Mercredi, matin suivant
“I have a goad”. RLS découvre l’efficacité de l’aiguillon sur Modestine. Mais d’abord il découvre les joies de la vie en auberge. “The stable and kitchen in a suite”, ça j’ai compris sans la traduction parce que, quand je voyageais avec mes parents, on prenait toujours "a suite", nous aussi. Comme ça ils étaient tranquilles dans leur chambre et moi, dans la mienne. En l’occurrence, c’est Modestine et lui qui partagent la suite, c’est presque pareil. Après, il est vraiment difficile l’Écossais : pas assez de nourriture, vin dégoûtant et alcool, “abominable” (je ne traduis pas). On cuisine, dort, mange et se lave (pour celui qui aurait cette idée farfelue, précise-t-il) dans la même pièce, on peut même y croiser une grosse truie (je n’invente rien). Il y a juste une chambre supplémentaire où s’entassent tous les voyageurs. Encore une chose qui m’agace chez lui, sa condescendance vis-à-vis des paysans : “these peasantry are rude and forbidding (grossiers et hostiles) on the highway, they show a tincture of kind breeding when you share their hearth” que je traduirai approximativement par “très cons au premier abord, ils sont en fait bien braves quand on les connaît un peu”. Après ce séjour en Ploucland, il repart. “The road was dead solitary all the way”. Heureusement, pour casser la mortelle monotonie du road trip, un événement menaçant vient tout bousculer : ils se font charger par un joli poulain à cloche qui change d’avis et de direction au dernier moment. Mon Dieu, quelle angoisse ! On a évité une fin anticipée et un livre trop court… Finalement, il trouve encore le moyen de faire le malin en se plaignant de l’absence de loups (un comble au pays du Gévaudan) et de bandits dans cette Europe devenue trop confortable où l’aventure n’est plus possible. Quel kéké !
Aujourd’hui, c’est l’anniversaire du Chef mécanicien, une Cheffe en fait, Laurence. Moby est très pris par l’organisation d’une petite fête surprise. J’en profite pour visiter le salon et la “bibliothèque”. Il y a une dizaine de livres. Je tombe sur Bonjour Tristesse de Françoise Sagan. Normal ! Je lis la première page, « Cet été-là j’avais dix-sept ans et j’étais parfaitement heureuse. Les “autres” étaient mon père et Elsa, sa maîtresse. Il me faut tout de suite expliquer cette situation qui peut paraître fausse. Mon père avait quarante ans, il était veuf depuis quinze ; c’était un homme jeune, plein de vitalité, de possibilités, et, à ma sortie de pension, deux ans plus tôt, je n’avais pas pu ne pas comprendre qu’il vécût avec une femme. J’avais moins vite admis qu’il en changeât tous les six mois ! Mais bientôt sa séduction, cette vie nouvelle et facile, mes dispositions m’y amenèrent. » Mouais, pas mal. J’irai voir le film avec Lily McInerny.
– Hey, salut Brad, tu admires notre bibliothèque. Tu peux prendre ce que tu veux, tu peux aussi faire un don. Tu connais celui-là, j’imagine, Moby-Dick de Melville, le capitaine Achab, la baleine blanche…
– Hein ! Mais alors, c’est de là que vient ton nom ? Je croyais… Oui, je pense que je connais, c’est l’histoire d’un type qui est avalé par une baleine, non ?
– Non, ça c’est Jonas, c’est dans la Bible.
– Zut, je confonds tout ! Melville, Sepúlveda, la Bible, Paul Watson… Mais qu’est-ce qu’ils ont tous aussi avec les baleines. Je croyais que ton prénom venait de Moby, le chanteur américain. En tous les cas, j’adore, c’est bien choisi. Moi aussi j’ai un autre prénom, Nov. C’est mon amie Vera, enfin, Ludmilla, qui me l’a donné et avant encore, je m’appelais Aurélien-Louis.
– J’aime bien Nov. Ça me fait penser à Casanova, supernova et novel en anglais, novio, novedad en espagnol, et Novossibirsk en Russie, tu connais ?, c’est sur la route du Transsibérien, et Novi Sad, c’est de là que vient Olga. C’est vraiment international, comme prénom. En plus, mes trois filles sont nées en novembre, c’est mon mois préféré. Avec ma femme, on aime bien février aussi…
– Ah ah, la routine des marins. Olga ? Tu parles de la passagère brésilienne ?
– Non, pas brésilienne, serbe. Novi Sad, c’est en Serbie. Olga est Serbe, elle était à Rio dernièrement, mais c’était pour son job. Elle travaille pour Architects without Borders et s’occupe des bidonvilles, elle est “slumologue”, comme elle dit. Ce n’est pas vraiment une passagère, c’est une vieille amie, je l’ai connue aux Philippines il y a très longtemps et on est restés en contact. Elle est géniale, tu verras, je te la présenterai, mais là, ce n’est pas possible. Il lui faut encore un peu de repos, je t’expliquerai. Elle est en convalescence. Dépression. Raconte-moi plutôt qui est Nubecito ? À moins que ce soit l'un de tes nombreux prénoms.
– Ah ah, tu te moques. C’est vrai que c’est un peu compliqué. Aurélien-Louis, ce sont mes parents qui ont choisi, ça vient de je ne sais plus quel livre. Brad, c’est moi qui ai choisi, mais je n’étais pas très inspiré, c’était surtout une façon crétine de m’opposer à mes parents, à l’époque je pensais qu’ils voulaient que je devienne un héros de livre ! Nov, c’est Ludmilla qui a choisi, juste au moment de l’embarquement. Je ne sais pas où elle a trouvé ça. Et Nubecito, c’est quelqu’un d’autre. Enfin, quelqu’un ou quelque chose… En fait, c’est un nuage hawaïen qui s’est perdu. En jouant avec la vague Ola, ils ont fini par atterrir au Mexique. Là, avant de mourir, Ola a fait promettre au pêcheur Diego de raccompagner Nubecito chez lui. Diego a demandé à sa fille Ludmilla d’organiser ça et Ludmilla m’a chargé d’exécuter la mission.
– Euh… Oui. Bien sûr. Logique. Et tu passes par où ?
– Normalement, je dois retrouver mon père à Paris, il travaille à l’ambassade, et aller ensuite en Lettonie pour rejoindre Moscou et prendre le Transsibérien justement.
– Ben voyons ! N’importe quoi !
Brad fut surpris et un peu déçu par la réaction brutale de Moby. Et puis, il se dit que c’était finalement normal qu’il ne croie pas une histoire incroyable à laquelle, lui-même, ne croyait qu’à moitié.
– Vous rêvez tous les deux. Votre histoire ne tient pas la route. Impossible.
– Oui, je sais. Ludmilla dit parfois que Nubecito, c’est mon ombre.
– Ça, je ne sais pas ce que ça veut dire. Ce que je sais, c’est que tu ne rentreras jamais en Russie par la Lettonie. Et en plus avec un passeport français ! Mais vous ne suivez pas les actualités. Pour le Transsibérien, ça pourrait être possible, mais ça serait très très difficile.
Moby se tut. Il semblait contrarié et présentait un visage fermé, hostile presque, que Brad ne lui connaissait pas. Puis, il se remit à sourire.
– Écoute garçon. J’adore ton histoire, vraiment, et tu dois raccompagner Nubecito, mais là, il y a un chapitre qu’il faut réécrire. Tu comprends ce que je veux dire ? Et c’est Olga qui va nous aider, pas parce qu’elle écrit bien, mais parce qu’elle est serbe. Il va falloir oublier la Lettonie.
Puis, semblant réfléchir, il marmonna.
– Genève, Milan, Ljubljana, Zagreb, Belgrade, Sofia, Istanbul, Moscou… Bon, on a encore le temps de peaufiner. J’adore ton histoire, je te jure. On va attendre qu’Olga aille mieux et on va te faire entrer en Russie. On réserve cette partie, comme dit le chef, on en reparlera, je te le promets. Vraiment, ton histoire, je l’adore. Tiens, si on allait faire un tour sur la passerelle pour voir comment se porte Nubecito ?