– Et voilà ! Jumièges ! Première étape terminée, annonça Manon. On passe la nuit au Clos des Fontaines. Ce n’est pas donné, mais on voulait un peu de confort. Vous pouvez aller faire un tour à l’abbaye, c’est à trois minutes à pied, ou bien profiter de la piscine. Moi, je vais faire un petit footing de récupération parce que j’ai un peu forcé dans les derniers kilomètres. Profitez du luxe, demain c’est camping. Ça va, Nov, pas trop fatigué ?
– Ça va, il avance tout seul ce vélo. Parfois je réduis le niveau d’assistance pour bosser un peu quand même.
– C’est vrai aussi que tu as plus téléphoné que pédalé, plaisanta Magali. J’ai essayé de t’appeler trois fois, c’était toujours occupé.
– Ah, pardon ! Quinze jours sans communication, ça a été un peu long. J’ai appelé deux fois mon amie Vera et une fois ma mère.
– Nov, tu fais ce que tu veux et si tu te fais harceler, n’hésite pas à bloquer Magali, dit Laurence.
Manon partit courir, Laurence et Brad allèrent visiter l’abbaye et Magali opta pour un Spritz au bord de la piscine. Puis tout le monde se retrouva pour dîner vers vingt heures.
– Alors, les sportifs, jamais fatigués. Viens t’asseoir à côté de moi Nov, que nous fassions connaissance. Tu m’intrigues. Ne t’inquiète pas, je vais me tenir, c’est juste que je suis curieuse. Je ne sais pas d’où tu viens, ce que tu fais dans la vie, pourquoi tu fais un tour du monde et surtout, qui est cette Vera dont tu parles tout le temps…
– Je suis d’accord, on n’a pas eu le temps de beaucoup parler, mais je n’ai rien d’extraordinaire à raconter, tu vas être déçue. Je suis né à Saint-Cloud, mon père est conseiller culturel, donc j’ai beaucoup voyagé et ma mère est prof de littérature. Moi, disons que je me cherche, je suis en commerce international, mais ça m’ennuie de plus en plus et je crois que je vais arrêter, mais je ne sais pas quoi faire. Vera, c’est mon amie. Et je fais un tour du monde pour raccompagner chez lui un nuage hawaïen qui s’est perdu au Mexique où j’habite. C’est tout.
– Ah, ah, j’adore, un message codé, codé et poétique. Pour Vera, il faudrait que tu précises, mon amie, une amie, ma petite amie, ma copine, une pote, ma sex friend, ma fiancée… Tu sais, j’ai des ados à la maison et ils ne sont pas très doués en grammaire, mais sur ce vocabulaire spécifique, il ne faut surtout pas se tromper.
– C’est ma meilleure amie, on se connaît depuis longtemps, elle dit que je suis comme son frère.
– Aïe ! C’est pas bon ça, coincé dans la friend zone. Allez, je ne t’embête plus. Une question encore quand même – je suis affreusement curieuse et tu as le droit de me dire cierra el pico, comme dit parfois Paco pendant son cours de tango – oui, je me demandais ce que tu écris, je te vois avec ton carnet depuis tout à l’heure. Sauf si c’est intime, bien sûr.
– Non, pas du tout, ce sont des petits textes que j’envoie à ma mère et à Vera. J’en écris régulièrement.
– Vas-y, lis ton dernier. Ça doit parler de nous et du vélo ?
– Euh, non désolé. Ça parle de nuage.
Babillage futile en hommage aux nuages (de JB)
Saccage des codages
Pillage des rouages
Passent les nuages aux sillages subtils
Brouillage déréglage
Outrage des serrages
Passent et passent les nuages aux mouillages fragiles
Sabordage des métrages
Naufrage du bon usage
Passent les nuages aux ouvrages indociles
Missiles sans rage idylles sans bagage
Crocodile ou goupil drosophile immobile
Passent et passent les nuages aux images intranquilles
Coloriage volage de coquillages des îles
Passent les nuages et voyagent les villes
Du Tage à Paris-plage
Et du Nil à Blanc-Mesnil
– Euh, disons que je n’ai pas tout compris, bon, c’est particulier. Toi, tu donnes vraiment dans le codage, je crois que ce n’est plus de mon âge. Je suis déjà sénile, c’est un naufrage. Malgré le maquillage, je suis bonne pour la camomille.
– Bravo, Magali, super, sauf pour camomille, à la place, tu aurais pu dire, je suis bonne pour l’asile ! Et bravo à toi, Nov, j’adore ! Ça me fait penser à Apollinaire pour la musique et pour le sens, tu ne seras peut-être pas d’accord, mais ça me rappelle le monde marin. Plus je l’étudie et plus je m’aperçois qu’il est fluide et que notre obsession à classer, séparer, mesurer, tracer des frontières, géographiques ou mentales ne lui convient pas. Et JB, qui c’est ?
– C’est Joseph Brodsky, un poète d’origine russe dont ma mère m’a parlé. Mais, moi, je ne l’ai jamais lu. Apollinaire, je ne connais qu’un poème de lui, que j’ai présenté au BAC de français. En fait, je ne réfléchis pas trop quand j’écris. Au début, j’ai juste un bout d’idée et je tourne autour, je me laisse surtout guider par les sons.
– Sincèrement, moi, ça me plait. Et je pense, en effet, que tu devrais envisager autre chose que le business, quelque chose me dit que tu n’es pas fait pour ça. La climatologie, peut-être. Ou peut-être l’étude des crocodiles, suggéra Manon.
– Quelle horreur non ! Il a encore tellement de jolies choses à vivre et de belles expériences à faire, gardons-le en vie quelque temps. Ces monstres sont immondes et haineux ! Je le vois bien étudier les pandas plutôt. Il a quelque chose du panda d’ailleurs, avec toute cette douceur dans le regard.
– Et voilà, Magali nous rechante le refrain des animaux charismatiques. Il faut protéger les pandas et les baleines et exterminer les rats et les crocodiles. Tu sais qu’il y a beaucoup d’espèces de crocodiles qui sont menacées et certaines même en voie d’extinction. Je ne sais pas s’il y a de l’amour chez les baleines et de la tendresse chez les pandas, mais je peux t’affirmer qu’il n’y a aucune haine chez les crocodiles.
– OK, je m’incline, c’est toi la spécialiste, mais je n’ai jamais parlé d’extermination. Bon, je suis déçu, je pensais qu’il arrivait que des cachalots tombent amoureux de baleines et que leur fameux chant, c’était des déclarations langoureuses.
– Pas vraiment. Il y a des baleines mâles et femelles et des cachalots mâles et femelles. Et les cachalots ne chantent pas, ils émettent des clics et ils n’ont pas de fanons, ils ont des dents, comme Moby Dick, qui est un cachalot malgré les traductions courantes. Mais là où ça se complique, c’est que les Anglais appellent les cachalots sperm whales, baleines à sperme parce que dans la tête, ils ont une substance que l’on a confondue avec du sperme, mais qui sert leur flottabilité, entre autres.
– Tu connais Moby Dick ? C’est drôle, c’est le livre que je suis en train de lire.
– Si je connais Moby Dick ! En fait, bon, j’ai un peu lâché l’affaire depuis quelques années, mais depuis que j’ai deux ou trois ans, je lis des livres sur les cétacés. Les cétacés m’ont accompagnée pendant vingt-cinq ans et puis, un jour, on a divorcé en quelque sorte. Je vous raconte l’histoire pendant que vous mangez. À dix ans, je vois le documentaire de Paul Watson, L’Œil du cachalot. C’est un premier choc. Mes copines regardent Pirates des Caraïbes et sont amoureuses de Johnny Depp, moi, mon pirate préféré, mon héros, c’est Captain Paul. Assez tôt aussi, je comprends que je n’aurai jamais son courage, alors je mets toute mon énergie dans les études. Après un BAC scientifique, je m’inscris en master de biologie marine. À l’époque, j’habite avec mes parents à La Réunion. Tu le sais peut-être, les baleines à bosse passent l’hiver austral près des côtes et il est très facile de les observer. C’est magnifique, c’est fascinant et moi, je suis dans mon élément. Ensuite, en 2015, avec une équipe de l’université, on va à l’île Maurice rejoindre l’équipe de François Sarano qui travaille sur les cachalots. Et là, c’est un deuxième choc. Il ne fait rien comme nous, il donne des prénoms à ses cachalots, il plonge avec eux et manifestement, il communique avec eux, surtout avec le jeune Eliott, avec qui il danse, je vous promets, ils dansent ensemble, je les ai vus. De retour à La Réunion, évidemment, je commence un doctorat d’écologie marine, je prépare une thèse sur l’interaction des baleines et des activités humaines (tourisme, pêche, navigation…) et l’évolution des comportements individuels et interindividuels des baleines face à ces environnements changeants. Tout se passe très bien. Et puis en 2020, patatras, tout bascule, tout s’écroule. Une succession de chocs. D’abord le COVID, ensuite la lecture d’un livre incroyable, magnifique et terrifiant, Cachalot de Daniel Besace qui compare le camion blanc de l’attentat du 14 juillet à Nice à Moby Dick, enfin last but not least, mon directeur de thèse qui me déconseille de faire mon post-doc sur les cétacés, les crédits diminuent, le nombre de candidats augmente, des capteurs, des caméras et l’IA font en plus un excellent travail. Alors dans ma tête , le confinement n’a sans doute pas aidé, ça ne tourne pas très rond, normal. Je repense à Paul Watson, à François Sarano et il devient évident qu’on ne peut pas étudier sereinement ces animaux, qu’il faut aussi être un militant, un combattant ou un communicant hors pair comme Sarano, tout ce que je ne suis pas. Bref, dépression, solitude et kleenex. Je passe alors beaucoup de temps sur les forums en ligne et je tombe sur un chercheur, spécialiste des étoiles de mer qui demande des informations sur une ophiure – vous savez, une sorte d’étoile de mer, mais avec des bras fins et souples. Je lui réponds qu’il y en a dans le lagon de La Réunion et que j’irai les observer dès le confinement levé. Ensuite, les choses se sont un peu précipitées. Après le confinement, il me propose de le rejoindre à Madagascar (à mes frais évidemment !) où il fait un voyage d’études sur l’observation et la valorisation des holothuries, les concombres de mer sont, disons, des cousins des étoiles de mer. Il me voit travailler, on s’entend bien, je lui raconte ma déception amoureuse avec les cétacés. Alors il me propose de faire un post-doc avec lui, sur les holothuries. Ce que j’ai fait. Pour vous distraire encore un peu, je vais vous donner quelques détails, avec les lasagnes, ça passera bien. Il se trouve que le concombre a d’un côté une bouche, souvent fermée et de l’autre un anus presque toujours ouvert parce qu’il respire par-là. Cet anus spacieux est un lieu accueillant et donc assez fréquenté, par des micro-organismes mais aussi par d’autres organismes, moins petits, comme des poissons et même des crabes. Voilà, c’était ça mon sujet d’étude, quelle est la nature du lien entre l’holothurie et le petit crabe qui squatte son anus. J’arrête là ?
– Oui, pitié, Manon, c’est cauchemar assuré cette nuit, j'ai déjà mal. Donc, finalement, c’est un peu comme moi, après une période difficile, aujourd'hui, tu peux regarder ton ex sans t’effondrer.
– Enfin, c’est un peu plus tordu que ça. En fait, depuis la naissance de mon fils Lucas, je suis devenu beaucoup plus sensible ; aujourd’hui, je ne peux plus voir une baleine d’un œil seulement scientifique, immédiatement des considérations écologiques et militantes passent au premier plan. C’est pour ça que je suis plus efficace avec les holothuries. C’est sans doute un manque d’audace, peut-être que je me protège derrière la connaissance. Mais j’ai besoin d’être solide et équilibrée pour mon fils. Et encore, je me demande, si je ne vais pas à nouveau me réorienter, parce que les holothuries ne sont pas à l’abri d’une exploitation excessive ou d’une pollution et donc d’une extinction et je supporte de moins en moins cette idée. J’ai une amie qui travaille sur le recyclage du plastique, mais au niveau moléculaire. Je trouve ça passionnant, Si, si, vraiment. Je pense de plus en plus à la rejoindre. Je sais que ce n’est pas glorieux, mais je serai plus utile comme ça. Je n’ai pas peur de monter sur un zodiac et de barrer la route à un baleinier japonais, surtout si Captain Paul est à la barre, mais je suis trop émue quand je pense à cette haine envers les animaux, je perds mes moyens.