ou philosophiques. J’ai beaucoup plus peur du passé que du futur, ou plutôt de l’usage que certains font du passé.
– Mais comme je suis d’accord avec toi, Giovanni ! En Italie, nous sommes atteints de “traditionite” aiguë, non, le vrai tiramisu, la pizza d’origine, la recette intouchable des spaghettis alla carbonara de la grand-mère… moi je dis attention, il faut aussi se laisser déséquilibrer, c’est obligé, si on veut avancer. Vous, les Français, vous connaissez bien le déséquilibre et l’instabilité… bon, là, peut-être que vous y allez un peu fort, en ce moment. C’est important d’avoir les deux pieds bien ancrés, mais alors que ce soit sur un fil de fer, comme le funambule.
– Belle image, mais peut-être que tu généralises un peu, Alomè. Je ne sais pas si quelque chose comme “les Français”, ça existe. En tout cas, les Italiens que je rencontre ou dont j’entends parler sont des personnes incroyables. Pour revenir à la cuisine, Giovanni, vous n’auriez pas une adresse à me conseiller à Trieste, mon père est un gourmet et un amateur de littérature, de James Joyce notamment.
– Alors pour les restaurants préférés de James Joyce, je ne sais pas trop, il y a des tours organisés, tu sais des “balades joyciennes”, mais méfie-toi. Là encore Alomè va crier à la manipulation touristique et elle aura partiellement raison.
– Par exemple, tu verras une plaque sur une maison ordinaire sur laquelle sera écrit, “ici a enseigné James Joyce”, et un pavé gravé “ici Joyce a posé le pied gauche”…
– Ah ah, tu es terrible !
– Pardon, j’exagère un peu. En plus je fais confiance à tes parents, qui semblent bien connaître Joyce, pour relire ses livres plutôt que revivre ses faits et gestes.
– Va quand même au café Pirona pour goûter un presnitz, c’est leur spécialité ; Joyce en raffolait, dit-on. C’est un rouleau de pâte feuilletée garnie de noix et de fruits secs. Honnêtement, c’est proche du strudel, bon, on est loin du côté aérien du cannoncino, mais je ne veux pas t’influencer.
– Alors là, c’est raté Giovanni, tu es aussi chauvin que moi !
– Tu crois ? En même temps, c’est un peu normal, Trieste a gardé des souvenirs de son passé autrichien.
– C’est vrai, le charme de Trieste tient à son strabisme divergent. Un œil vers l’Europe de l’Ouest et l’autre vers l’Europe centrale.
– Tout à fait. Et même un troisième œil, vers le Sud et les Balkans. Bon, pour le restaurant, Nov, je vous conseille d’aller goûter le harrysotto au Harry’s Piccolo, c’est avec des fruits de mer et des algues. Matteo et Davide sont les chefs, c’est la nouvelle génération qui monte, des funambules eux aussi.
– OK, c’est noté. Merci pour les conseils gastronomiques et les leçons de philosophie et surtout, merci pour l’invitation. La prochaine fois, on se voit à Erbusco, c’est promis.
– Ciao Giovanni. Allez, après nos palais, on va aller gâter nos yeux, comme tu dis.
*****
– Décidément, on n’a pas de chance, je voulais te montrer Fontana au Novecento, fermé à cause d’une inondation ; Caravaggio à la pinacothèque de Brera, fermée pour laisser le personnel rentrer avant la tempête ; je voulais aussi te montrer une sculpture de Marco d’Agrate dans la cathédrale, elle n’a pas ouvert de la journée. Éole se fait manipuler par le dieu de la couette, on dirait. Le plus sage, c’est de suivre le conseil de Giovanni, non.
– T’inquiète, jolie brunette, une statuette et une palette sur la tablette et c’est la fête sous la couette, ça sera très chouette dit l’estafette à la mouflette.
– Ah ah, pouët-pouët ! Bravo le poète ! En même temps, des mots en -ette, il y en a des milliards en français. Tu avais aussi branlette et bistouquette. Scusa! Bon, à propos… euh, ne t’affole pas, je veux dire à propos de statuette. Je voudrais te montrer le san Bartolomeo scorticato du Duomo. Regarde, c’est une sculpture saisissante de Marco d’Agrate. Selon la Bible, c’est un martyr, il aurait été écorché vif et la sculpture le représente décharné, portant sa peau sur l’épaule comme un manteau. On a mis la statue dans un coin, non, parce qu’elle effrayait les enfants. Ce qui est intéressant, c’est que sur son socle, on a gravé “ce n’est pas Praxitèle mais Marco d’Agrate qui m’a sculpté”. Praxitèle, tu ne le sais peut-être pas, c’est l’un des plus grands sculpteurs de l’Antiquité grecque.
– Son nom me dit quelque chose, ça me rappelle un cours de math, le seul qui m’ait intéressé d’ailleurs, où le professeur montrait les proportions parfaites d’une statue, la tête par rapport aux pieds, la main par rapport au bras...
– Tu n’es pas loin. Tu parles du Doryphore, le porteur de lance, mais c’est une sculpture de Polyclète. En effet, il est sensé représenter l’homme parfait dans ses proportions idéales. Il n’est donc copié sur aucun modèle réel, il incarne des règles mathématiques. Et c’est là que Praxitèle arrive, un peu plus tard, lui, il sculpte une Aphrodite en s’inspirant d’un modèle réel, une prostituée d’ailleurs. Alors tout le monde connaît l’histoire, inventée évidemment, de Phryné, son modèle, qui se serait dénudée devant les juges lors d’un procès, pour que sa beauté prouve son innocence. Cette histoire est passionnante, mais je voudrais te parler d’autre chose. Ça ne te rappelle rien, l’idéal, les modèles, la prostituée ?
– Bien sûr que si ! Caravaggio et Fellide.
– Bingo ! Alors pour continuer dans les proportions, je dirai que Praxitèle est à Polyclète ce que Caravaggio est à Leonardo da Vinci. Tu me suis ?
– Oui, mais explique un peu quand même.
– Caravaggio, comme Praxitèle avant lui, veut en finir avec l’idéalisation du corps, le beau canonique. Il peint ce qu’il voit, réellement, des pieds sales, des ongles rongés, des yeux cernés, des coups de soleil, un sein plus gros que l’autre… Les chiffres et les règles font des merveilles dans le monde des idées, mais ici, chez nous, le beau, l’émouvant, le saisissant n’ont rien à voir avec le vrai, ni même avec le bien.
– Tu sais, j’aime vraiment l’histoire de l’art avec toi, et en plus, je comprends des trucs. Quand je vais parler de Caravaggio ou de Praxitèle à Mam, elle va halluciner.
– Je t’aurais bien suivi à Trieste pour avoir un cours, moi aussi, sur Joyce. Je ne sais pratiquement rien de lui, mais si tu veux je peux te parler d’Italo Svevo, son ami, parce qu’ici, au lycée, je peux te dire qu’on en mange, du Svevo, en première et en terminale. « Era un uomo che non aveva mai saputo fare nulla, neppure amare. Era un inetto anche in amore », il s’agit d’Emilio dans Senilità, c’est mon livre préféré. Inetto, tu comprends ?