Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
  • Contact

Et Moi

  • AR.NO.SI
  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

23 mars 2025 7 23 /03 /mars /2025 03:18

[Deuxième partie du feuilleton Le Voyage de Nubecito. Après s’être perdu sur les côtes mexicaines, le jeune cumulus hawaïen a été pris en charge par Ludmilla, la fille du pêcheur Diego, et Brad du 9-2, son ami. Ils ont pour mission de ramener le nuage chez lui ; pour cela ils vont faire un tour du monde. La première étape les a fait traverser le Mexique en compagnie de Sepúlveda, Frida Kahlo et quelques autres. À Altamira, Brad continue seul en direction du Havre, accompagné de Stevenson]

 

Du coup, cette fois, ça y est. Il est vingt heures. Je suis seul. Je voyage. Bon, ça va être une expérience. Mais quand même, je me demande ce que je vais bien pouvoir faire. Bon, soyons patient, l’inattendu ne prévient pas, dit Mam, ou quelque chose comme ça. Voilà. Et maintenant, qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter ?

Brad avait embarqué vers 18h, après l’échange des prénoms. Il s’était installé dans sa cabine, puis avait rejoint le capitaine sur la passerelle de commandement. Il y avait aussi le second, l’officier mécanicien et d’autres passagers, mais personne ne parlait. Ensuite, il était allé dîner au mess des officiers, mais il n’y avait pas d’officiers, sans doute tous retenus sur la passerelle. Ils étaient cinq passagers. Il y avait un couple d’Allemands assez âgés, un trentenaire irlandais qui voyageait après une rupture amoureuse, pour oublier ou pleurer ou les deux et une Brésilienne d’une quarantaine d’années qui ne ressemblait pas à une Brésilienne. Les Allemands ne parlaient pas anglais et encore moins français ; l’Irlandais parlait l’anglais avec un accent à couper au couteau, et le coréen parce qu’il avait passé trois ans à Séoul où il avait rencontré sa future ex ; la Brésilienne devait parler portugais mais restait silencieuse.

Moi qui ai l’habitude de vivre avec des polyglottes, ça va me changer. En fait, si je suis honnête, mon problème, ce n’est pas les langues, c’est plutôt que quand je dois parler de moi, je n’ai rien à dire. Mam, elle a une bibliothèque dans la tête, Ludmilla, il lui est arrivé tellement de trucs incroyables, Dad, il a quand même un métier passionnant et Diego, même sans parler, il rend les gens heureux, genre un film muet feel good. Moi, je n’ai jamais eu de travail, mes études m’ennuient, je n’ai pas d’amoureuse, ni d’ex, mes parents n’ont pas divorcé pour se remarier, je n’ai pas de passion, pas vraiment de rêve. Et puis, je ne peux décemment pas raconter que je raccompagne un cumulus chez lui, à Hawaï. Ou peut-être que si, je devrais raconter ça et voir les réactions. Il y aurait sans doute ceux qui me prendraient pour un comique, ceux qui me prendraient pour un cinglé et une troisième catégorie, certainement très peu de personnes, qui voudraient comprendre.

Le repas fut expédié : présentations sommaires et échanges laborieux, et pas seulement à cause des langues. Le seul plutôt aimable était Moby, le marin qui faisait le service. Il était Philippin et en plus de sa langue maternelle, il parlait bien l’anglais et l’espagnol et se débrouillait pas mal en français. Un serveur sympathique et polyglotte. Espérons que Rodolphe Saadé le paye bien.

Moby, j’aime bien. Il a dû changer son prénom lui aussi. J’aime bien Nov aussi, et Vera. Demain, je lui enverrai ça :

Vera si   tu verras   ça t’ira  /  Vera finée   Vera reté  /  Ma Ludi   ma Milla   lulila  /  Nova chica   señorita  /  Mandela   Nutella   Tequila  /  Misma chica   Vera milla  /  Frida K.   Shakira   Ornella  /  la piu bella   c’est encore toi

Moby. C’est drôle d’avoir pris le prénom du musicien américain. Peut-être qu’il est fan ou qu’il est végan comme lui. Ça va être intéressant d’en parler, moi aussi j’adore. Mes deux morceaux préférés, c’est Go, la musique de la série Twin Peaks et Natural Blues qu’on entend dans le film Juste la fin du monde. J’ai lu un truc assez dingue sur Moby. Il raconte que dans une soirée, il y avait Trump parmi les invités, c’était avant qu’il devienne président. Sa copine lui a lancé un défi, aller le toucher avec son pénis. C’était un jeu d’ado un peu débile, mais qui n’avait rien de sexuel ; Moby précise que son sexe était mou. Bon, il y est allé, il a touché le bas de la veste de Trump sans qu’il s’en aperçoive. Moby dit aussi, si je me souviens bien, qu’il avait un peu forcé sur la vodka et qu’il n’est pas sûr à 100% que ça se soit vraiment passé. En tous les cas, moi je suis sûr à 100% que je ne peux pas écrire ça dans mon journal. Ça ne ferait pas rire Ludmilla et ma mère encore moins.

Après ce premier dîner, Brad rejoignit sa cabine et s’endormit immédiatement. Le lendemain, il prit son petit-déjeuner seul. Il croisa rapidement Moby qui passait voir s’il ne manquait de rien. Il a demandé s’il pouvait avoir du Nutella. Moby a répondu, OK pour demain matin. Puis Brad retourna dans sa cabine. Il avait un bureau face à un hublot d’où il voyait… quoi ? la mer ? eh bien non, pourtant, elle devait être là, mais curieusement, il voyait une bande de nuages et le ciel. Ça doit plaire à Nubecito ce nouveau paysage. Tout à l’heure, j’irai voir la mer de la passerelle. Il s’installa au bureau et ouvrit son grand carnet. Après dix minutes de réflexion, il se dit que ce n’était pas si simple d’écrire sur commande.

J’ai vu sur une vidéo qu’on commençait toujours en s’adressant à son journal, genre « Cher journal ». Du coup, allons-y, « Cher jou… ». Non, ça ne va pas être possible, je ne peux pas parler à mon carnet. Je ne vais pas m’inventer encore un double, déjà que j’ai une ombre selon Ludmilla. « Brad, son ombre et son cher journal ». Ça commence à faire beaucoup de monde. On atteint un seuil critique, la schizophrénie guette. Hier, j’avais pensé à quelque chose d’intéressant à écrire. Évidemment, j’ai oublié. Heureusement, j’ai pris des notes sur le pont. Je vais m’en servir. Allez, je me lance. Je commence par la date, on verra ensuite.

Samedi, jour 1.

Zut, techniquement, on est le jour deux. Il ratura et écrivit jour 2. Et non, je ne peux pas commencer par le jour 2. Il ratura de nouveau pour écrire Premier matin.

C'est mon premier réveil sur le Françoise-Sagan. Quelques informations. La traversée va durer entre 15 et 20 jours. Longueur 304 mètres, largeur 40 mètres, tirant d’eau 12 mètres. 4900 milles nautiques, soit 9000 km. 6661 EVP ou équivalent 20 pieds (là, j’ai oublié de noter ce que ça veut dire). On navigue sous pavillon maltais (pas compris non plus). 18 membres d’équipage. Pour les conteneurs, c’est du dry en open top (ça doit être bien). – Quand Tesla aura racheté CGM et réduira les effectifs, la seule personne à être irremplaçable par l’IA, ce sera le cuisinier. Je cite ici le commandant. Je pense que c’était une blague, mais personne n’a ri ! Moi, conciliant, j’ai fait un petit sourire qui pouvait aussi passer pour une grimace si jamais ce n’était pas une blague.

Et voilà, déjà une demi-page, c’est bien pour mon premier jour, enfin mon premier matin. Mais quand même, c’est difficile d’écrire. Et je ne parle même pas de style ou d’idées intéressantes, juste écrire. Bon, allez, je vais faire un tour. Après, il faudra que je prépare le mail pour demain. Oui parce que la communication est rationnée. Ils attendent leur retour au Havre pour changer le routeur et tout le système Wi-Fi qui est en fin de vie, enfin c’est ce que Moby avait dit. Pendant la traversée, tous les deux jours, chaque passager aura droit à une heure de connexion Internet pour envoyer et recevoir un mail et une photo compressée. Et après, je commencerai la lecture du road trip de Stevenson. Ça va faire beaucoup, je ne sais pas si ça tiendra dans ma journée.

Partager cet article

Repost0

commentaires