Mardi, douzième jour
“The hart of the country”. Cassagnas, tout récemment relié par une route, était un hameau perdu dans une vallée sauvage, “à part du courant des affaires humaines (a part from the current of men ‘s business)”, profitant de son isolement, il a été un arsenal secret des camisards, mais aussi un hôpital de guerre, un entrepôt et un site de fabrication d’armes et de poudre. Les armes ont été déposées depuis longtemps et aujourd’hui, catholiques et protestants, quoique toujours solidement ancrés dans leur religion propre, vivent en bonne intelligence, fidèles mais tolérants. Les catholiques sont restés catholiques et les protestants, protestants. “Les gens de cette origine rude et simple ne varient pas en matière de religion (people of this tough and simple stock will not prove variable in religion)”. Je traduirais bien par les péquenots “de souche”, pour faire simple. Sauf que là, ce n’est pas une qualité présumée… passons. Seul (ce détail amuse Stevenson et nous aussi, après son passage douteux) un prêtre défroqué qui s’est installé avec une institutrice n’est ni catholique ni protestant ! Stevenson rencontre des locaux qui lui semblent intelligents, autant qu’on peut l’être à la campagne, disons intelligents en mode paysan (intelligent after a countrified fashion)” et “dignes et sans chichis dans leurs manières (plain and dignified in manner)”. Il m’énerve le Robert, on dirait un des premiers colons qui découvrent les bons sauvages… passons. Ces braves paysans s’intéressent à son voyage, mais lui font remarquer que ça peut être dangereux : entre les loups et les brigands, les dangers ne manquent pas. En réponse, RLS le warrior nous livre un petit passage “même pas peur”. C’est absurde de craindre de si “petits périls (small perils)”, assène super-Boby, alors que la vie elle-même est “une affaire bien plus risquée (a far too risky business)”. Vous enfermer à double tour chez vous ne vous protège pas d’un AVC. L’idée est juste, mais pas non plus révolutionnaire. Et puis, il n’est pas en train de gravir l’Himalaya. Cela dit, j’écris ça confortablement installé dans ma cabine… passons. Allez, on finit avec un petit passage un peu fleur bleue, mais que j’aime bien. Entendant une bergère chanter au loin, il se met à méditer sur l’amour et il a ce mot, “l’amour est le talisman qui fait de ce monde un jardin (to love is the great amulet which makes the world a garden”). Je ne sais pas. Il ajoute, avec mélancolie, “le monde donne et reprend, il ne rapproche les amoureux que pour les séparer à nouveau dans des pays lointains et étrangers (the world gives and takes away, and brings sweethearts near only to separate them again into distant and strange lands)”. Je ne sais pas. Je demanderai à Moby son avis. Moi, je pense à Sam et Sunny et je pense à Ludmilla, bien sûr… passons.
– Cette fois, tu ne vas pas y couper Olga, tu vas nous parler des flying toilets comme promis.
– Bien sûr, mais on va quand même laisser Nov finir sa mousse au chocolat, il pourrait y avoir des interférences. Alors, par où commencer ? C’est un peu comme quand je vais voir ma mère. Elle souffre du syndrome de Diogène, vous connaissez ?
– Bien sûr, répondit Sam le premier, comme si c’était un jeu. C’est un vieux philosophe qui vivait dans un tonneau. Souvent il se masturbait en public pour calmer son désir et il disait quel dommage que l’on ne puisse pas aussi calmer sa faim en se frottant le ventre.
– Excellent ! Alors selon mon prof de philo, précisa Brad, c’était une amphore, parce que les tonneaux ont été inventés plus tard par les Gaulois. Diogène, c’est lui qui mendiait devant des statues pour s’entraîner à ne rien recevoir et ne pas être déçu ensuite par les radins réels. Autrement, si vous voulez un jour dormir dans un tonneau, mon amie Vera, organise ça à Tequila au Mexique. On passe la nuit dans un tonneau aménagé, pour se mettre dans la peau de la tequila, enfin dans la peau, vous comprenez…
– Passionnant tout ça, j’ai une adresse moi aussi, pour dormir dans un taudis et se mettre dans la peau d’un slumdog. Je vois que vous êtes prêts pour jouer à Who Wants to Be a Millionaire? Jamal Malik n’a qu’à bien se tenir. Sauf que je parle du syndrome, pas du philosophe. Ça consiste en une accumulation d’objets maladive. Mon père était un grand bricoleur et il récupérait toujours des pièces mécaniques ou électriques sur des objets cassés qu’il entreposait dans son atelier, il les réutilisait parfois, et parfois, en fait très souvent, il ne les réutilisait pas. À sa mort, il y a quinze ans, ma mère a continué cette manie, sauf qu’elle ne bricole pas et qu’elle garde tout. Mais absolument tout. Une revue, un ticket de caisse, un bidon de lessive, des chiffons… enfin j’arrête la liste, vous savez ce que “tout” veut dire. Et comme l’atelier de Papa est plein, elle a commencé à remplir les autres pièces de la maison. Quand je rentre, avec des amis, on essaie de lui ménager des espaces vides et des passages.
– Tu es sûre que tu sais où tu vas, Olga, demanda Moby dubitatif ?
– Euh, tu as raison, je n’ai pas pris le chemin le plus court. Ce que je voulais dire c’est que Dacca me fait un peu le même effet. Bref, allons à l’essentiel. Alors les futurs millionnaires, une question. Quelle est la priorité des priorités dans ces bidonvilles, selon vous ?
– Manger.
– Boire.
– Vous avez raison, c’est important. Mais il y a plus important.
– La santé.
– Certes, fondamental. Et pourtant vraiment pas la priorité.
– L’éducation.
– Ben voyons ! Tu ne veux pas aussi une initiation à l’opéra ! Non, la priorité des priorités, c’est chier.
Face à la moue dubitative des deux garçons, Olga poursuivit, contente de son effet.
– Cagar. To shit. Cacare. Et srat’, en russe. Vous comprenez ? Dans les slums, chier est un parcours du combattant avec, comme d’habitude, des obstacles supplémentaires pour les femmes. Souvent des sorties collectives sont organisées à la tombée de la nuit et on doit parfois marcher longtemps pour trouver un coin retiré, à l’abri des pervers et des violeurs. Et parfois, on n’a pas le temps ou la force d’aller loin, alors on fait son business dans un sac, on monte sur le toit et on l’envoie le plus loin possible. Évidemment, cette pratique est réciproque et on reçoit aussi de nombreux colis volants en retour ! Et voilà, ça vous fait rire. Nous, on pose notre noble postérieur sur une cuvette, dans un lieu discret et propre, on s'essuie, on parfume et on nettoie tout avec cinq litres d’eau potable. En fait, ce n’est pas drôle, c’est triste à mourir. Et en même temps, la pudeur qui les retient de ne pas lever la patte comme un chien, c’est ce qui leur reste d’une humanité qui semble se refuser à eux. Moi, je ne suis pas philosophe comme Diogène, mais architecte et j’ai cherché des solutions. En travaillant dans le Railway slum de Tejgaon – vous avez sûrement vu des reportages sur ce bidonville construit le long de la voie ferrée, c’est très photogénique – j’ai compris l’importance du mouvement et du vide. Le problème des toilettes volantes, c’est l’atterrissage, quand le mouvement dans le vide cesse. Tant que ça vole, tout va bien pour tout le monde. De même le bidonville construit au bord du chemin de fer semble “respirer” un peu plus, justement parce qu’il y a un espace vide inconstructible. Attention, ce vide est exploité, mais de façon éphémère, sinon on se fait arracher un bras ou une jambe, ce qui arrive évidemment régulièrement. Les enfants jouent sur les rails, le linge y est étendu pour sécher et des milliers de personnes suivent cette voie à pied pour se déplacer de façon assez fluide. Dans les bidonvilles, le vide est un luxe et là, on a un vide incompressible pour une raison évidente et c’est rare, parce que la pauvreté a horreur du vide. Chaque centimètre carré disponible est immédiatement occupé.
Donc on est en 2001 et pendant dix ans, je vais faire des séjours longs à Chittagong et à Dacca. Vous vous souvenez, je vous ai parlé du match de pingpong sanglant entre deux familles. Au pouvoir, il y a une femme, Khaleda Zia, c’est la veuve du Président Ziaur Rahman qui avait été assassiné, son parti a gagné les élections et elle devient Première ministre à la place de son éternelle rivale, Sheikh Hasina, elle, c'est la fille du Président Sheikh Mujibur Rahman, qui a été assassiné avec toute sa famille. En fait, Zia revient au pouvoir, car elle était déjà aux manettes en 1991, avant d’être battue par… vous savez qui. D’ailleurs, un peu après mon départ en 2009, Hasina battra à nouveau Zia, mais cette fois, elle s’enkystera dans son fauteuil de Première ministre pendant quinze ans. Hasina n’oubliera pas entre temps de faire mettre Zia en prison en l’accusant de corruption et de détournement de fonds prévus pour des associations caritatives ; si c’est vrai, c’est la grande classe. Et puis on arrive à 2024, c’est la fuite de Hasina en Inde, je vous ai déjà raconté. Mais attention, on n'en a peut-être pas fini avec Zia qui a été libérée et compte bien se représenter aux prochaines élections. Pour Hasina, ça va être plus compliqué, elle est poursuivie pour crimes contre l’humanité. Affaire à suivre… C’est comme aux Philippines, et peut-être ailleurs, mais c’est un mystère pour moi, le peuple ne se lasse jamais de ses tyrans.
À cette instabilité il faut ajouter les catastrophes naturelles, le carnage du cyclone Gorky en 1991. Cent cinquante mille morts, dix millions de déplacés sans abris. Une vague de marée a tout emporté sur des kilomètres. Tu ajoutes aussi des attentats d’islamistes radicaux qui veulent remplacer le droit et les tribunaux laïques par des tribunaux religieux et la charia. Vous connaissez la charia ? Tu ajoutes encore des grèves massives qui sont réprimées dans le sang, des assassinats d’intellectuels et d’opposants. Et tu as une petite idée de l’ambiance dans laquelle on travaillait.
Avec Architectes sans frontières je me retrouve donc à Dacca. Une équipe s’occupe de dessiner et construire des petites maisons modulaires, économiques, fonctionnelles et solides, moi, j’essaie, avec un succès relatif, de faire le vide, c’est-à-dire tracer des voies pour que tout circule plus facilement, les gens, les biens, les déchets, les éléments et, bien sûr, la merde. C’est redoutablement difficile de pérenniser l’espace dédié aux voies, parce que, pour ceux qui n’ont rien, le vide, c’est du plein gâché ! Alors il faut expliquer et nommer des responsables pour la protection du vide. J’ai aussi essayé de construire des places ; plus difficile encore. Des places, donc encore des espaces vides, mais qui peuvent être occupés de façon éphémère et diverse et pour des raisons liées à ce qu’on appelle des besoins secondaires, en gros la culture. J’ai eu de beaux succès, par exemple avec une conteuse qui venait une fois par semaine dans le “forum” qu’elle appelait elle-même le “rond des mots”.
– C’est beau ! Tu vois Olga, on avait raison quand on t’a dit que l’éducation et la culture étaient aussi des priorités. Disons que, une fois les intestins vidés, c’est bien de remplir les cœurs et les esprits.
– Cent pour cent d’accord avec toi, Nov, ajouta Moby, j’aime bien comme tu dis les choses. Bon, désolé de vous interrompre, mais il va falloir qu’on l’on réfléchisse à la suite de ton tour du monde, il reste deux ou trois jours de mer à peine.
– Déjà ! Mais je n’ai pas parlé de la pente et du diamètre des drains d’évacuation des latrines ni des lignes de désir…