Overblog Tous les blogs Top blogs Littérature, BD & Poésie
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU

C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
  • Contact

Et Moi

  • AR.NO.SI
  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

1 novembre 2025 6 01 /11 /novembre /2025 03:17

– Assenzia est la plus jeune de mes tantes. Oui parce que mes grands-parents ont eu sept filles et le tout sur plus de vingt ans ; ma mère est l’avant-dernière, et, donc, moi je suis la plus jeune de tous les cousins, non.

– C’est drôle, en espagnol, ausencia, ça veut dire absence !

– Ah oui, et en italien, c’est encore mieux, absence se dit… assenza ! D’ailleurs, son vrai prénom, justement, c’est Assenza, mais nous les cousins, on l’appelle Assenzia. Le plus incroyable, c’est que son prénom n’a rien à voir avec l’absence, il vient du village d’Assenza sur le lac de Garde d’où mon grand-père était originaire. Autre coïncidence, en plus de l’appartement de Milan, elle a une grande maison qui lui vient de feu son mari, sur l’autre rive du lac, juste en face d’Assenza, à Gardola, où elle vit le plus souvent.

– Que d’absence autour de toi, Alomè. En tout cas, on n’est pas dans l’absence de moyens !

– En fait si. Bon, je te raconte, mais je résume. Mes grands-parents étaient pauvres. Très pauvres. Sans doute pour compenser l’absence de cadeaux, ils ont donné à leurs filles, et sans compter, des principes d’éducation durs, très durs, absurdes souvent et parfois même violents, si tu vois ce que je veux dire. Sauf pour Assenza, la petite dernière, qui avait littéralement tous les droits. Ce qui la conduisit le jour de ses vingt ans à un bal. On est à la fin des années soixante-dix, non. Elle danse, elle rit, elle boit et se retrouve enceinte du beau Gabriele. Petit scandale, mais finalement rien de dramatique ni même d’original, elle aurait pu rentrer à la maison et élever son enfant, assistée de ses six sœurs. Sauf que le beau Gabriele était aussi le fils unique d’une famille de banquiers génoise, très riche et très catholique, les Boccabianca, chez qui on n’avorte pas et on assume. Donc, tout est allé très vite. Il a été proposé aux grands-parents, un mariage immédiat accompagné d’une petite somme d’argent (qui devait quand même faire beaucoup pour nous puisque Grand-père n’a pas hésité une seconde). En contrepartie, il y avait une condition sine qua non : qu’il n’y ait plus aucun contact entre les deux familles après le mariage, à part une visite de ma tante à sa famille, de temps en temps, mais sans son mari et sans son enfant. Ma tante n’ayant évidemment pas son mot à dire. Tu imagines un peu la violence de la chose, mais, bon, il restait six filles, j’imagine que ça suffisait à Grand-père. Alors, les spaghettis ?

– Délicieuses.

– Délicieux. Oui, aglio e olio, c’est simple et efficace.

– Et ta tante a survécu ?

– Tu vas voir. Donc, au mariage, mes grands-parents ont rencontré pour la première et dernière fois les Boccabianca. Au début, Assenzia venait une fois par mois, en voiture avec chauffeur, les bras chargés de chocolats et de cadeaux. Tu imagines le contraste. Mais rapidement – je ne sais pas si les beaux-parents avaient une bonne connaissance de l’âme humaine et qu’ils avaient prévu la chose – rapidement, Assenzia a espacé les visites parce qu’elle était littéralement harcelée ; elle a fini par ne plus venir du tout. Elle aurait pu disparaître définitivement, mais dix ans plus tard à peu près, le grand-père Boccabianca meurt, suivi de sa femme, deux mois plus tard, laissant Gabriele comme seul héritier. Ce n’est pas fini, triste série noire, Gabriele meurt à son tour dans un accident de voiture, quelques années plus tard. On est au début des années quatre-vingt-dix, je vais bientôt naître. Assenzia se retrouve alors à la tête d’une fortune colossale et elle n’a même pas trente-cinq ans.

– Et son enfant ?

– Ah, j’ai oublié de te dire. Ironie de l’histoire ou plutôt sarcasme morbide de l’histoire, une fois mariée et installée avec son mari, elle a accouché d’un enfant mort-né et il semble bien qu’elle soit devenue stérile. Évidemment, après le décès de son mari, elle a retrouvé les siens. En quinze ans, il y avait eu quelques mariages et quelques naissances. Retrouvailles émues, embrassades chaleureuses, cris et larmes, à l’italienne, non. C’est mon cousin Roberto qui m’a raconté, il se souvient très bien, il a pratiquement le même âge qu’Assenzia à cause du décalage de générations – c’est peut-être aussi la communauté des exclus. Pour Roberto, son histoire vaudrait le détour – homosexuel banni par sa famille, docteur en physique théorique et aujourd’hui, apiculteur décroissant ! –, mais il faut que je me tienne à celle d’Assenzia, sinon on va se perdre dans la saga familiale.

– J’espère qu’il y a un écrivain chez les cousins pour raconter tout ça.

– Ah ah, oui, j’ai une cousine Brigitta qui a écrit là-dessus, mais ça n’intéresse personne. Pourtant, c’est un vrai feuilleton. Je continue. Évidemment, c’était prévisible, la joie des retrouvailles a rapidement cédé la place à la jalousie, aux remontrances et aux menaces, surtout de la part des six beaux-frères. Individuellement, ils n’étaient pas méchants, mais ensemble, ils mutaient et devenaient une meute de mâles voraces et grossiers et je ne te parle pas de leur orientation politique. Alors, Assenzia s’est mise à entretenir six familles, disons à aider. Je ne sais pas de combien, mais ça devait être correct. En revanche, pour la génération suivante, la mienne, ça a été, no limit. Sauf pour Roberto, l’inetto de service, qui n’a jamais accepté une lire.

– Et au niveau des cousins, les relations sont bonnes ?

– Oui, excellente. Nous sommes dix-neuf cousins, plus Roberto. On est les deux seuls à ne pas être casés, je ne sais même plus combien j’ai de neveux et nièces. On a tous fait des études supérieures.

– Donc c’est très différent de la génération d’avant, la meute.

– Oui. Une autre planète. Les oncles se sont calmés entretemps, gavés par Canale 5, tu sais, la télévision privée de notre milliardaire pays, Berlusconi. Gavés et isolés, donc inoffensifs. Aujourd’hui, je n’ai même plus besoin d’imaginer des mensonges pour ne pas assister aux réunions familiales puisqu’il n’y en a plus. Les grands-parents sont morts, les oncles sont gros et les tantes se téléphonent. Peut-être que j’exagère, peut-être que je devrais faire des efforts, peut-être qu’il y a du bon en chacun d’entre eux, sûrement même, mais je me suis tellement éloignée, non.

– Peut-être aussi qu'ils se sont éloignés de toi.

– En effet. Je ne sais pas si c’est l’héritage fasciste ou l’éducation religieuse, mais ils n’ont jamais, je ne dis pas accepté, mais seulement compris mon homosexualité. Même certaines de mes tantes. C’est soit une maladie, soit une perversion, soit une punition divine. Tu sais que le mariage homosexuel n’est toujours pas légal chez nous. Et Meloni n’a pas l’intention de changer les choses, elle dit que l’union civile existe déjà et que ça suffit. En passant, je ne comprends pas ce qui vous séduit chez elle, vous les Français. On a un des régimes les plus réactionnaires de l’Union européenne, simplement, elle est plus jolie qu’Orban et sans doute plus rusée.

– C’est vrai. Je ne suis pas ça de très près, mais elle inquiète moins qu’au moment de son élection.

– Moi je vous dis, soyez vigilants, amis français. Je ne suis pas historienne, mais je suis Italienne. En France, je vous entendais souvent parler, dans une même phrase, du fascisme et du nazisme. Je ne veux pas nier les horreurs du nazisme, mais il y a une chose que vous oubliez souvent, c’est que chez nous la dictature a duré plus de vingt ans. Et en vingt ans, je peux te dire qu’une idéologie empoisonne tout et diffuse son venin en profondeur et qu’il en faut du temps après pour nettoyer ça. C’est Roberto qui dit toujours, “Potare è un arte, abbattere è un mestiere, ma sradicare è una guerra.” Tu comprends ? Élaguer est un art, abattre est un métier, mais sradicare, tu sais, enlever la souche et les racines, ça c’est une guerre. Et ça veut dire que dans toutes les familles, en Italie, il y a, aujourd’hui encore, des fascistes et dans toutes les familles, il y a des antifascistes, parce qu’on a aussi développé un vaccin. Peut-être que je me trompe, peut-être que je généralise comme d’habitude, mais je crois que chez vous et chez les Allemands, l’expérience du nazisme a été trop courte pour laisser des traces durables. Disons que c’est un chapitre dans vos livres d’histoire, pas une cicatrice honteuse. Évidemment, je ne parle pas de ceux qui ont vécu ces horreurs.

– C’est possible, mais peut-être aussi que tu es particulièrement sensible.

– Ce n’est pas simplement moi. Disons que nous sommes particulièrement vigilants. Mais je reviens à mes cousins. Il y a autre chose qui nous a éloignés de la génération précédente. Nous sommes tous des transfuges de classe, comme vous dites, mais sans la névrose et la culpabilité qui vont parfois avec, bien au contraire.

– Explique un peu, s’il te plait.

– C’est simple, grâce à Assenzia, on a tous fait des études supérieures, connu un autre monde et rencontré d’autres gens. Je ne te cache pas que j’ai pu faire des études et passer cinq ans en France grâce à elle. Ce n’est pas la pauvreté qui me gênait, c’était l’étroitesse, la rigidité et le fatalisme de mes oncles. Dans ma vie, ça se traduisait par la prévisibilité : mon histoire était déjà écrite, ce serait celle de ma mère, pauvre, docile, inculte. Tu te rends compte, sans Assenzia, on ne se serait pas rencontrés nous deux, peut-être que j’aurais été femme de ménage sur le Paris-Milan et que tu ne m’aurais même pas vue.

– Ouf, on a évité une autre absence !

– Et donc, je réponds à ta question, comme elle a aussi sa maison à Gardola, plus un appartement à Gênes, elle n’est pas souvent à Milan. Chaque cousin a une clé et y passe de temps en temps. À une époque, ça a été une vraie coloc d’étudiants. C’était génial et tu trouvais toujours des inconnus, des tomates fraîches et du persil. Aujourd’hui, il reste des chambres vides pour les étrangers, des placards pleins de pâtes et la grande bibliothèque.

– Et tu vas y rester longtemps ?

– Tu sais, là, je navigue à vue. Même si j’ai peu d’espoir, je voudrais quand même savoir ce que je peux sauver de ma relation avec Laura. Ensuite, je vais voir comment vont s’organiser mes cours et donc, le salaire qui ira avec. Il est possible que je reste ici quelques mois. Et après… on verra. Allez, on retourne dans la chambre. En passant, je vais te montrer la bibliothèque.

– Ce sont les livres de ta tante ?

– Pas vraiment, elle ne lit que des revues. En fait, très vite, il y a eu un rituel ici. Chaque visiteur venait avec un livre et le laissait. Il arrivait aussi qu’on en prenne un. Ça a été pendant longtemps une bibliothèque vivante et à chaque passage, on trouvait des livres nouveaux. Il y a plusieurs gros liseurs chez nous. Au début, on les empilait dans le couloir et puis Assenzia a fait monter cette immense bibliothèque qui doit bien faire dix mètres de long.

– En effet ! J’espère qu’ils sont bien rangés.

– Oui, il y a une dizaine d’années, on s’y est mis à cinq et on a tout rangé par ordre alphabétique. Tiens, voyons voir s’il y a du Svevo. Stendhal, Stern, Swift, Svevo... C’est là-haut, essaie de les attraper.

– Alors, La Cosienza di Zeno, en deux exemplaires, Una Vita.

– Ah oui, c’est son premier livre. Tiens, sors-le-moi, je ne l’ai jamais lu. Ensuite ?

Senilità, évidemment, et Corto viaggio sentimentale.

– Hein ? Montre-moi. Je ne savais pas que Svevo avait écrit ça. Regarde, c’est dédicacé. “Pour Brigitta, ma Bolognaise préféré. Giulio l’affamé. Avril 2011”. Énorme ! Brigitta, c’est ma cousine, Giulio, c’est son ex, ils ont étudié le français ensemble à Bologne. Je ne serais pas étonné qu’elle l’ait quitté pour son orthographe approximative et son humour douteux. Elle est enseignante maintenant. Tiens, cadeau, c’est pour toi. En plus, il vaut mieux que son mari ne tombe pas sur la dédicace, il est très jaloux. Allez viens, on retourne sous la couette, je t’invite dans mon lit cette nuit, exceptionnellement.

– On va lire encore ?

– Peut-être. Tu pensais à autre chose ?

Partager cet article

Repost0

commentaires