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C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
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Et Moi

  • AR.NO.SI
  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

26 octobre 2025 7 26 /10 /octobre /2025 02:33

– Allez, installe-toi Nov. Je te résume l’histoire de Senilità, mais ce n’est pas le plus important, ce qui est vraiment intéressant, tu vas voir, c’est l’analyse psychologique des personnages, non. C’était vraiment nouveau à l’époque. Au lycée, on le compare toujours à Joyce, le copain de ta mère, et à votre Proust. Je ne sais pas, c’est peut-être exagéré, de toute façon, ce n’est pas ça qui compte non plus. Svevo invente une espèce d’antihéros, l’inetto, c’est-à-dire, l’inapte, l’inepte, l’incapable, l’inadapté, l’impuissant, le velléitaire... vous n’avez pas vraiment d’équivalent en français. C’est une sorte de charlot avec peu d’humour et beaucoup de lucidité. Tu imagines, à l’époque où le Latin lover va s’imposer, genre Rudolph Valentino, sans parler du surhomme fasciste qui arrive... Le livre n’a eu aucun succès, évidemment, ni en Italie ni ailleurs. Senilità, c’est encore le récit d'une disparition, et moi, ça me plaît beaucoup.

– Je vois ça. Tu as l’air de vraiment t’amuser. Remarque, ça change du balcon !

– Non, c’est lié. Tu te souviens du triangle rectangle et de ton hypoténuse, eh bien disons que l’inetto est en dehors, ou à la marge, c’est un marginal si l’on prend comme référence, l’action, l’événement, ce qui a lieu et se fait, ce qui doit se faire et se dire. Tu me suis ?

– Je préfère quand tu es moins abstraite. Donne-moi un exemple.

– Justement, Emilio, le héros de Senilità

– Tu veux dire le sénile de l’histoire ?

– Oui, mais il ne s’agit ni d’artères ni de neurones. Il a trente-cinq ans, c’est sa vie qui sent le moisi, une vie fade et routinière. Un premier roman oublié, un métier sans intérêt, des relations superficielles, la vie d’un vieux garçon qu’il partage avec sa sœur, vieille fille comme lui. Puis il rencontre la belle Angiolina, jeune, vivante, joyeuse… mais la beauté angélique est aussi menteuse, manipulatrice et vénale. Alors sa vie bascule. Sa névrosée de sœur se suicide, son infidèle d’amoureuse le quitte et son seul ami qui réussit en tout, séduit son amoureuse, émeut sa sœur et s’en va le cœur léger et l’esprit libre. C’est ça Senilità, l’histoire d’un trentenaire obsessionnel, déjà vieux, qui finit seul, seul avec les souvenirs de tout ce qu’il n’a pas fait, déjà fatigué d’une vie qu’il n’a même pas vécue.

– Waouh ! Vu du balcon, ça a l’air d’une sacrée fête ! Et toi, ça te rend joyeuse ?

– Disons que ça me réveille et puis tu sais que les surhommes, moi, ça ne me fait pas rêver, ça me fait vomir. Attends, je lis des passages au hasard, en italien d’abord et ensuite, je traduis. « Egli traversava la vita cauto, lasciando da parte tutti i pericoli ma anche il godimento, la felicità… il traversait la vie, prudent, laissant à part tous les dangers mais aussi le plaisir, le bonheur… A trentacinque anni si ritrovava nell’anima la brama insoddisfatta di piaceri e di amore… à trente-cinq ans, il trouvait dans son âme le désir insatisfait de jouissances et d’amour…  e già l’amarezza di non averne goduto… et déjà l’amertume de n’en avoir pas profité… e nel cervello una grande paura di se stesso e della debolezza del proprio carattere… et dans son cerveau, une grande peur de lui-même et de la faiblesse de son propre caractère… invero piuttosto sospettata che saputa per esperienza… en fait plutôt soupçonnée que connue par expérience »

– J’ai l’impression qu’il pense trop, ton gars !

– Exactement, il analyse mais n’agit pas. Il se prépare et attend toujours le bon moment. Et puis, miracle !, il rencontre Angiolina. « Raggiante di gioventù e bellezza ella doveva illuminarla tutta…  rayonnante de jeunesse et de beauté, elle devait l’illuminer totalement… facendogli dimenticare il triste passato di desiderio e di solitudine… lui faisant oublier son triste passé de désir et de solitude… e promettendogli la gioia per l’avvenire ch’ella, certo, non avrebbe compromesso… et lui promettant la joie pour l’avenir qu’elle ne saurait, c’est sûr, compromettre. »

– Ah ! enfin un peu d’action.

– attends. Tu vas dire que j’interprète, mais voilà, la disparue de Manet, c’était zia Maria, ma tante préférée et l’inetto de Svevo, c’est un peu mon vieux cousin Roberto.

– Ton cousin préféré, je parie.

Ecco. Maintenant, Roberto est apiculteur près de Turino. Mon hypothèse, c’est que les inettti souffrent d’un mal-être parce qu’ils sont inadaptés à leur environnement, mais cette inadaptation est en fait le signe d’une grande santé, parce que c’est leur environnement qui est malsain, non. Pour Emilio, je ne sais pas, parce que ça manque un peu de couleurs et de folie, mais pour Roberto, c’est exactement ça : il ne s’est jamais adapté à son environnement toxique et il est resté en bonne santé. À part ses yeux, il a toujours été très myope. Peut-être que ça l’a protégé aussi. Il faudrait creuser ça, l’inetto est souvent myope.

– Je ne voudrais pas juger trop vite, je ne dis rien de ton cousin que je ne connais pas, mais ton Emilio, pour moi, il appartient plutôt à la famille des losers ?

– Pas exactement, parce qu’il ne commet pas vraiment d’erreur, puisqu’il s’arrête toujours avant d’agir. Il est nul, ça c’est vrai, non pas parce qu’il fait mal, mais parce qu’il ne fait pas.

– Je me demande si ce n’est pas pire encore. En tout cas, il n’a pas l’air très épanoui et lui-même se prend pour un nul.

– Peut-être, ce qui est bizarre, c’est que je suis toujours séduite par eux. Derrière leur nullité, je vois autre chose, je ne sais pas, quelque chose comme une faille qui ouvre sur une réalité insoupçonnée. Ils m’attirent. J’ai toujours envie de les comprendre et de les défendre. J’ai envie de m’occuper d’eux.

– J’espère que tu ne parles pas de moi ?

– Toi ! Jamais ! Tu n’es ni nul ni lucide. Toi, tu es un French lover qui s’ignore. Un gros calibre, une arme de séduction massive. Tu fais sans faire et tu vas même jusqu’à toucher les lesbiennes !

– Ah ah ! Quel portrait ! Je suis flatté.

– Attends, calme-toi, j’ai dit toucher, pas couler. Allez, je continue. Tiens, écoute ça, c’est la fin. « Erano passati per la sua vita l’amore e il dolore… l’amour et la douleur avaient traversé sa vie… e, privato di questi elementi, si trovava ora col sentimento di colui cui è stata amputata una parte importante del corpo… et, privé de ces éléments, il se trouvait maintenant avec le sentiment de celui qui a été amputé d’une partie importante de son corps… Il vuoto però finì coll’essere colmato… le vide, pourtant, finit par être comblé… Rinacque in lui l’affetto alla tranquillità, alla sicurezza, e la cura di se stesso gli tolse ogni altro desiderioRenaquit en lui l’affection pour…

– Bravo ! Il rebondit vite ! Pas si inetto que ça, finalement.

– Attends la suite. « Renaquit l’affection pour la tranquillité et la sécurité, et le soin qu’il prit de lui-même lui ôta tout autre désir. »

– Non ! C’est vraiment sinistre. Pour moi, je persiste, c’est un loser, mais un loser lucide.

– Lucide, oui, très lucide et assez doué pour les analyses et les constructions mentales, mais nul en vie, si je puis dire. Son ami dit de sa sœur Amalia qu’elle est nata grigia, née grise. La formule est monstrueuse mais elle convient aussi à Emilio, tous les deux sont nés gris et vieux. En fait le mot senilità n’apparait pas dans le texte si je me souviens bien, s’il est déjà vieux, ce n’est pas parce qu’il a beaucoup vécu, c’est exactement le contraire, et c’est l’inaction qui l’a épuisé. Angiolina, elle est jeune et belle, bien sûr, mais il dit d’elle plusieurs fois qu’elle est da una bela salute, elle a une belle santé. J’aime beaucoup la formule. Bon, il va vite lui découvrir beaucoup de défauts, il finira même par l’insulter et lui lancer des cailloux – c’est à peu près le seul moment où il fait preuve d’énergie. En tout cas, il ne s’agit pas vraiment d’une différence d’âge, puisque Amalia et Emilio sont des trentenaires, comme moi, Angiolina est une vingtenaire, comme toi, mais déjà sacrément expérimentée.

– Ça c’est de l’histoire d’amour ; ça fait envie !

– Ah ah, la fin est monumentale. Dans ses souvenirs, Emilio finit par donner à Angiolina le caractère de sa sœur, il lui confisque sa belle santé et la contamine, en quelque sorte, en lui donnant le virus de la tristesse et de la lucidité.

– … et ils disparurent dans l’absence, allant rejoindre la femme au balcon et la vieille à Emmaüs ! Moi je trouve ça macabre et barbant. Je ne sais pas à quel âge vous étudiez ça, mais tu ne crois pas que ça peut déprimer les élèves !

– Oui, c’est magnifique et terrifiant. Je ne sais pas ; ça peut traumatiser, ça peut aussi inspirer. Et ça pourrait même parler à certains ou à certaines.

– À quinze ans, si je me souviens bien, on a envie d’histoires et d’action, parce qu’on est encore un peu enfant et on a besoin de modèles ou de chemins, parce qu’on est bientôt adulte et qu’on n’a aucune idée de ce qu’on doit faire. Je dis une connerie ?

– Tu poses une question tellement difficile. Qu’est-ce que peut l’art ? Qu’est-ce que doit la littérature ? Est-ce que les artistes et les auteurs ont un rôle ou une mission ? J’aimerais bien avoir une petite réponse compacte qui tiendrait gentiment dans une phrase, mais c’est une question vertigineuse.

– Essaye quand même. J’imagine que tes étudiants vont te poser la question chaque année.

– Disons que l’art m’intéresse quand il bouscule, quand il provoque. Prends un Caravaggio, qu’il le fasse sciemment ou pas, il brouille les frontières, frontières entre le divin et l’ici-bas, entre le bien et le mal, le sacré et le profane, le mystique et l’érotique, comme s’il soupçonnait le caractère simpliste de ces oppositions et même entre le masculin et le féminin, entre la lumière et les ténèbres, il montre que tout s’emmêle.

– Oui, c’est le saint aux pieds sales, le petit joueur de luth aux traits féminins et le chiaro-obscuro.

Il chiaroscuro, oui ! Tu apprends vite. Et Svevo, plutôt que de décrire la joie, la réussite, le partage, il décrit la fatigue, l’ennui, l’incompréhension, peut-être pour dénoncer l’hypocrisie et la violence qui sont souvent derrière le succès. C’est comme si tout s’entremêlait. En fait, je ne pense pas que l’art entremêle les choses, disons qu’il donne à voir l’entremêlement. Voilà, l’art n’obscurcit pas, il éclaire l’obscurité, mais sans la remplacer par la lumière.

– J’aime bien la formule. Je crois que je commence à mieux comprendre. Caravaggio présente l’absence, comme tu dis. Par exemple, il montre la vieille femme, c’est discret, elle ne fait rien, rien sur elle n’accroche le regard, et normalement, sauf si on s’appelle Alomè, on ne la voit pas parce qu’elle est transparente. Sauf que si, justement, elle finit par crever la toile. Imagine un truc, le peintre fait l’appel de ses modèles : – Jésus ? – Présent ! – Aubergiste ? – Présent ! – Disciples ? – Présent ! – Présent ! Et puis il demande encore : – Vieille femme ? Et là, elle répond – Absente ! Mais personne n’entend, sauf certains...

– Ah ah. J’aime bien la scène aussi.

– Quand même, je ne peux pas m’empêcher de me poser la question du “à quoi ça sert ?”. Je ne suis pas sûr de voir l’intérêt de peindre l’absence ou d’écrire la vie d’un raté ? Voilà, ce que je veux dire, c’est, pourquoi pas démêler plutôt. Ou bien est-ce que ceux qui cherchent un guide ou veulent comprendre un peu, genre moi, doivent aller voir ailleurs que dans l’art ?

– D’abord tu dois savoir que je n’ai pas les réponses, je suis moi aussi encore en train de chercher. Ensuite il faudrait commencer par réfléchir aux raisons qui nous poussent à vouloir des réponses. Tiens, prends l’exemple de la Cena in Emmaus

– Euh… dis-moi, Alomè, à propos de Cena, on n’irait pas grignoter un truc ? J’ai le cerveau plein mais l’estomac vide.

– D’accord, j’aime bien la formule aussi. En haut, c’est comme en bas, il faut prendre le temps de digérer. Viens. On ne va rien trouver de frais, mais on va pouvoir se faire des spaghetti aglio e olio.

– Mais ta tante, elle est souvent absente ?

– Ah Assenzia ? C’est encore toute une histoire.

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