Lundi, troisième matin
Comme prévu, petit commentaire sur le premier chapitre du Travel. Cinq pages pour dire qu’après un mois, il n’est toujours pas parti, qu’il a choisi un sac de couchage plutôt qu’une tente et un âne plutôt qu’un cheval. Le sac parce qu’on passe inaperçu et qu’on n’est pas dérangé par les curieux du coin et l’âne parce qu’un cheval, c’est comme une jolie femme, « flighty, timid, delicate in eating, of tender health » (avec l’aide de ma traduction : volage, timide, difficile pour sa nourriture et de santé fragile) ». Donc le gars, il est lent, misanthrope et misogyne. Ça fait rêver ! Quant à son casse-croûte, miam, « une jambe de mouton froid, un Beaujolais, une bouteille pour le lait, un batteur à œufs et beaucoup de pain, noir et blanc » plus « des saucisses de Bologne en conserve »… à table ! Ah ! dernière chose. Page 4, il parle de son knapsack . Traduction : havresac, sac à dos. Alors j’en profite pour signaler à Mam et Ludmilla, qu’en 2025, il ne reste que deux personnes au monde qui disent encore havresac… Sinon, sur le bateau, je ne vois rien. Mes yeux ne sont pas faits pour la mer. Je suis monté à la passerelle, toujours rien. J’ai essayé avec les jumelles, et là tu ne vois toujours rien, mais de plus près. En fait, je préfère traîner au mess ou au salon.
D’ailleurs, Brad avait rendez-vous avec Moby au salon.
– Je vais te faire visiter, normalement, je n’ai pas le droit, mais je vais le faire pour toi. Tu vas être déçu parce qu’un bateau comme ça, ça paraît énorme, en fait, si tu enlèves les endroits où tu ne peux pas aller, ça redevient tout petit.
Pendant la visite, Moby parla un peu de lui.
– Ici, mon titre, c’est superviseur alimentation. Ça a été inventé pour moi. Ça fait vingt-sept ans que je travaille pour les Saadé et trente-huit ans que je suis marin.
– Dis donc Moby, tu n’exagères pas un peu, je te donne grand max 40 ans.
– Ah ah, j’ai cinquante ans en vrai et cinquante-quatre sur mon passeport. Tu sais bien que Dieu ne nous a pas gâtés par rapport à vous dans la distribution des richesses, alors pour se rattraper, il vous a donné à vous seulement le gène des cheveux blancs et des dents qui tombent. Deuxième secret anti-âge, je suis un faux marin. Je ne mets jamais le nez dehors, mon bureau, mon royaume, c’est le mess, la cuisine, les chambres froides, les garde-mangers.
– Et pourquoi tu as deux âges ?
– Bon, assieds-toi, c’est une longue histoire. Je suis né dans le bidonville La Parola dans le quartier Tondo à Manille. Je pense que tu ne peux pas imaginer ce que c’était. Vous les Français, les Irlandais ou les Serbes, vous connaissez la pauvreté, la violence, le malheur, peut-être, mais nous n’avez pas idée de ce qu’est la misère. Je ne vous en veux pas, vous n’êtes pas responsables. C’est comme ça, l’attribution du lieu de naissance est la chose la plus injuste au monde, Paris, Dublin, Belgrade, Manille... c'est le loto. Donc, comme beaucoup d’autres à La Parola, j’étais orphelin, disons que j’avais une famille d’adoption où je pouvais aller de temps en temps. S’il leur restait un peu à manger, ils me donnaient, s’il pleuvait fort, ils se serraient. En échange, je leur donnais ce que je gagnais à la boutique de Lope où j’aidais à décharger les livraisons, cinquante ou cent pesos. Je défendais aussi les petits parce que j’étais sacrément costaud. Donc j’ai tiré une très mauvaise carte à la naissance, ensuite, j’ai tiré deux bonnes cartes qui expliquent pourquoi je suis là aujourd’hui. En 1987, j’avais douze ans, mais j’en faisais quinze. Le président-dictateur Ferdinand Marcos, criminel corrompu, est forcé à l’exil. Il part sur une île d’Hawaï que tu ne connais sans doute pas, O’ahu…
– Bien sûr que je connais, c’est de là que vient Nubecito ! Mais pourquoi tu parles toujours de Serbie ?
– Ah ? Tu me raconteras qui est Nubecito. Marcos est mort là-bas, mais depuis, il a été rapatrié et son fils Bongbong vient d’être élu président. Nous, les Philippins, on est fous ou masos ou les deux ! Alors on est en 1987, je me promène avec une bande de copains dans le port. Et là, ma vie bascule. Tu comprends que je n’avais rien. La misère, je t’ai dit. Pas de parents, je n’étais jamais allé à l’école, pas d’argent, pas de maison, rien, aucun bien, même pas de chaussures. Pas de passé, pas d’avenir. J’avais juste ma jeunesse, mes copains et mon présent. Et là, on tombe sur un capitaine russe en train d’insulter et frapper un de ses marins, c’était du sérieux, on ne comprenait pas, mais il lui a fait un signe qu’on a bien compris et qui voulait dire “si tu ne fais pas ce que je te dis, tu es mort !” Ensuite, le capitaine est remonté à bord et voilà le marin qui me voit et commence à me parler dans un mélange d’anglais et d’espagnol. – Tu, old ? quince ? – No, seize, j’ai répondu avec mes doigts et mon assurance de gamin de douze ans. – Tu ? shoes ? demanda-t-il en montrant mes pieds nus. – Yes, four shoes, toujours avec les doigts. – Tu ? cook ? – Bien sûr, je travaille souvent pour Lope et il est content de moi, il me donne toujours une pièce, je peux porter deux ballots à la fois et même… – OK, OK, OK. No understand. Tu, ask tu papa, OK ? After come, one hour. After, the boat go Nagoya Japan… Da ? – Yes. Si. Da… Là j’aurais pu lui dire oui dans toutes les langues, lui sauter au cou, j’ai juste fait un salut militaire et dit "one hour capitaine". Tu imagines la suite, Brad. On s’est organisés avec mes copains pour me trouver une paire de chaussures, un short et deux T-shirts. Voler, c’est mal, mais là il y avait urgence. J’ai fait la promesse de rembourser tout le monde. Inutile de te dire que je n’avais aucun papier d’identité. Aujourd’hui, je pense que ce ne serait plus possible, mais à l’époque ni les Russes ni les Philippins ne s’intéressaient beaucoup aux lois. Donc de douze à vingt-et-un ans, j’ai navigué avec des équipages russes. Souvent les commandants ne le savaient même pas. Je faisais tout à la cuisine et comme je ne buvais pas et je ne râlais pas, j’étais très apprécié et je retrouvais toujours un nouveau bateau. J’étais mal payé et exploité, mais comme j’étais nourri et logé, j’ai pu beaucoup économiser et à vingt-et-un ans, ou vingt-cinq en années russes, j’ai pris une première retraite. On était en 1996. Je suis retourné à La Parola. J’ai cherché ma famille adoptive, ils avaient disparu, personne n’avait de nouvelles. J’ai retrouvé Lope qui avait toujours une toute petite boutique, j’ai retrouvé sa nièce aussi Esmeralda qui n’avait que dix ans à l’époque et qui était devenue une magnifique jeune fille et je crois que je ne la laissais pas indifférente. Alors, j’ai décidé que ce serait ma nouvelle famille, qu’Esmeralda serait ma femme et Lope, mon quasi beau-père. Je suis resté deux ans. Le temps de faire mes papiers, me marier, faire un enfant, agrandir la maison de Lope et développer son commerce. Malheureusement, toutes mes économies y sont passées. J’ai alors tiré ma deuxième bonne carte. Je pense que si tu écris tout ça dans un livre, les gens diront, c’est une belle histoire, mais tout est inventé. Et pourtant… Bon désolé, je dois reprendre mon service, je te raconterai la suite demain. Et je n’ai pas oublié que tu dois me parler de Nubecito, c’est joli comme nom, petit nuage, j’aime beaucoup.