Le séjour à Mexico avait enchanté tout le monde, mais les discussions tendres et passionnantes menées jusque tard dans la nuit les avaient épuisés aussi. Le réveil fut donc difficile et il fallut faire vite pour ne pas rater le bus.
– Es-tu vraiment sûr de vouloir partir, mon Bradovitch d’amour ? Tu peux encore renoncer, tu es si petit. Et Nubecito, es-tu certain qu’il soit toujours là ? S’il te plaît, ne coule pas mon fils unique préféré. Et ne te fais pas kidnapper par des pirates.
– Mam, merci, ça aide bien. Pour les pirates, apparemment, ils ne naviguent plus dans l’Atlantique. Allez, ma petite maman préférée, dans moins de trois semaines, je suis au Havre.
Swann et Nadja les déposèrent à la gare routière ; les séparations ne traînèrent pas. À 8h01, le bus démarrait.
Curieusement, le trajet fut assez silencieux. De ce silence doux et enveloppant qui unissait souvent les deux amis. Nubecito suivait, pensif, et silencieux lui aussi. Brad gribouillait sur son carnet. Ludmilla lisait.
Elle lisait Un amor fuera del tiempo qu’elle avait trouvé à la librairie el Péndulo près de l’Ambassade, une des trois plus belles librairies au monde selon Nadja, qui s’y connaissait. Carmen Yáñez y retrace sa vie avec Sepúlveda, son ex-mari et mari puisqu’ils avaient divorcé et s’étaient remariés vingt ans plus tard, comme Frida Kahlo et Diego Rivera. L’amour, la littérature, la dictature et la torture sous l’immonde Pinochet, l’exil, la Patagonie, l’amitié, l’engagement politique, la poésie. Et la mort. Sepúlveda est un des premiers à être mort du covid en Espagne. Certains ont vraiment des vies hors norme, pensait-elle. Régulièrement, elle levait les yeux pour lire les panneaux sur le bord de la route, Ecatepec de Morelos, Cautlacingo, Axapusco, Acelotla de Ocampo, elle les prononçait à voix basse, Santa Ana Hueytlanpan, Xicotepec de Juárez, Tlapehualita, elle aimait ces sonorités uniques qui mélangeaient de joyeux sons espagnols et une voix plus ancienne, plus douloureuse peut-être, San Pedro Petlacotla, Papatlarillo, Nuevo Xúchitl. Envoutée par cette mélopée qui semblait interminable, elle s’endormit, la tête sur l’épaule de son compagnon.
– Tu sais que Pap’ mourra en mer, dans sa barque, dit-elle à brûle-pourpoint.
– Quoi ! Tu as fait un cauchemar ?
– Non, pas du tout. Je pensais à Sepúlveda. Sa mort ne colle pas avec sa vie, je trouve. Diego mourra dans sa barque. Je ne t’ai jamais raconté ça ? Un jour, j’avais quinze ans, c’est un peu avant votre retour, il m’a dit qu’il devait me parler. Il avait un air grave que je ne lui connaissais pas. – Je sais que tu vas te mettre en colère, mais je sais aussi qu’après tu comprendras. C’est vrai, ça s’est passé comme ça, je ne sais pas si j’ai compris, mais j’ai accepté. – Un matin, je partirai à la pêche et je ne rentrerai pas, mais ce matin, je ne te le dirai pas. Sur le coup, j’ai trouvé ça d’une violence folle, j’ai éclaté en sanglots, je l’ai insulté, je l’ai traité de monstre et pire encore. C’était la première fois que je me disputais avec lui. Je suis partie et ne lui ai pas parlé pendant deux jours. Ensuite, il a dit encore – Ce matin, je prendrai la petite photo avec moi, alors tu sauras, mais ça arrivera dans très très longtemps. Je me suis effondrée dans ses bras et j’ai eu le câlin le plus tendre jamais reçu. Et puis, on n’en a jamais plus reparlé. Après, on est allés chez Loco le photographe pour un portrait de nous deux comme on faisait de temps en temps. Pap’ m’emmenait chez Loco tous les deux ou trois ans, « quand je changeais de vie », il disait, et on faisait un nouveau portrait. On se tenait bien rigides, bien figés avec un sourire bien forcé, et bien sûr en tenue du dimanche. Et chaque fois, la dernière photo remplaçait la précédente au mur du salon, à côté de la toute première, d’un petit format, prise alors que je devais avoir sept ou huit ans. Cette petite photo n’était jamais remplacée.
– C’est beau mais en même temps, c’est vraiment morbide. Et vous y pensez tout le temps ?
– Pour Pap', je ne sais pas, mais moi, non, je n’y pense presque jamais. Au début, je surveillais toujours la petite photo et j’essayais de deviner dans le regard de Pap’ quelque chose d’anormal et puis très vite, j’ai oublié. Ce qui est sûr, c’est qu’à chaque fois qu’on se retrouve, surtout depuis que je vis à Guadalajara, c’est une explosion d’amour. J’ai toujours essayé de comprendre. Chez nous la mort est très présente. « Gran boca vacía que nada sacia, grande bouche vide que rien ne rassasie », comme dit Octavio Paz quelque part. Il faut la nourrir, la mort, en parler, jouer avec ; on doit s’en moquer ou la fêter, mais toujours lui donner une place de choix dans la vie. Pour vous, les Français ou les Américains, la mort dérange, alors vous la cachez, vous n’en parlez pas, vous faites comme si elle n’existait pas.
– Et Diego dans tout ça ?
– Oui, lui, c’est encore autre chose. Je crois que ça a à voir avec la mer. Elle lui a tellement donné que peut-être il voudrait lui rendre quelque chose. Je ne sais pas. La mer, c’est tellement plus que de l’eau salée pour lui. Tu sais, s’il parle aux vagues, ce n’est pas parce qu’il est fou ou simple d’esprit. C’est qu’il sait quelque chose que les Indiens savaient aussi et que nous avons oublié, et moi la première, c’est le lien qu’on a avec la nature. Enfin, ça paraît tellement nigaud, dit comme ça. En tous les cas, je trouve que cette mort collerait avec sa vie.
– J’avoue. Désolé pour ton dieu Sepúlveda, mais je trouve ça tellement plus fort que de mourir du Covid.
– Le pire, c’est que je sais très bien que le jour où il partira, il ne sera même pas triste. Moi, évidemment... Bon, allez, on parle d’autre chose. Tiens je viens de recevoir un texto de Karolyn. On a rendez-vous au McDo, rue Zapata, une navette nous emmènera jusqu’au bateau. Ça sera plus simple comme ça. Je n’en reviens pas que ce soit déjà le moment de partir. Dans une heure la navette arrive, dans deux heures tu seras à bord, dans trois heures tu seras en mer…
– … et dans quatre, cinq et six, treize, vingt-cinq, quarante-sept heures, je serai encore en mer.
À partir de cet instant, tout passa à une vitesse hallucinante. La gare routière, le McDo, la navette, les au revoir, les embrassades, la passerelle du Françoise-Sagan, Brad qui disparaissait…
– Qu’est-ce qui se passe… comprends pas, no entiendo ni pío, le temps est différent ici ou quoi... what the fuck ! Ça accélère de fou… es una locura… Attends… Brad… Quoi ? Déjà !
Ludmilla perdait pied, ça tapait fort dans sa tête, ça cognait dans son ventre. Sa bouche ne parvenait plus à articuler. Elle voyait Brad s’éloigner sur la passerelle et les mots se télescopaient dans son cerveau.
– Dame un appel, cria-t-elle enfin.
– Brad entendit à moitié, oui, bien sûr, quand j’aurai du réseau.
– Non, hurla-t-elle, dame un nombre. Le cœur battant, les jambes tremblantes et les larmes aux yeux, Ludmilla couru vers Brad et bégaya dans un charabia curieux – il faut se donner un appel, comme Swann et Nadja, un otro apellido, nouveau, un nombre nuevo.
Brad comprit qu’il ne comprenait pas.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Mon nombre ? Tu veux mon numéro ?
– Mais non, je veux un blaze, pas ton 06, tu captes, continua-t-elle, recouvrant sa maîtrise du français un moment perdue. Nouveau nom, nouveau prénom, para complacer el destino, comme dit ta mère. Tu me fais perdre mon français, l’accusa-t-elle en le serrant dans ses bras. Fort.
– OK ! J’ai compris, un nouveau prénom pour remplacer Ludmilla. Bon, mais là, tout de suite, je n’ai pas d’idée…
– Cherche. Vite. Toi, tu seras Nov.
Brad cherchait. En vain. Maria, Louisa, Salma, Ornella… puis il lut sur la coque d’un cargo, Veracruz.
– Vera ? Ça te va ?