– Allo, allo, Manon’s speaking. Petit test de l’appli de Sam. Do you copy?
– Yes, répondit Magali, je t’entends et en plus je vois ton joli petit cul. Il est mimi ton corsage gris perle, plus plaisant à regarder que le paysage d’ailleurs.
– Tu veux dire son corsaire, rectifia Laurence. D’ailleurs ça irait très bien avec tes cheveux fuchsia. Oui ça marche Manon.
– Au fait, merci Laurence. Il est trop mignon le petit guide que tu nous as choisi, j’en ferais bien mon quatre-heur…
– Euh, les filles, désolé, mais je vous entends. En fait, quand vous appuyez sur votre propre icône, ça nous connecte tous les quatre. Si Laurence veut parler à Magali et Manon, elle clique sur les icônes M et m. Si Manon veut parler à Laurence seulement, elle clique sur L. C’est facile. Et merci pour le compliment, Laurence, ça fait toujours plaisir. Bon, je raccroche, je dois appeler maman.
– Et mierda! Je commence bien, moi. Par la boca muere el pesco… ou quelque chose comme ça.
– Ne t’inquiète pas Magali, personne n’est mort dans l’histoire, je trouve ça plutôt drôle comme premier contact. Dis-moi, tu t’es mise à l’espagnol ?
– Remise, tu veux dire, parce que j’ai déjà passé trois brevets et un bac. Oui je prends des cours avec Paco. Paco, c'est aussi mon professeur de tango.
– OK. Tu fais aussi du tango ! Je vois que ça va beaucoup mieux.
– Disons que je fais ce qu’il faut pour aller mieux. Je me concentre sur moi ; ça me change après avoir été pendant vingt ans une épouse docile et une mère disponible. J’avance. J’avance très vite.
– Vite ! Pas tant que ça, remarqua Manon. On se traîne un peu, alors si vous voulez toujours mater mon corsaire, il va falloir accélérer, il reste encore trente kilomètres avant le déjeuner.
– C’est vrai, j’ai une faim de loup, la dernière fois que j’ai mangé, c’était au siècle dernier.
– D’où ton envie de croquer le petit Mexicain du 9-2. Je comprends mieux !
– Arrête ! D’ailleurs, je vais l’appeler pour m’excuser. Enfin, quand il aura fini de parler avec “manman”.
*****
– Salut Mam, je ne te réveille pas, il doit être trois heures du matin à Mexico.
– Bonjour mon Unique. Non, tu sais bien que le sommeil est fâché avec moi depuis longtemps. Tu crois que c’est possible de t’avoir en visio. Je ne sais pas si je te reconnaîtrai, tu étais tout petit encore quand tu es parti, c’était il y a tellement longtemps.
– Moi je te reconnais bien, chère mère, toujours ce sens de la nuance. Quand je suis parti, j’avais deux semaines de moins qu’aujourd’hui. Mais c’est vrai que beaucoup de choses se sont passées. J’ai fait tellement de belles rencontres. Il n’est pas impossible que j’aie un peu changé dans ma tête. Et hop ! Voilà l’image…
– Oh mon ange ! Tu es encore plus beau. Je suis tellement heureuse de te voir. Est-ce que tu sais que je me régale aussi à te lire. Alors bien sûr, il y a tes petits poèmes qui m’amusent tant, tu es un virtuose de la rime, mais il y a aussi ta lecture du Voyage de Stevenson que j’ai reçue hier. Quelle fraîcheur, quelle liberté ! C’est drôle, c’est intelligent, c’est fantasque, vraiment, je me régale, c’est délicieux. C’est vrai que tu es un peu sévère avec ce jeune homme qui avait pratiquement ton âge lors de son périple. Il sera un mari attentionné et aimant et il n’a jamais été du côté des dominants. Quelques années après les Cévennes, il traverse l’Atlantique puis les États-Unis pour rejoindre en Californie son amoureuse et future femme Fanny, mère de famille encore mariée. Il raconte cela dans son livre l’Émigrant amateur. Il voyage en seconde classe, alors qu’il est malade, être gentleman, c’est savoir l’être partout dans le monde et avec quiconque, écrit-il. Il dénonce le raciste contre les Chinois, le mépris à l’égard des Indiens et la manipulation des Mexicains. Il y a aussi des descriptions de paysages dont il a le secret. Tu aimerais sûrement ce livre, tu devrais le lire. Et tu serais peut-être plus indulgent. Mais peu importe, tu n’es pas un historien. Et je t’assure que je relis le Voyage avec un œil neuf, maintenant. Tu me donnes envie de travailler un autre Melville l’année prochaine avec les étudiants, peut-être son Bartleby. J’espère que j’aurais l’occasion de lire ta traduction. Tu sais que tu as du talent, certaines de tes interprétations m’ont déroutée et ravie à la fois.
– Et toi tu as du talent pour m’encourager toujours. À propos, je voulais vous dire à Dad et à toi que je ne suis pas sûr de vouloir terminer mes études de commerce international. À mon retour, j’aurais pratiquement perdu deux ans. Le problème, c’est que je ne sais pas quoi faire à la place. Bon, on en reparlera, je vais te laisser préparer ta journée.
– Mon bel amour, je n’ai aucune inquiétude. C’est bien plus de deux ans que tu auras gagné avec ce voyage, que dis-je, cette aventure, cette traversée des mondes et des langues. On trouvera ; tu trouveras. Tu es un printemps qui dure un peu, c’est tout, mais je sais que tu vas fleurir. Tu trouveras ; tu te trouveras.
– Peut-être. Une chose est sûre, j’ai bien progressé en anglais. C’est drôle, c’est comme si la langue était en moi, mais – comment dire ? – pas activée. En parlant avec Moby ou Sam, un truc s’est débloqué. Ah ! Encore quelque chose qui va te faire plaisir, je pense. Moby et Olga se sont mis en tête de m’apprendre à lire et parler le russe.
– Mолодец (Molodetz)! Bravo ! Comme j’ai hâte de lire tes traductions libres de Brodsky !
– D’accord, mais tu vas devoir attendre un peu. J’en suis à apprendre les lettres.
– Brodsky, tu vas reconnaître, tu l’as déjà entendu quand tu étais dans mon ventre.
« “Passent les nuages…” chantent les enfants de la nuit.
De l’herbe aux sommets le monde n’est plus
que battement, tremblement de la voix.
Passent les nuages au-dessus des taillis, passent les nuages.
Au-dessus de nous, une ombre passe et meurt,
il suffit de chanter et de pleurer, il suffit de vivre »
Puis Nadja reprit le poème en russe, dans une mélopée à la fois mélancolique et exaltée.
– Je ne comprends pas, mais c’est beau à entendre. Allez, on s’appelle bientôt, besos, Mam.
– Óблако (oblaka), c’est le nuage russe. Mon Dieu, que le russe me manque ! Et toi, tu te souviens ?
– Il va falloir que je révise un peu quand même, mais bon, je sais déjà écrire deux mots, Brest et nuage. Ça ne fait pas encore une conversation, mais c’est un beau début. Allez Mam, je te laisse, embrasse Dad. Je t’appelle demain. Plein de kisses.
– Oui, plein d’amour, mon poète préféré. Et bravo à Vera et à Nov pour leurs nouveaux prénoms, ils m’enchantent. Il faudra que je te parle de Věra Kunderová que ta grand-mère a bien connue, tu sais, la femme de Milan.
– Ah ? Je ne connais pas. Je t’embrasse fort, je vais appeler Ludmilla. Muchos besos… Allez, je raccroche.
*****
– Hello beautiful! Je ne sais plus comment t’appeler, Ludmilla ou Vera ?
– Hola guapo! Fais comme tu veux, mais j’aime beaucoup Vera. Nadja m’a fait un cours sur toutes les Vera de la littérature. Elle aime bien aussi. Ça me fait tellement plaisir de t’entendre. Dis, on peut passer en mode vidéo, s’il te plaît.
– Ah, ah, toi aussi. Pour des femmes de lettres, vous aimez bien les images.
– C’est vrai. J’aimerais aussi que tu me montres ce que tu vois. Mais quand même, c’est de parler avec toi qui me manque le plus. Quinze jours sans t’entendre et sans même pouvoir te lire, c’était trop. J’espère que ça n’arrivera plus jamais. Remarque, ça a fait l’affaire de Jack Paradise qui fuit de plus en plus l’enfer de l’agence, il m’a fait accompagner un groupe de touristes pendant quatre jours. Tu sais, il faudra qu’on en parle, mais je me demande de plus en plus ce que je vais faire l’année prochaine. Je ne sais pas où tu en es toi. Ce n’est pas le meilleur moment pour en parler, mais je ne sais pas si le commerce international, c’est vraiment fait pour nous.
– C’est drôle que tu me parles de ça maintenant, c’est exactement ce que je me disais. J’ai rencontré Olga, c’est une Serbe qui travaille pour Architectes sans frontières et je trouve ça dur mais tellement passionnant. Peut-être que je vais essayer de trouver des stages dans des ONG. Le problème, c’est que je ne sais rien faire, je ne sais pas comment je pourrais aider, je ne suis pas médecin, pas architecte, pas ingénieur, pas enseignant, pas cuisinier. Et toi, tu penses à quoi ?
– J’ai fini par être d’accord avec ce que tout le monde me répétait depuis longtemps, utiliser les langues. Je vais me renseigner sur le master en interprétariat et traduction de l’université. Ton père m’a proposé un stage en juillet à l’ambassade à Mexico et la semaine prochaine, il sera à Genève, à la mission permanente du Mexique de l’ONU, il m’a dit qu’il chercherait de bons contacts. Je ne veux pas quitter le Mexique pour le moment, mais je sens que c’est par là qu’il faut que j’aille. J’aime le travail de traduction que l’on fait avec ta mère, c’est tellement autre chose qu’une transposition mécanique. « La traduction, c’est le mariage catastrophique du même et de l’autre », comme elle dit en début d’année, en forçant un peu sur son accent russe – j’adore ! Mais j’aimerais tellement découvrir aussi la traduction simultanée, je crois que ça irait bien à mon tempérament.
– Découvrir ! Mais tu fais déjà ça depuis longtemps. Bien sûr, c’est génial comme idée.