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C'est Peu Dire

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Et Moi

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  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

5 mars 2025 3 05 /03 /mars /2025 21:14

– Ah ah, heureusement non, Ana ne m’a rien demandé, mais je suis sûr qu’elle connaissait par cœur des pages entières du Vieux gringo et d’autres livres de Fuentes.

Tiens, c’est la première fois que j’entends Swann se livrer un peu. C’est un point de vue intéressant. C’est curieux ces divergences chez les humains. Vous mettez le même objet, un livre, dans les mains de trois personnes différentes et il se passe trois événements différents. Je me demande s’ils voient le même monde, tous, je me demande s’ils habitent le même monde. Pourtant, ils ont l’air de se comprendre ; ils parlent, ils blaguent, il leur arrive même de s’aimer. Mais est-ce que ce n’est pas seulement, comment dire, un ajustement ? Bizarre ! Nous, les nuages, on a des formes et des tailles différentes, mais on est beaucoup plus semblables, d’ailleurs, on se mélange, se sépare, se remélange, on ne reste jamais le même nuage. C’est ce sentiment d’être une personne, une personne que l’on n’a pas. (Ouh là là, voilà que je me mets à jouer avec les italiques comme eux, maintenant !) Je ne dis pas que c’est mieux ou moins bien. Je ne sais pas. (En plus, j’ai attrapé le virus de Ludmilla, je m’interroge.) Ils ont sûrement écrit des trucs là-dessus.

– Et toi, Brad, évidemment, tu as vu le film The Old Gringo avec Jane Fonda, s’amusa Ludmilla.

– Eh non, même pas. Ni livre ni film. De toute façon, je préfère la jeune gringa de la résidence universitaire…

– Oui enfin, une fake gringa. Pour le livre de Fuentes, je ne suis pas sûre qu’il te plairait. Le vieux gringo en question, c’est le Yankee Ambrose Bierce, un écrivain qui a vraiment existé et qui serait venu à plus de soixante-dix ans rejoindre les révolutionnaires mexicains en 1913. Fuentes imagine sa fin tragique aux côtés de Pancho Villa. Mais avant, pour de vrai, Bierce a écrit un Dictionnaire du diable, je suis sûre que ça, ça t’amuserait, il y a plein de définitions ironiques ou absurdes.

– Je vois, tu penses que les choses graves et sérieuses, comme les relations compliquées entre vous et les États-Unis, ne me concernent pas.

– Brad, désolée si je t’ai vexé. En fait, ce que je veux dire, très sérieusement, c’est que tu es tellement profondément et sincèrement cosmopolite que les histoires de choc des cultures te passent au-dessus de la tête. Pas vrai ? Tu as déjà passé tellement de frontières dans ta vie que tu sais bien que ce sont des inventions humaines complètement artificielles et arbitraires et tu te moques des différences de classe et d’origine. Et j’aime ça chez toi. Tu parles au pêcheur comme au fils de l’ambassadeur.

– C’est bien décrit, Ludmilla, c’est vrai, Brad a un peu l’identité nomade dont parle Le Clézio, ajouta Swann.

– Et moi, c’est plutôt une identité éclatée, c’est ça mon problème. Je suis gringa dehors, à cause de mon géniteur, mais je n’ai rien d’américain et je suis nahua dedans par Pap’, mais je ne parle pas le Nahuatl et je connais mal les coutumes.

– Ah bon ! Je ne savais pas que Diego n’était pas ton père biologique, s’étonna Swann.

– Brad le sait, je lui ai déjà raconté. C’est encore une histoire dans mon histoire. Je n’ai pas d’identité, mais je suis un recueil d’histoires incroyables à moi toute seule. Donc, il faut remonter à ma grand-mère, Mamá Marina, qui aurait aujourd’hui un peu moins de soixante ans. Elle est morte quand j’avais trois ans. Elle a eu ma mère à dix-huit ans et ma mère m’a eue à dix-neuf. Je vous laisse calculer. Enfin, tout ça est approximatif parce que l’état civil, à l’époque, ce n’était pas encore ça. Mon géniteur – je n’aime pas dire “père biologique” parce que la paternité n’a rien de biologique pour moi – c’était un client de ma mère, un Américain probablement. Évidemment, personne ne sait qui c’est et lui-même n’a aucune idée qu’il a une fille. Je suis née à la maison. Ce jour-là, il y avait Mamá Marina qui était là parce que ma mère habitait encore chez elle, et il y avait Pap’, c’était un voisin et un copain de ma grand-mère, il était venu donner du poisson. Eh bien, comme il était là, il a aidé. Ma mère a accouché, elle s’est lavée et elle est partie pendant deux jours. C’est ma grand-mère et Diego qui se sont occupés de moi. Quand un agent de l’état civil est passé, Diego m’avait dans les bras, alors, bingo, il a eu le gros lot ! Mamá a déclaré que je m’appelais Inmaculada Concepción de Santa María de Los Angeles, que ma mère c’était Purificación y Veneración de la Virgen de Guadalupe et que mon père c’était Cuauhtémoc Tlaloc Boris, ici présent. Il y avait aussi Juan Luis, le copain policier de Pap’ qui était passé dire bonjour, il était en uniforme, ça faisait sérieux et l’agent n’a pas posé de question, pas demandé de papier, il a juste tout noté au crayon de papier sur un carnet, après avoir fait répéter quand même trois fois tous les noms. Le plus incroyable de cette histoire, c’est qu’à partir de cette seconde, Diego est devenu le meilleur papa du monde, mais à un point…. vous ne pouvez pas imaginer. Il n’avait jamais eu d’enfant, et il avait déjà les mains abîmées et calleuses, et pourtant, dès cet instant, il m’a donné les caresses les plus tendres qu’une enfant ait jamais reçues. On était le 16 septembre 2004. Six mois plus tard, Juan Luis nous apportait un acte de naissance officiel, Pap’ s'appelait officiellement Diego Tlaloc et moi, Ludmilla de Los Angeles. Pap’ était tellement fier et heureux qu’il a tout accepté, comme ça. Il brandissait l’acte de naissance comme un diplôme ou un trophée, en courant et chantant. Nouvelle vie, nouvel homme, nouvelles responsabilités, donc, nouveau prénom, ça se tenait. C’était la valse des prénoms, mais ce n’est pas quelque chose qui doit vous choquer. Ma mère n’a rien dit, de toute façon, elle ne m’appelait jamais par mon prénom, elle disait toujours, hija, et toujours en criant. Elle n’aimait pas Pap’, parce qu’elle n’aimait personne, mais elle était bien contente qu’il s’occupe de moi et qu’il nous apporte du poisson.

Malheureusement, trois ans plus tard, Mamá Marina est morte. J’ai quelques souvenirs d’elle, ses grandes robes colorées, ses yeux toujours rieurs et lumineux, ses douces rondeurs, son corps était tellement confortable. Il y a eu un ou deux jours un peu compliqués. Peut-être que ma mémoire réécrit l’histoire, mais je me souviens que tout s’est enchaîné avec une étonnante évidence. Je vois encore le regard de Pap’, triste et complètement paniqué. Moi, j’avais compris que Mamá Marina ne reviendrait jamais, la rupture avait été brutale parce que, depuis ma naissance, elle ne m’avait jamais laissée plus d’une ou deux minutes. Mais j’ai senti aussi, quand Diego m’a prise dans ses bras et m’a regardée, que j’avais trouvé le lieu le plus sûr du monde, c’était une certitude. Et je pense – c’est là où ma mémoire romantise peut-être un peu, je ne sais pas –, je pense que j’ai réussi à lui faire passer ma confiance. Mon assurance l’a rassuré. Il a fallu s’organiser un peu, parce que Pap’ s’absentait pour pêcher, alors, Juan Luis et des voisines programmaient des roulements de visites quotidiennes. J’ai découvert la solitude et ça ne me gênait pas parce que je savais, d’un savoir inébranlable, que Diego revenait, lui, qu’il revenait toujours.

– Quelle histoire incroyable, dit Swann ! Tu dis ne pas avoir d’identité bien définie, mais tu as déjà une sacrée biographie. Et c’est tellement imprévisible, tu es si équilibrée et joyeuse.

– C’est vrai, je ne comprends pas non plus. En fait, je pense que ma mère ne m’a jamais rien donné, donc rien de son caractère non plus. Pap’, c’est le contraire, chaque seconde de sa vie, il la vivait pour moi, qu’il soit avec moi ou pas. C’est mon explication. Bon, je m’arrête là, même s’il y a d’autres épisodes pas piqués des hannetons, comme vous dites.

Ce récit terrible et émouvant plongea tout le monde dans un silence durable. Au bout de quelques minutes, Ludmilla dit en riant :

– Écoutez, j’ai trouvé la définition de road dans le dictionnaire de Bierce : « A strip of land along which one may pass from where it is too tiresome to be to where it is futile to go. Une bande de terre sur laquelle on passe de là où c’est ennuyeux d’être jusque là où c’est inutile d’aller. » Bon voyage mon Brad, time to hit the road !

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