– Bonjour tout le monde, bien dormi ? Parfait, alors je vous donne le programme de notre dernier jour. On essaie de lever l’ancre plus tôt qu’hier si possible parce qu’il y a beaucoup de choses à voir ou à faire, on n’a que cent kilomètres, mais sur la fin, on devra rouler moins vite à cause des limitations. Et puis surtout, il faudra être à l’heure ce soir à Paris, Clèm nous attend. Donc, pour les points intéressants, c’est à la carte, on peut s’arrêter ou jeter un coup d’œil ou passer sans regarder ; voilà mes conseils. Je connais ce tronçon par cœur, on le fait souvent avec Clèm et Oscar.
– Quelle tristesse, c’est déjà la fin ? Ce soir, les filles, et toi aussi Nov, bien sûr, c’est pizza à la maison.
– Désolée Magali, mais je décline. Le programme est tendu pour moi. Clèm nous attendra sur le parvis de Notre-Dame, il récupérera le vélo électrique et zou ! on repartira demain matin à Londres avec Oscar, il a un séminaire, pas Oscar, et j’ai promis de l’accompagner.
– Merci pour l’invitation Magali, mais je suis moi aussi en transit rapide. Je vais dormir chez des amis, j’aurai juste le temps de croiser mon père que je n’ai pas vu depuis Mexico. Ensuite, je voudrais repartir directement pour Milan. Le voyage de Nubecito continue.
Ah, merci de parler un peu de moi ! C’est à croire que je n’existe plus. Je veux bien ne pas être le personnage principal de cette histoire, mais je ne voudrais pas non plus être abandonné sur un parking à vélos. En même temps, comme dit Magali, c’est bien de se décentrer un peu. C’est intéressant ce qu’elle vit. Apparemment, elle souffre vraiment, mais, quand on entend Moby parler de son enfance ou Olga nous décrire la vie dans les bidonvilles du Bangladesh, on a envie de situer tout ça sur une échelle de la souffrance. Nous, on a l’échelle de Beaufort, les séismes, ils ont l’échelle de Richter, mais les humains, je me demande s’ils ont une échelle du malheur ? Enfin, on peut encore mesurer un peu le malheur, il y a des faits objectifs, je ne sais pas, par exemple le nombre de morts ou de blessés, la superficie brûlée, le coût des réparations… mais le malheur ressenti, la détresse, la douleur intérieure, vous voyez. Nous, les nuages, on n’a ni sensations ni sentiments, et moi, je ne sais pas ce que c’est la jalousie, la jouissance, la haine, la passion, je vois ce que ça fait aux humains et ce que ça leur fait faire. Je vois aussi que toutes ces choses bizarres les occupent beaucoup, bon, ça c’est vrai. Et si je regarde bien, j’ai l’impression que, derrière toute action et toute décision, même les plus calculées, même les plus froides, on pourrait dire, eh bien, il y a une passion, bonne ou mauvaise, triste ou joyeuse. Enfin, je peux me tromper, je ne suis pas dans leur tête, ni surtout dans leur cœur. Mais quand même, vu de là-haut, j’ai l’impression qu’ils s’inventent pas mal de problèmes ou plutôt qu’ils en font de sacrées histoires. Je parle sans savoir, vous allez dire, et peut-être que Magali souffre vraiment beaucoup. Mouais… En plus on dirait que chez eux, le dedans ne ressemble pas au dehors. Chez nous c'est simple. Blanc, c'est bon signe ; gris, c'est un avertissement, planquez-vous ça pourrait changer ; noir, eh ben, c'est trop tard, vous allez déguster.
– Magali, si tu veux te contenter de moi, c’est OK pour une calzone avec toi ce soir. Je suis seule à la maison jusqu’à samedi. Donc Manon, arrivée sur le parvis de Notre-Dame, quelle classe ! Merci vraiment pour cette organisation sans faille comme d’habitude. Alors, tu voulais nous parler des étapes du jour ?
– Oui, il y en aura pour tous les goûts. Bon, il est déjà neuf heures, je vous propose de continuer cette conversation au téléphone. Attention, on reste concentrés, on va rouler sur une départementale avant de rejoindre les berges à Épône.
– C’est parti ! Adieu Mantes-la-Jolie, Paris la belle nous attend… je reprends ma place avec le cuissard troué de Manon dans ma ligne de mire.
– Très bien Magali, mais ne te méprends pas, chez les babouins, le cul rouge est un message clair, il signale une disponibilité à la copulation. Ah ah, je sais comment te faire rire. Bon, un peu de sérieux. À notre littéraire, je recommande la maison de Zola à Médan. D’ailleurs, avant de partir, il faudra que tu me dises ce que tu as pensé de Moby-Dick. Je me demande si tu ne ressembles pas un peu à Ismaël ?
– Ouh là, c’est de moi que tu parles ? Je ne suis pas un littéraire, tu confonds avec ma mère et avec Vera. La preuve, je n’ai lu aucun livre de Zola. En seconde on devait étudier Thérèse Raquin, j’ai essayé cent fois de le commencer et à chaque fois je me suis endormi. Heureusement, il y a une très bonne adaptation au cinéma avec Elizabeth Olsen. Pour Moby-Dick, j’en suis au début seulement, mais je ne comprends pas pourquoi les marins russes ont donné à Moby ce surnom de bête monstrueuse.
– OK, on en reparlera. C’est un de mes livres préférés ; j’adore en dire du mal. Bon pour les amateurs et amatrices d’effluves divers, je ne vise personne Magali, on pourra faire un petit crochet par le parc du Peuple de l’herbe à Poissy. On n’aura pas besoin de s’arrêter, il faudra juste ralentir, la vitesse est limitée à dix kilomètres-heure. Sur l’autre rive, il y a la maison Savoye de Le Corbusier, il y a eu des travaux de restauration récemment. Juste à côté, il y a aussi le musée Dreyfus, ça peut être intéressant. À mon humble avis de non-spécialiste, la maison Savoye, il est préférable de la visiter que de l’habiter.
– Ah bon ! Zut, regretta Magali, moi qui cherchais une garçonnière discrète en banlieue !
– Raté ! Bon, ensuite on roulera jusqu’à Conflans pour la pause de midi. Ceux que ça intéresse pourront suivre Laurence au musée de la Batellerie. Je le recommande, Oscar a adoré. Il y avait une exposition sur le halage, c’était passionnant. Ensuite, mon passage préféré, c’est à partir de Chatou, l’île des Impressionnistes, la Promenade bleue, Gennevilliers et la Street Art Avenue…
– On ne devrait pas passer très loin de chez moi, à Saint-Cloud.
– Non, en fait, on quitte la Seine à Villeneuve-la-Garenne et on rentre dans Paris par les canaux, Saint-Denis et Saint-Martin.
– … pour arriver directement sur le parvis, dans les bras de Saint Clèm, c'est divin !
– Oui et je crois qu’il aura préparé un petit apéro, mais je ne dois pas le dire, c’est une surprise.
– Mes amours, comment vous dire, sanglota Magali, vous me faites tellement de bien. Qu’est-ce que je vous aime !
*****
– Buenas, guapa! Zut, je te réveille ? Regarde, je voulais te montrer quelque chose, je suis sur la Street Art Avenue à Paris ! J’adore. Cinq kilomètres de graffs.
– Hum… Nov… ? Buenas! Attends que j’ouvre mon œil gauche. Il est déjà huit heures ici, mais j’ai passé trois jours à Tequila avec un groupe de Bretons, ils m’ont épuisée.
– Regarde Vera, c’est un portrait géant de Paola Delfin, tu sais, la graffeuse mexicaine. La femme au milieu ressemble à mon amie Anne, non ?
– Paola Delfin, oui, elle est puissante. J’adore ses murales, en noir et blanc, on dirait d’anciens portraits de famille. Mon mural préféré, c’est el Sueño, tu sais la fillette qui se cache les yeux. Le rêve en question, c’est le rêve américain des migrants mexicains. Elle est vraiment douée pour saisir les émotions. Merci pour la visite à distance. C’est magnifique, cet endroit. C’est drôle que tu me parles de graffitis, hier, l’un des Bretons de Tequila m’a montré une photo qu’il a prise à Mexico d’une fresque de Cristina Maya, un truc lointainement inspiré de Frida Kahlo, ça s’appelle Mujer bonita es la que lucha. Je t’envoie la photo. Je vais en parler à Jack, ça pourrait être intéressant de monter un parcours sur le muralisme contemporain qui prolonge Diego et Frida. Prends-moi quelques photos que j’aie le temps de bien voir.
– Ah ah, toujours à fond, pour quelqu’un qui n’a dormi que quelques heures, tu retrouves vite tes esprits. Moi, j’avance toujours tranquillement sur mon vélo électrique. Tiens, regarde, des baleines. 20 mille lieues sous la Seine des sœurs Chevalme. Ça me fait penser que j’ai commencé à lire Moby. Manon m’a dit que je ressemblais un peu à Ismaël. Je ne sais pas où elle a vu ça. Au début il dit « J’ai, des choses lointaines, une inguérissable démangeaison. J’aime sillonner les mers interdites et aborder aux rivages barbares ». Ce n’est vraiment pas moi, ça.
– Ah génial, Moby-Dick or the Whale ! Attends, tu me donnes une minute, je voudrais savoir comment Melville a écrit ça en anglais ?
– Vas-y. D’habitude, on roule à trente kilomètres-heure, mais là on doit ralentir. J’ai tout mon temps. Juste un train pour Milan à prendre demain…
– Ah, j’ai trouvé. Le texte est en ligne, je t’envoie le lien si tu veux travailler ton anglais. « I am tormented with an everlasting itch for things remote. » Autrement dit, « Je suis torturé – enfin, le mot est un peu fort, disons rongé (euh, ça ronge une démangeaison ?) – ou obsédé ou simplement tourmenté par une démangeaison pour les choses lointaines que rien n’apaise ou incessante ou perdurable ou irrépres…»
– Perdurable, tu es sûre que ça existe ?
– Euh, je verrai avec Nadja. Donc, d’un côté tu ne ressembles pas du tout à Ismaël, surtout quand il explique pourquoi il fait ce voyage, tu sais, cette longue phrase au tout début, « Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever – là, c’est mon passage préféré – I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet », etc. J’adore cette phrase, mais je ne suis pas certaine qu’il y ait souvent « un Novembre humide et bruineux dans ton âme » et je ne t’ai jamais vu « t’arrêter devant des entrepôts de cercueils » et encore moins « suivre tous les enterrements que tu croises », s’amusa Vera. Ismaël dit aussi qu’il prend la mer parce que « it is a way I have of driving off the spleen and regulating the circulation ». Est-ce que tu prends la mer pour chasser le spleen et fluidifier ta circulation sanguine ?
– Non, certainement pas. Et encore moins parce que « rien d’intéressant ne me retenait à terre ». Tu es bien placée pour le savoir. Donc d’un côté je ne ressemble pas à Ismaël, on est d’accord. Mais alors c’est quoi l’autre côté ?
– D’un autre côté, mais c’est plus factuel que psychologique, tu vas bien traverser des terres dangereuses et barbares – d’un certain point de vue. Tu sais que ça inquiète tes parents. La Serbie, ça devrait passer, mais ils se demandent si c’est prudent d’aller en Russie. Selon ton père, les relations avec la France n’ont jamais été aussi mauvaises.
– Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
– Moi, c’est complètement idiot ce que je vais te dire, mais je pense que tu es comme Pap, rien ne peut t’arriver. Il n’y a que du bon en vous, ça vous protège.
– Ah oui ! Dis donc, c’est l’effet tequila, non ? On en reparlera. Allez, je te laisse, on arrive Place de la République. J’ai besoin de mes deux mains, ça roule n’importe comment ici !