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C'est Peu Dire

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Un Reste À Retrouver

1 mars 2025 6 01 /03 /mars /2025 03:39

– Allez Dad, c’est le moment d’avouer. Le prénom de Swann, c’était pas à cause de Proust, c’était à cause de Dave, hein ?

Et Brad et Nadja d’entonner en chœur et en riant la chanson de Dave, « J’irai bien refaire un tour du côté de chez Swann / Revoir mon premier amour qui me donnait rendez-vous / Sous le chêne / Et se laissait embrasser sur la joue… »

– Quelle belle harmonie, mais je crois deviner un peu de moquerie dans votre ton, non ? Ludmilla, il faut que je t’explique, Dave est un chanteur hollandais installé en France, il a longtemps été classé parmi les « chanteurs à minettes », si tel est le cas, il y a beaucoup de minettes. Il a écrit une autobiographie au titre amusant, Du Côté de chez moi. Qu’on l’aime ou pas, il faut lui reconnaître une incroyable carrière, à plus de quatre-vingts ans, il est toujours présent à la télévision. Ce n’est peut-être pas un intellectuel, mais c’est un des grands chanteurs populaires et ces gens-là constituent aussi la culture.

– Mam, un extrait de Du Côté de chez moi ?

– Non, mais…

Et elle entonna Vanina, le tube de Dave, vite rejointe par Brad :

– « Loin de toi je me demande / Pourquoi ma vie ressemble / À une terre brûlée / Mais quand l'amour prend ses distances / Un seul être vous manque / Et tout est dépeuplé / Vanina rappelle-toi / Que je ne suis rien sans toi… ». Tu vois que je connais mes classiques.

– Merci, pour cette madeleine musicale, continua Swann. À la maison, dans les années 70, on ne lisait pas du Maïakovski et on n’écoutait pas du Chostakovitch, c’était Guy des Cars et Dave. Je viens de ce qu’on appelle les classes moyennes. Mon père était comptable et ma mère secrétaire, mais ces métiers étaient alimentaires, leur tâche unique, leur mission impérieuse a toujours été de donner la meilleure éducation à leur fils unique, aidés en cela par deux oncles célibataires et un peu désœuvrés. Sans trop savoir comment s’y prendre, ils ont essayé de me donner une culture qu’ils n’avaient pas. Je pense qu’ils ont réussi, mais je ne renie pas pour autant Dave.

– Je ne connaissais pas cet épisode, s’étonna Ludmilla. Et comment tu en es venu à lire Proust alors ?

– Oui, Proust, j’y viens. J’étais plutôt bon élève et en troisième, je me suis fait repérer par ma professeure de français. Dans mes rédactions j’essayais toujours de faire des phrases très longues et d’utiliser des mots rares. Dans le style, c’était le côté performance qui m’intéressait. À la fin de l’année, ma professeure m’a donné un livre en me disant, « lisez cela, vous verrez que l’on peut écrire des phrases longues qui soient très belles aussi ». C’était Albertine disparue, l’avant-dernier tome de La Recherche. Chérie, tu te souviens du début, quand le narrateur apprend qu’Albertine l’a quitté ?

– Ah oui, comment est-ce déjà ? « Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! » Flute, je n’ai pas la suite. Ludmilla, tu ne nous trouverais pas ça sur Internet…

Agitant ses deux pouces avec une dextérité folle, elle s’exécuta en quelques secondes. Elle lut la suite.

– « Il y a un instant, en train de m’analyser, j’avais cru que cette séparation sans s’être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu’elle me privait de réaliser, je m’étais trouvé subtil, j’avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l’aimais plus. Mais ces mots : “Mademoiselle Albertine est partie’’ venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. »

– Merci Ludmilla. Quant à ma professeure, elle avait un certain génie pédagogique, car évidemment, j’ai voulu lire le reste de l’œuvre. Voilà donc pour ma rencontre avec Proust. Mais j’ai vite compris que ce n’était pas les histoires qui me passionnaient. Disons que je rencontrais l’autre, l’autre absolu. Tout ce que je n’étais pas, tout ce que je n’avais pas, tout ce que je ne ressentais pas. Une autre langue, une autre psychologie, un autre décor, d’autres sentiments.

– Un autre monde en quelque sorte ?

– Alors justement, oui et non. C’est là où mon approche s’écarte de celle de Nadja. À la maison, on exprimait peu ses sentiments et la Recherche m’a tout de suite paru très exotique à cet égard. Des bourgeois et des aristocrates, oisifs et lettrés, qui exprimaient jalousie, passion, haine, calcul, amour, perversion et le narrateur qui analysait tout cela… Je découvrais une Terra incognita. Mais Swann ou le baron de Charlus ou Robert de Saint-Loup étaient et restent des personnages, je veux dire des êtres de fiction, ils expriment des phrases écrites par Proust et je ne m’identifie jamais à eux. Donc, ce n’est pas un autre monde, parce que ce n’est pas un monde.

– Heureusement, interrompit Brad, parce que le narrateur est un brillant concurrent de Swann dans la catégorie des goujats. Je comparais la médiocrité de ce qu’elle me donnait à la richesse de ce dont elle me privait… Excusez-moi, mais quel gros nul.

– Voilà, toi, tu rentres dans l’histoire, Brad. Moi, je n’éprouve aucun sentiment pour les personnages, je ne les admire pas, je ne les condamne pas, je ne les juge pas, ce sont des personnages, des êtres d’encre et de papier. À l’époque, j’aimais leurs discours, enfin j’aimais l’écriture de Proust, mais à aucun moment le cadre de la fiction ne disparaissait. Aujourd’hui encore, quand je lis, je vois toujours la page sous la phrase et le livre dans mes mains. Comme au théâtre, je vois toujours le fauteuil devant moi, la scène et les rideaux sur le côté. Je ne me laisse jamais embarquer dans une histoire. En plus, je pense que « je lisais utile » à l’époque. Présenter Normale Sup’ sans connaître Proust n’était pas une option. Bon, à l’inverse, la connaissance de Proust n’était pas l’assurance d’avoir sa place à Ulm. J’ai raté deux fois le concours.

– … ce qui t’a permis de faire Science Po’ et un master de production culturelle et de devenir l’un des meilleurs Conseillers culturels que je connaisse… et j’en connais au moins trois !

– Ah, ah, quel honneur ! Tu as sans doute raison. Peut-être aussi que c’est un manque de sensibilité artistique, je suis plus à l’aise et plus efficace dans un monde de personnes réelles. Et puis les salons bourgeois français du début du XXe siècle m’ont paru un peu étouffants. J’ai délaissé Proust. Ensuite, sur les conseils de ton frère Andrzej, je me suis intéressé au continent sud-américain. D’ailleurs, mon plus grand fait d’armes reste quand même d’avoir fait découvrir à Ana le grand auteur mexicain Carlos Fuentes en lui offrant Le Vieux gringo. Évidemment, un an plus tard, elle avait lu tout Fuentes.

– D’ailleurs, laisse-moi deviner, taquina Brad, elle t’a demandé : – Dites-moi Swann, quel est votre livre préféré de Fuentes ? Et quel est votre passage préféré ?

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