– Eh ! Salut les cyclistes ! Bienvenue sur le parvis de Notre-Dame de Paris. Bon, ce n’est pas une arrivée sur les Champs, mais ce n’est pas mal non plus. Alors d’abord, on fait la photo devant la cathédrale. Bravo, vous avez bien roulé ; je crois que la météo était avec vous. Alors ? Vos premières impressions ?
– Je te fais un résumé objectif : Laurence a préparé sa reconversion dans la fluviale, Manon a exhibé son postérieur galbé et notre petit Mexicain du 9-2 a téléphoné.
– Programme passionnant. Et toi, Magali ?
– Moi j’ai sué et j’ai pleuré, je suis un vrai déchet. Appelez-moi Miss Poubelle.
– Oh, ça ferait un très bon début de livre, ça.
– Ah, ah, rigola Nov, j’ai eu la même idée que toi, Manon. Bon, Miss Ma Belle, j’ai une surprise pour toi. Un petit texte, pour te faire pleurer encore une fois.
– Attendez, j’ai une surprise moi aussi, j’ai apporté l’apéro. On va se trouver un coin pour s’asseoir et tu liras ton poème. Alors, pour ma chérie, j’ai un macaron au chocolat de chez Carette, le grand format, bien sûr. Pour Laurence, j’ai du saucisson et des cubes de Beaufort. Pour toi Magali, des radis et des mini-concombres bio. Attends, je blague, j’ai aussi des chips. Et pour tout le monde, un caviar d’aubergine maison. Et bien sûr, une petite coupe de Champagne.
– Clèm qu’on aime ! L’homme parfait. Manon, tu aurais des compétences en clonage, par hasard ?
– Non, désolée Magali. Remarque j’y pense, il y a des holothuries qui se reproduisent par scissiparité, elles se coupent en deux, mais j’hésite à tenter l’expérience sur mon Clèm, en plus, je ne sais pas quelle moitié je garderais… Bon, j’arrête, ça fait rire Magali, c’est mauvais signe. Allez Nov, à toi. Ta déclaration s’adresse à Miss La Belle, mais on peut écouter quand même, j’imagine.
– Bien sûr.
Magali coquelicot fantaisie et délit
Et tu ris et tu pleures de Honfleur à Paris
Tu rêvais de tango au lit avec Jacquot
Ou Rocco l’asticot simili latino
Ou Nico le blaireau Erico l’haricot
Il promet Monaco à Thalie et Lili
Il vendait l’Italie bécots en stéréo
Magali calicot a envie de récits
Mexico Australie Bamako Kigali
Oublie Marco Franco dis-lui tchao Coco
Magali abricot est jolie quand elle vit
Friselis sirocco caraco floralies
Magali boléro dite aussi Milady
Trémolo mélodie alchimie libido
Amicos mii
Call me Magali
– Mon petit amour, comme d’habitude je n’ai pas tout compris, mais j’aime tout. J’ai compris quand même que je dois oublier Rocco l’asticot – c’est tout lui, ça. Tu es adorable. Vraiment. Je suis sérieuse. Tu es un ange. C’est la première fois que quelqu’un m’écrit. Je te couperais bien en deux, toi aussi, mais en gardant les deux bouts. C’est incroyable, je pourrais être ta grand-mère et c’est toi qui me fais comprendre la vie. Et dire qu’hier encore, je me demandais comment me venger de Pa…, euh comment déjà ? ah oui, Coco le blaireau, ça lui va tellement bien.
– C’est vrai qu’il cache un peu son jeu, le petit, il y a chez lui comme une sagesse discrète, dit Laurence. En tous les cas, Nov, c’était un plaisir de voyager avec toi.
– Cent pour cent d’accord, ajouta Manon. Et deux choses en plus. Magali, tu pourrais techniquement être la grand-mère de Nov, même si nous, les humaines, nous n’avons pas une maturité sexuelle aussi précoce que celle des lapines – prochain voyage, je vous raconterai la sexualité hors norme des lapines, un délire ! – mais tu n’as vraiment pas la maturité émotionnelle d’une grand-mère. Parfois on dirait une ado qui découvre les sentiments.
– Mais c’est exactement ça. Comme d’habitude, ton analyse est juste. Tout n’a pas poussé au même rythme chez moi. Sous ma forte poitrine de grand-mère bat un petit cœur de jeune fille.
– Ah ah, c’est toi que le dis. Deuxième chose plus sérieuse, pour toi Nov. À propos de vengeance. En fait, Moby-Dick c’est un livre sur la vengeance, je ne vais pas te dévoiler la fin, même si ce n’est vraiment pas ça l’important, mais Starbuck, le Second, dit au Capitaine Achab, quelque chose comme, ce n’est pas le cachalot qui te cherche, c’est toi qui le cherches comme un fou. Oui parce que Achab est obsédé par cette baleine-là qui lui a mangé la jambe et il se moque bien de chasser les autres. Son monde se réduit à ce combat entre Moby-Dick et lui ; il oublie tout le reste, sa femme, ses marins et même la pêche et les affaires. Je te laisse deviner où cela va les mener.
– Mais oui, bien sûr, continua Magali, c'est ça. La vengeance, ça rétrécit ton monde. Et c’est bien dommage, il y a tant de belles choses à voir et tant de jolis garçons à rencontrer. Mais pourquoi vous me faites toujours pleurer…
– Et les cafés Starbuck, ça vient de là ?
– Oui, je crois, mais comme ils en ont ouvert sur toute la planète, ils ont mis le nom au pluriel, Starbucks. Ça doit être des amateurs de littérature, mais dotés d’un sacré sens du business !
– Bon les amis, désolé d’interrompre vos échanges passionnants, mais on va devoir y aller. Je suis content pour vous et j’espère bien être de la partie la prochaine fois.
– Attends une minute encore, Clèm. J’ai un petit souvenir pour toi, Nov. Tiens, je l’ai trouvé à la maison Zola. Je n’ai pas eu le temps de visiter la maison, mais j’ai quand même fait un petit tour à la boutique. Regarde, Zola, l’amoureux de Cécile Delîle. C’est l’histoire des deux femmes de sa vie, son épouse Alexandrine et sa maîtresse Jeanne avec qui il a eu ses deux enfants. Et regarde la photo sur la couverture, il fait du vélo exactement où on est passés. Bref, je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait penser à nous. Tu me raconteras parce que je n’ai pas eu le temps de le lire, mais si j’ai bien compris le résumé, c’est aussi l’histoire d’une femme cocufiée qui réagit avec beaucoup plus d’intelligence et de cœur que moi, plutôt que de se venger, elle finit par accepter la situation et après la mort de son mari, elle ouvre son monde, elle s’occupera des enfants et leur fera même donner le nom Émile Zola. Eh les filles, on va toutes écrire un petit mot pour Nov ! Clèm, encore trente secondes. Et tu n’aurais pas un stylo, s’il te plait.
– Excellent, Magali ! Passe-moi le livre, j’ai une idée. « “La rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes” dit Le Corbusier, alors soyons des ânes le temps d’une amitié. Manon (au cuissard troué). » À toi Laurence.
– Hein… tu me prends au dépourvu. Pour la vitesse de réaction, tu es plutôt pur-sang que bourricot ! En plus, ton mot, c’est bien trouvé, parce que le “chemin des ânes”, Nov connaît bien. Clèm, j’ai besoin d’une minute de plus pour réfléchir, moi je suis un âne version porte-conteneur diesel.
– C’est bon, allez-y, je me rassieds et je finis le Beaufort. Et toi Magali, réfléchis à ce que tu vas écrire.
– « Pas de rivière sans rives, pas de rives sans virées, pas de virées sans amis. Ravie de cette divine dérive à vélo. Merci Nov, merci Manon, merci Magali. Laurence (futur pilote de bac). » À toi Magali.
– C’est joli ce que tu as écrit, Laurence, on dirait du Nov… Alors, à moi. « Je perdais les pédales et vous m’avez remise en selle. Merci les amis pour ce voyage inoubliable. Magali coquelicot. »
– Allez cette fois, on y va. Salut les filles, footing au Bois, la semaine prochaine. Bonne continuation Nov et saluta Milano da parte mia…
– Oui, je continue mon voyage, seul avec Nubecito, mais j’emporte avec moi de beaux souvenirs. À bientôt. Ailleurs…
– Nov, j’ai vu que tu maniais plutôt bien le téléphone, alors ne te retiens pas dans le futur et pense à ta vieille Miss coquelicot.
– Nubecito ? Qui c’est ?
– Démarre, Clèm. Je t’expliquerai, c’est une drôle d’histoire, mais elle n’est pas terminée.
*****
– Allo, Moby ? C’est Nov. Доброе утро (dobroïé outro)! Je prononce bien ?
– Eh Nov ! Bravo pour l’accent, mais là, tu me donnes le bonjour du matin et il est huit heures du soir. Entre nous, on peut se dire Привет (priviét), c’est comme Salut ! Je vois sur le traceur de Sam que tu es arrivé à Paris. Ton périple s’est bien passé ?
– Oui ! Génial. Et toi, tu es où ?
– On arrive au port de Malte. Faut dire que nous, on a filé tout droit, pas comme vous. C’était drôle de vous voir suivre les méandres de la Seine. Moi, ce n’est pas un vrai voyage, c'est un déplacement, il n’y a que l’arrivée qui compte et le capitaine (et surtout son GPS) calcule la route la plus courte.
– Oui, nous, on a pris le chemin des ânes. Tu as dit Malte ? Ah bon ! Et ton gros bateau va pouvoir trouver une place dans cette petite île ?
– Ah ah oui, pas de problème, Malta Freeport est un des plus gros ports de la Méditerranée. Tu n’imagines pas le trafic. On décharge les mother ships comme nous et ensuite on répartit sur des feeders, je ne sais pas comment on dit en français. Les feeders sont plus petits et ils vont dans tous les ports du coin. C’est un ballet de grues 24 heures sur 24. Je ne sais pas comment les conteneurs ne se mélangent pas.
– Heureusement. Parce que, si tu as acheté du lithium serbe, j’imagine que tu ne serais pas content de recevoir du café turc. Et qu’est-ce que tu fais ensuite ?
– Je vais rester deux jours à Malte, on va visiter le parc Playmobil, c’est à dix minutes. Je dois faire des achats.
– Playmobil… comme les Playmobil ?
– Ah ah oui ! Tu ne connais pas ? Il y a une grosse usine de fabrication et à côté, il y a le célèbre Playmobil Fun Park. Et je peux te dire qu’on n’y trouve pas que des enfants. J’y vais pour voir si on peut négocier un bon tarif pour des orphelinats à Manille. Ma femme m’a chargé de cette mission, mais je ne suis pas un très bon négociateur. On verra.
– Dis Moby, tu es amoureux d’Esmeralda ?
– Quoi ? Hein… quelle question ! Et tu tires sans sommation ! Je pense qu’on aura le temps en Russie pour les grands sujets, mais tu sais, je m’y connais plus en cuisine qu’en sentiments. Je dois moi-même me poser la question avant de te répondre. Bien sûr que j’aime ma femme et qu’elle m’aime, mais pas comme dans les films. Nous les Philippins, ou peut-être que c’est nous les pauvres ou peut-être que c’est moi seulement, comment dire ?, on n’a pas le temps pour tout ce qui va avec la passion amoureuse. Pour moi, l’amour, c’est comme le moteur du Françoise-Sagan, ça ne monte pas beaucoup dans les tours, mais ça ne tombe jamais en panne et ça nous emmène loin. Il faut quand même l’entretenir régulièrement, mais heureusement, ça consomme beaucoup moins qu’un cargo !
– OK, c’est une belle description. En tous les cas, j’ai hâte de te retrouver, je pense que tu arriveras à Istanbul avant moi. Ne pars pas sans moi, hein ?
– Ne t’inquiète pas. J’en profiterai pour voir quelques amis qui pourraient nous être utiles. Envoie-moi une copie de ton passeport. Embrasse Olga pour moi. Пока! (paka).
– Пока, Moby !