Mardi, quatrième matin
C’est donc la première étape de Robert Louis. Et déjà des aventures extraordinaires, trépidantes, passionnantes... Je plaisante. Le Robert, il raconte pendant trois pages ses soucis de paquetage qui ne tient pas sur le dos de son ânesse Modestine qui par ailleurs ne veut pas avancer. Le titre du chapitre : “The Green donkey-driver”, que je traduirais bien par “l’ânier est un bleu” pour rester dans le champ de la couleur et en apporter un peu au décor décrit comme “the naked, unhomely, stony country” ; je ne saurais pas traduire précisément, mais ça ne donne pas envie. Heureusement, un paysan lui apprend le mot secret qui fait avancer les bêtes rétives : Proot ! qui devient le verbe to proot. Bury traduit par vrouit et vrouiter ; Bocquet traduisait par prout et prouter. Pour avoir le bruit sans l’odeur, j’aurais traduit par Hue ! D’autres propositions ? Finalement, notre ânier bleu se perd et décide, la queue entre les jambes, de passer sa première nuit à l’auberge plutôt que de dormir au bord du lac. Respect !
« Deuxième mail. Chers tous. Une production perso pour commencer.
– Woa woa Steven-Jack, tu t’es pris pour Rastignac / On n’est pas chez Balzac et y’a plus de Cadillac / Alors si tu veux un beau six-pack, arrête de vivre en playback / Prends ton havresac et Proot ! fait trotter ton yack.
– Hein ? What’s the fack, c’est quoi cette arnaque ? / J’m’appelle pas Kerouac Tabarnak ! / La life est un cul-de-sac et j’ai plus la niaque / J’suis pas un cosaque, je rêve de Big Mac / Dans un hamac au bord du lac.
– Allez, fais pas ton Jacques Chirac, t’es vraiment trop réac / Enfile ta casaque et Proot ! again, on the track / Clic-clac, Je t’envoie plein de smacks.
(J’ajoute une note de bas de page pour Mam qui se demandera sûrement si j’ai lu On the road de Kerouac. Presque, j’ai vu le film avec Kristen Stewart, ça compte, non ?)
Comme vous le devinez, tout se passe bien, mais tout se passe dans le bateau, dehors, et à l’est, rien de nouveau, de l’eau, de l’eau, de l’eau. Et même si des dauphins venaient jouer avec l’étrave, on ne pourrait pas les voir. Ah si, quand même, grosse émotion hier, on a croisé un autre porte-conteneur…
Je n’ai toujours pas reçu de vos nouvelles, j’espère que vous avez reçu mon premier mail. Bisou. Nov. »
Après avoir profité de son créneau internet, Brad partit rejoindre Moby qui devait mettre à jour l’inventaire du frais et prévoir les menus de la semaine avec le cuisinier.
– Tu me donnes un coup de main ? Tiens, prends la liste et coche ce que je te dis. Après le déjeuner, je terminerai mon histoire. Tu connais les pancit palabok ? Non ? C’est une spécialité de chez nous. Des nouilles chinoises avec des lardons et des crevettes, ail et sauce soja, le chef peut remplacer le porc par du poulet, mais il faut demander avant. Tu verras, c’est un régal. Le chef adore la cuisine orientale, normal, c’est un Breton ! Bon, si tu veux, un jour, il pourra aussi faire une soirée galettes. Les Saadé, ils ont compris un truc que les Russes n’avaient pas compris : à bord, la vie est souvent ennuyeuse alors il ne faut pas lésiner sur le manger. Je peux te dire qu’ils n’embaucheraient pas un gamin des rues pour faire la cuisine comme les Russes l’ont fait. Bon, ça a peut-être changé depuis.
Après le déjeuner, Brad retrouva Moby. Il écoutait gentiment Sam qui lui proposait d’installer une appli de gestion de ses stocks, de production aléatoire de menus à partir des goûts des passagers et en tenant compte de données diététiques. Moby ne semblait pas encore prêt à déléguer son travail à une appli.
– Allez, Brad, viens, je te montre la salle de sport. C’est juste si tu veux faire des exercices, moi, je marche, je porte et je monte des escaliers sans arrêt, c’est suffisant, sans parler de ce que vous appelez en français, « la charge mentale ». Ah ah, impossible à traduire en russe, ça. Donc je retourne à mon histoire. On est en juin 1998, j’ai 27 ans (âge du passeport), on venait juste de changer de président, et comme d’habitude tout le monde s’accusait de fraude et c’était tendu. On doit avoir le record mondial de TCE, les tentatives de coup d’État. À la maison, je sentais qu’on recommençait à glisser lentement dans la pauvreté, et ça c’était hors de question pour ma femme et mon fils, Jethro qui avait un an. J’envisageais d’embarquer à nouveau avec les Russes. Je parlais russe, je connaissais beaucoup de marins, je cuisinais correctement… Bref, je pensais pouvoir trouver une place facilement. Un soir vers 18 heures, je me suis rendu au bar du port, là où je savais pouvoir trouver des marins russes, j’avais vu un bateau à quai. Malheureusement, malgré l’heure, ils étaient déjà complètement bourrés. J’ai essayé de parler, c’était impossible. À un moment, l’un deux, un colosse blond, a commencé à draguer une jeune femme qui était là avec un homme, deux étrangers. Ses copains ont essayé de le dissuader. Mais il continuait de plus en plus lourdement. Deux gars ont tenté de le retenir, mais il les a envoyés valser au fond du bar. Un troisième lui a ordonné d’arrêter, il s’est pris une bouteille sur la tête. Et le colosse commençait à toucher les cheveux de la femme. Le jeune homme à côté était pétrifié. Ça pouvait dégénérer d’une seconde à l’autre. Je les ai pratiqués les Russes, sobres, ce sont des bosseurs infatigables, bourrés, ça devient des bêtes incontrôlables. Ils adorent se battre, et en fait, ils cherchent toujours des raisons de se battre. Alors j’ai tenté un truc. Je me suis approché et j’ai dit suffisamment fort pour que les autres entendent : attention il y a les militaires du nouveau président Joseph Estrada qui patrouillent dans le port. Il faut partir, maintenant, avant qu’on se retrouve au fond du port le corps troués de balles de kalach. Un truc énorme, donc. Eh bien ça a marché. Bizarrement, les Russes ne craignent pas la police, mais ont très peur des militaires. Et comme un enfant docile, il m’a suivi et est retourné au bateau avec ses copains. J’ai pensé que j’avais gagné un point et que je serai sûrement embauché le lendemain. Oui mais le lendemain, quand je suis revenu, le bateau avait déjà appareillé. Et là, en colère contre moi-même, je m’apprêtais à rentrer quand je croise le jeune homme de la veille. Il me remercie en anglais, il était Français, mais à l’époque, je ne parlais pas un mot de ta langue. On échange quelques mots en anglais, je lui dis que je suis cuisinier et que je cherche du travail. Voilà ma deuxième carte de chance. Il donne un coup de téléphone et me dit d’aller dans un bureau. Pour le contexte, CMA venait d’acheter CGM, et aller devenir CMA CGM, ils étaient en train de se restructurer et de grossir encore. J’ai donc passé mon premier entretien d’embauche. Avec des chaussures et un passeport en règle, cette fois ! Et je suis rentré dans la boite. J’ai même rencontré plusieurs fois le père Saadé, Jacques, qui n’avait pas peur de parler avec ses employés. Bon je n’ai pas tout suivi de près, mais il a aussi été mis en examen pour le rachat de CGM. Les autres, ils en parlaient beaucoup, moi je ne disais rien, je ne suis pas très courageux et tellement habitué aux affaires de corruption. Vous les Français, vous adorez parler politique et râler, avec les Russes, c’était le contraire, ils ne parlaient jamais de politique. Il y a sept ou huit ans, le fils, Rodolphe Saadé a pris la barre de l’entreprise. Je ne l’ai jamais rencontré, c’est vrai aussi qu’ils ont tellement d’employés maintenant. Et tellement d’argent. Ça c’est une question dont je n’ai pas la réponse, comment se fait-il que certains sont si riches et d’autres si pauvres ? En tous les cas, moi, je suis toujours là et je ne m’en plains pas. Avec les Français, tu fais très bien ton travail ou tu le fais correctement, tu es payé de la même façon. Avec les Russes, tu fais mal ton travail, on te frappe ou on te vire, tu le fais bien, on te donne un supplément mais pas de salaire fixe. Dans la cuisine, tout m’intéressait, l’hygiène, les courses, le matériel, le service, le stockage… et petit à petit j’ai eu de nouvelles responsabilités, jusqu’à devenir, superviseur alimentation. Je naviguais neuf mois et je rentrais trois mois. Un enfant par an. En 1997, Jethro, en 98, Irma, en 99 Lani et en 2000, Tala. C’est madame qui demandait, tu comprends. En 2017, Jethro est mort, il a été assassiné par la police du président Duterte, tu as entendu parler de sa fameuse guerre contre la drogue, non ?