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C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
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Et Moi

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  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

25 mai 2025 7 25 /05 /mai /2025 02:00

Mercredi, jour treize

“Le dernier jour” commence à Saint-Germain-de-Calberte. Difficile d’imaginer que ce petit hameau a été le lieu de troubles incessants à l’époque des camisards tant il est calme aujourd’hui. “Le pouls humain bat maintenant si lentement et si calmement (the pulse of human life now beats so low and still)". Plus rien ne s’y passait depuis ces temps de violence et cela explique la curiosité suscitée par le passage d’un voyageur étrange et étranger. On sort de chez soi pour mieux observer “l’événement” Stevenson, deux enfants le suivent même de près. Cette observation n’a rien de grossier ni d’effronté, elle rappelle plutôt le regard des bovins ou des enfants. Excuse me! Bob, tu as bien écrit ça ? Attends, je relis. “On le scrute d’un regard amusé et curieux, comme celui des bovins ou des enfants (it was but a pleased and wondering scrutiny, like that of oxen or the human infant)”. Je finis par me demander si ce n’est pas un compliment, sous la plume de l’Écossais, que de ressembler à une vache. Au regard doux de la biche ou perçant de l’aigle ou tendre du bouledogue, RLS préfère peut-être le regard riant et séduisant de la vache… Toujours est-il que son empathie bovine passe et que ces yeux étonnés le lassent ; il continue sa route. Il décrit ensuite un sentiment étrange et que je connais moi aussi. Je vous raconte. Il se trouve à dessiner dans un endroit charmant et apprécie le moment, mais c’est pour se demander si c’est le lieu qui est le motif unique de cet agréable sentiment ou s’il n’y a pas une autre cause. Il évoque alors “la possibilité que lui aient traversé l’esprit des pensées dont il n’a pas conscience, mais qui lui font du bien (perhaps some thought of my own had come and gone unnoticed, and yet done me good)”. Comme si un dieu avait ouvert la porte de la maison, jeté un regard bienveillant et été reparti sans même qu’on le voie. Je comprends. J’ajouterai même qu’il vaut mieux ne pas trop chercher la cause de ce contentement car en remontant à la conscience elle peut altérer l’état. Suit un passage court et dense, mais intéressant sur la conversion d’une religion à l’autre. Certains y voient une désertion. Pour Stevenson, c’est un geste courageux et douloureux, mais qui n’en vaut pas la chandelle. Lui-même n'échangerait pas ses vieilles croyances, car cela revient seulement à changer des mots contre d’autres mots “pour un progrès de l’esprit douteux (for a doubtful process of the mind)”.

« Enfin, je reçois de vos nouvelles ! Vera, Diego, Dad, Mam. Plus que deux jours de mer. J’adore ce voyage même si je n’ai pas vu grand-chose du paysage. Ni vu ni entendu ni senti. À bord, l’océan est partout et la mer nulle part. Rien à voir avec la barque de Diego, j’ai hâte de retourner faire un tour avec lui. Dites-lui que Nubecito va bien, Moby le surveille. Remarque, si je la voyais, la mer, je ne sais pas si je saurais la décrire. En plus, je crois que je préfère les gens aux vagues. On va revoir ma troisième étape et après-demain, Moby et le Chef ont prévu un repas d’adieu spécial. Mam, je suis content que ma “poésie” te plaise, je t’envoie ma dernière bradsodie.

Eh Brad, my comrade, on approche de la rade.

Tu cherches quoi, Sir Galaad, la amistad?

O quizás Nov, you look for love…

Eh Brad, don’t be sad, tu vas à Novi Sad.

Tu cherches quoi, Señor Sinbad, la libertad?

O quizás Nov, you look for love…

Eh Brad, don’t be mad, note tes mots de nomade.

Tu cherches quoi, Lord Jim Conrad, la veridad?

O quizás Nov, you look for love…

Eh Nov, il faut que tu innoves dans la mangrove

Is he in love, Nov? He is so glad, Brad

Shéhérazade s’est perdue dans la ZAD

Eh Nov, il faut que tu innoves dans la mangrove

Is he in love, Nov? He is so glad, Brad

Et Muhammad n’habite pas à Belgrade

Eh Nov, il faut que tu innoves dans la mangrove

Is he in love, Nov? He is so glad, Brad

Et sa ciudad, c’est la humanidad

“And it’s not so bad, it’s not so bad.”

Dad, tu me dis que rentrer en Russie par la Lettonie est impossible, qu’aller à l’Est devient très difficile puisqu’il faut éviter la Russie, la Syrie, l’Iran, L’Afghanistan, l’Inde, le Pakistan, la mer Rouge, le Yemen… Je réfléchis avec Moby et Olga. Ludmilla, merci pour tes jolis mots, j’ai tellement de choses à te raconter et merci de m’avoir un peu forcé à faire ce voyage. Je vous aime. Brad du Pacifique/Nov de l’Atlantique »

– Ah Nov, je te cherchais, j’ai besoin de toi pour préparer le repas de fin de traversée. On est en train de finaliser le menu avec Glenn, tu as des idées… à part les galettes au Nutella, bien sûr ? Voilà où nous en sommes, il faut garder deux entrées, deux plats, une viande, un poisson, et deux desserts. Après, on interrogera les marins et les passagers pour préparer le nombre exact de plats. Allez, je te laisse faire, ne traîne pas. Moi, il faut que j’écrive les menus et c’est un peu long. Voilà les propositions. En entrée : avocat du Michoacán et ses camarones au leche de tigre (façon Olvera) ; foie gras poêlé aux cèpes aillés (façon Lebascle) ; crabe girafe au rougail de mangues José (façon Rangama). En plat : quenelles de brochet à la Lyonnaise (façon Bocuse) ; Saint-Jacques rôties à la truffe blanche (façon Gauthier) ; filet d’agneau en croûte d’herbes, romarin et coriandre (façon Geisser). Accompagnements (mélange possible) : trio de purée (navets, carottes, petits pois) ; gratin de pommes de terre suisse ; crème de panais ; mesclun. En dessert : figues pochées à la sangria (façon Darroze) ; cheese-cake limoncello (façon Michalak) ; crème au caramel au beurre salé et à la vanille de Bourbon (façon Glenn).

– Incroyable, j’en ai déjà l’eau à la bouche. C’est un trois étoiles, ce cargo ! C’est comme ça à chaque escale ?

– Non. C’est aussi parce que c’est la dernière traversée du commandant. Et puis, il a parié avec Glenn que si on arrivait à le surprendre, il l’inviterait à Menton, chez le chef argentin Colagreco. Je ne sais pas comment ils vérifieront, mais je pense que c’est déjà gagné. Glenn a lancé une petite cagnotte plutôt que de faire un cadeau de départ débile, genre une maquette ou un conteneur de jardin, parce qu’on a un peu dépassé le budget. Tout le monde est ravi.

– Bon, je garde l’avocat pour le Mexique, le foie gras pour le foie gras, les quenelles parce que ça vient de chez mon père, l’agneau pour les herbes, le cheese-cake mon dessert préféré et la crème au caramel parce que c’est celle du Chef. Mais vous avez tous les produits ?

– Presque. Le frais et deux invités arriveront avec la pilotine. Le repas se fera à quai. Allez, au travail.

Moby s’installa sur le plan de travail de la cuisine et ouvrit un vieux cartable. Il sortit de belles feuilles de papier épais, un stylo à encre, une règle, un buvard et commença à écrire.

Brad n’en revenait pas. Moby écrivait, non dessinait avec une incroyable maîtrise des lettres, non des volutes d’encre. C’était magnifique.

Qué bonito!  Tu es un artiste Moby ! Je pourrai en garder un ? Mais tu inventes des lettres ! Le Q majuscule en forme de 2, ça existe vraiment ? Tu as appris ça où ?

– Alors, assieds-toi que je te raconte. J’ai appris à écrire et à lire à 25 ans, avant, avec les Russes, je ne pouvais déchiffrer que quelques mots en cyrillique et avant encore, je ne savais ni lire ni écrire. Donc, quand je suis rentré chez les Saadé, j’étais presque analphabète, mais personne ne le savait parce que personne ne m’avait demandé. Faut dire aussi que je parlais cinq langues et que je connaissais aussi bien la géographie que les commandants. Régulièrement, comme tout le monde, je recevais des propositions de formation, mais rien ne m’intéressait jamais. C’était des trucs comme résolution de conflits ou team building ou circulation de l’information ou optimisation de l’espace et du temps, enfin tu imagines, vraiment rien pour moi. Un jour, j’ai été convoqué à Marseille par la DRH qui m’a demandé, un peu sèchement, pourquoi je refusais toutes les formations. Elle m’a dit, et elle ne rigolait pas, que ce n’était pas obligatoire, mais qu’on aimait bien ici, que le personnel se forme. Ensuite, elle m’a tendu un catalogue et m’a demandé de regarder à nouveau. J’ai fait semblant de lire et je lui ai dit que je ne voyais rien qui m’intéressait, en un sens c’était vrai. Alors, elle s’est un peu énervée et a dit, non, ce n’est pas possible. À ce moment, encore une fois, un ange a croisé ma route. Un monsieur un peu âgé, son patron peut-être, est entré dans le bureau et a demandé s’il y avait un problème. Elle a expliqué. Le monsieur m’a regardé et m’a demandé de le suivre. J’ai tout de suite compris que c’était une bonne personne. Il m’a demandé de lui raconter un peu mon histoire. Il m’a écouté longuement sans rien dire, puis il m’a demandé – je te promets que c’est vrai, ça va te scier comme ça m’a scié – si ça me plairait d’apprendre à lire. Ensuite tout est allé très vite. J’ai dit oui, bien sûr. Il a donné un coup de téléphone et m’a fait revenir dans l’après-midi. Alors j’ai rencontré une femme, d’un certain âge, comme lui, très élégante, comme lui et souriante, comme lui. Elle m’a dit que pour l'écriture, ça serait facile et elle m’a donné des cahiers d’écriture. Tu sais, il y a des points pour te guider et reproduire toutes les lettres. Pour la lecture, ça serait peut-être plus long, on travaillerait avec Skype, tu n’as peut-être pas connu ça. J’avais des livres pour enfants et une fois par semaine, on s’appelait. Alors contrairement à ses prévisions, pour la lecture, c’est allé très vite parce que je connaissais déjà beaucoup de mots sans le savoir. J’avais eu une approche “globale” selon elle, “excellente méthode, malgré ce qu’on en dit” – je n’ai pas compris. Pour l’écriture, j’ai tellement aimé que je n’ai plus jamais arrêté de faire des lignes et jusqu’à aujourd’hui, j'essaye de nouvelles lettres.

Amazing, dit Sam qui venait d’arriver ! Tu sais Moby, pour gagner du temps, je pourrais scanner chacune de tes lettres et te faire comme une nouvelle police, tu taperais sur l’ordi et c’est ton écriture manuscrite qui sortirait à l’impression. Avec une bonne laser, tu pourrais monter à cinquante pages par minute.

Formidable, dit Moby en français ! Comme ça, avec le temps gagné, je pourrai écrire d’autres lignes sur mes cahiers et d’autres menus sur mon papier vélin !

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