Lundi, jour onze
Stevenson arrive à Florac. Spécialités du coin. Sa confiture de châtaignes ? Non. Son château, ses trois rivières ? Non. Ses “jolies femmes (hansome women)”. RLS se rattrape avec une idée que j’aime bien. Il dit parler la même langue que les protestants cévenols, non pas en utilisant la même grammaire et le même vocabulaire, mais en partageant les mêmes valeurs, “parce que la vraie Babel, c’est une divergence sur les valeurs morales (for the true Babel is a divergence upon morals)”. C’est comme moi avec Diego, on ne parle pas la même langue, mais on se comprend et on s’aime, et c’est beaucoup plus que de la morale. Après Florac, la vallée du Mimente. Beau chapitre où alternent descriptions de paysages dont il a le secret et réflexions sur la force de la foi de ces paysans. Une description de coloriste, le rouge du champ de millet, le noir des hameaux, le gris perle de l’ombre du soir, le bleu gris doux et enchanteur du petit matin, la dorure des coteaux ensoleillés… c’est joliment peint, vraiment. L’Office du tourisme du coin devrait s’en inspirer. Puis RLS évoque la foi invincible du Cévenol. Il me semble sincère, mais je ne peux m’empêcher de sentir encore ce même fond d’arrogance ; peut-être que j’ai l’esprit mal tourné. Je vous laisse juge : “les personnes rustiques qui vivent au grand air n’ont pas beaucoup d’idées, mais celles qu’ils ont, sont des plantes robustes qui prospèrent de façon florissante sous la persécution (outdoor rustic people have not many ideas, but such as they have are hardly plants, and thrive flourishingly in persecution)”. Est-ce qu'il s’y prendrait autrement s’il voulait vendre de bons poulets élevés en plein air et nourris au grain ? Toujours est-il que ni les documents officiels ni les sabots ni les armes d’un régiment de cavalerie n’ont pu venir à bout des croyances et des idées de cet “homme simple (simple fellow)” parce qu’elles n’avaient rien à voir avec des dogmes ou des raisonnements logiques. Cette religion est “la poésie de son expérience, la philosophie de l’histoire de sa vie (the poetry of the man’s experience, the philosophy of the history of his life)”. Deux passages encore m’ont amusé. Une fois installé pour dormir, des bruits d’enfants tombent dans son oreille, “à (son) grand dégoût (to my disgust)”, écrit-il sans plaisanter, le sauvage. Il compare ensuite le chien, qu’il craint bien plus que le loup (qu’il n’a jamais rencontré, je note), à un prêtre ou un homme de loi, car il représente “le monde sédentaire et respectable dans sa forme la plus hostile (the sedentary and respectable world in its most hostile form)” avec son sens du devoir et de la propriété. Le chien, fayot et possessif comme un notaire. C’est original et ça se tient !
« Chers tous du Mexique. Je n’écris pas beaucoup, c’est aussi que je n’ai toujours rien reçu de vous, alors je me dis que vous ne recevez rien de moi non plus. On a fait les deux tiers de la traversée déjà. J’ai presque fini le Voyage de Stevenson ; c’est le contraire de la bière, je n’ai pas aimé les premières gorgées, maintenant, je me régale. Je parle anglais toute la journée, un peu espagnol avec Moby de temps en temps et français avec le Chef ou quand je vois Laurence. Je prends des leçons d’urbanisme et d’histoire avec Olga, d’imagination virtuelle avec Sam et de diplomatie avec Moby. Si j’avais fait ce voyage plus tôt, j’aurais eu le BAC avec mention (et du premier coup !). Incident diplomatique hier au mess. Le Chef avait fait des galettes avec de la farine de sarrasin, j’en ai mangé une au Nutella. Il m’a insulté en me disant que c’était de la bretonophobie primaire et qu’à une époque, on était passé par-dessus bord pour moins que ça. “Époque révolue, malheureusement”. Je pense qu’il plaisantait, pourtant il ne riait pas. Lots of love. Nov (ici tout le monde m’appelle Nov, ils trouvent tous ce prénom original. Bravo Ludmilla-Vera). »
– Dis-moi Nov, tu as une idée de l’histoire du Bangladesh, me demanda Olga ?
– Non, aucune.
– Et du Pakistan ?
– Non.
– Et de l’Inde ?
– Ah oui quand même. Je sais que c’était une colonie anglaise et que c’est devenu indépendant grâce à Gandhi qui faisait souvent des grèves de la faim. Après, sa fille Indira est devenue Première ministre. Mais je veux bien en savoir plus.
– Caramba ! Resta muito por fazer, dit-elle en portugais, l’air un peu dépité. Moby ?
– En bon français, on dirait “c’est pas gagné”, précisa Moby. Mais si, justement Olga, c’est déjà gagné, il est au printemps de sa vie, tout se réveille chez lui. Here comes the spring !
– Si tu le dis…
Et elle se met à chantonner Here comes the sun de Georges Harrison, accompagné de Moby et Sam.
– Merci Moby pour la transition. Nov, le concert pour le Bangladesh à New York en 1971, ça te parle ? Tu n’y étais pas et moi non plus, j’avais quelques mois à peine. Mes parents écoutaient ça en boucle quand ils n’étaient pas dans les rues de Belgrade pour manifester contre Tito. Bon mais là, il ne faut pas que je me perde, ça, c’est ton prochain chapitre. Donc, Georges Harrison, tu connais, ex-Beatles épris de spiritualité orientale, il est mis au courant par son ami, l'immense Ravi Shankar, de la situation dramatique au Pakistan oriental. Il organise alors le Concert for Bangladesh au Madison Square Garden.
Olga se mit à chanter vite rejointe par Moby.
“Bangladesh, Bangladesh
Such a great disaster, I don’t understand
But it sure looks like a mess
I’ve never known such distress
Relieve the people of Bangladesh
Relieve the people of Bangladesh”
– OK, ce n’est pas le meilleur titre de Harrison, mais ça a fait le job, en partie. C’était le premier concert de charity rock de l’histoire, malheureusement, seule une petite partie de l’argent est allé à l’Unicef, le reste a été avalé par le fisc. Mais on s’en fout, le point positif, c’est que, dans le monde entier, on entendait parler du Bangladesh. 1971, ça n’allait vraiment pas fort là-bas. Après le passage d’un cyclone dévastateur, sans doute le plus destructeur de l’histoire, au moins 500 000 morts, encore un record pour le Bangladesh, les autorités du Pakistan occidental tardent à intervenir et sont peu efficaces. Tu suis ?
– Oui, sauf pour le Pakistan oriental, occidental. C’est où ?
– Ah pardon. Petite récapitulation. Tu iras voir dans tes livres pour les dates et le détail. En gros, l’Angleterre quitte l’Inde en disant à ces peuples colonisés et réunis de force, maintenant, démerdez-vous ! L’Inde britannique est alors divisée en deux pays mais en trois parties. Du pur génie administratif ! À gauche le Pakistan musulman, à droite l’Inde hindouiste. Résultats des millions de passages de frontières dans les deux sens pour rejoindre le pays de sa religion. Et des millions de morts lors de ces migrations croisées. Tu as noté que quatre-vingts ans plus tard, ils continuent à se taper dessus, sauf que maintenant, ils ont tous les deux de grosses bombes qui peuvent faire très mal. Mon coup de gueule, en passant. Moby surveille le compte-tour ! C’est encore et toujours des guerres de religion. Les juifs et les musulmans, les musulmans et les hindouistes…
– … et avant, dans les Cévennes, ça a été les protestants contre les catholiques qui se sont mutuellement massacrés, ajouta Nov.
– Ah ! Tu entends Moby, Nov est de mon côté. J’ai toujours des débats animés avec Esmeralda, la femme de Moby, qui me dit que je confonds la religion et les hommes. Mais voilà, ce que je vois, ce sont des hommes qui s’entretuent. Dieu, les anges, la religion, moi, je ne les vois jamais à l’œuvre.
– Tu sais, sur ces questions, personne n’a jamais complètement tort et personne n’a jamais entièrement raison.
– Good shot, Nov. Bon, je redescends. Donc j’ai dit deux pays et trois parties parce que, pour simplifier, ils ont coupé le Pakistan en deux parties séparées par mille six cents kilomètres. Tu imagines la Serbie avec une moitié du côté de Manille. Bref, rapidement, la partie Est (spoiler : celle qui deviendra le Bangladesh) veut son indépendance, mais la partie Ouest qui est plus riche et se croit plus intelligente, refuse et réprime les manifestations, comme on dit dans les journaux. En fait elle massacre une bonne partie des “rebelles”. Ça s’appelle un génocide. Trois millions de morts, trente millions de déplacés et comme toujours, des centaines de milliers de femmes violées, des viols systématiques, organisés, autorisés. Mais, comme les ennemis de tes ennemis sont tes amis, l’Inde, qui déteste le Pakistan, intervient et aide le Pakistan oriental à gagner sa guerre d’indépendance. La suite est assez triste. Comme aux Philippines, il y a deux familles qui se haïssent et prennent le pouvoir alternativement et en profitent pour assassiner leurs opposants. Et dans les périodes de calme, il y a des coups d’État, ratés le plus souvent. Comme ça, on arrive en 2024. Là, ce n’est plus de l’histoire. La Première ministre Sheikh Hasina fuit le pays suite à un soulèvement de la population. On lui reproche d’avoir truqué les élections (c’est vrai), de vouloir légiférer pour favoriser sa communauté (c’est vrai) et d’avoir réprimé avec violence des manifestations (vrai aussi). Elle était déjà là en 1996. Elle avait échappé au massacre de presque toute sa famille, dont son père, Mujib, le premier Président. Aujourd’hui, 2025, on a un gouvernement de transition avec le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus. Il est connu dans le monde entier, c’est l’inventeur du microcrédit. Toi qui étudies le business, Nov, tu dois connaître plutôt les stock-options, les fonds de pension et les GAFAM.
– Eh bien non, je vais t’étonner, mais je connais le microcrédit et le “banquier des pauvres”. Un jour, notre professeur était malade, alors il nous a passé une conférence TEDx sur Yunus à la place de son cours. Tu connais les conférences TED ?
– Ah, bien ! Non, je ne connais pas. Donc, là, on n’est plus dans l’histoire et même plus dans l’actualité. Il faut attendre et espérer. Yunus est certainement un gars bien, mais je pense, c’est mon opinion et j’espère me tromper, qu’il n’a pas les épaules pour supporter tous ces problèmes et les étudiants qui ont lancé la révolution sont déjà en train de se diviser. Enfin, ils ont quand même une longueur d’avance sur les étudiants serbes. J’espère que les nôtres vont bientôt réussir à chasser Vucic, en Hongrie ou en Russie puisqu’il a l’air de s’y plaire. Mais en fait, toutes ces histoires, c’est pour nourrir les journalistes et occuper leurs lecteurs parce que, en bas, dans les bidonvilles, presque rien ne change et on continue à faire voler la merde. Et merde, justement, je n’ai pas le temps de vous parler des chiottes volantes ce soir. On continuera demain…