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C'est Peu Dire

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Un Reste À Retrouver

19 février 2025 3 19 /02 /février /2025 03:23

– J’ai trouvé, annonça Ludmilla, devenue spécialiste en citations apocryphes. « Morre lentamente quem não viaja, il meurt lentement celui qui ne voyage pas ». Il s’agit du poème A morte devagar, la mort lente, écrit par la poète brésilienne Martha Medeiros en 2000, soit 27 ans après la mort de Pablo Neruda. L’histoire ne dit pas qui l’a traduit du portugais à l’espagnol, qui l’a attribué à Neruda et qui l’a répété à l’infini sur le net.

– OK. J’arrête avec les citations. Mais comment tu fais, Mam, pour savoir si c’est du vrai ou du faux ? Une citation, c’est pas comme un sac Vuitton, si ?

– Un peu, si. J’aurais envie de te dire que tout grand artiste est pleinement et entièrement dans chaque fragment de son œuvre, mais un peu d’analyse aide aussi. L’anaphore « Muere lentamente » est belle et puissante, elle pourrait être nérudienne, mais comme un do#-mi pourrait être schubertien, il faut lire la suite. Le poème fait exactement ce qu’il dit de ne pas faire : il dénonce, comme tout le monde, l’esclavage de l’habitude, il répète, comme un coach en développement personnel – perdão Martha que não conheço ! – qu’il faut s’aimer et finalement, en disant qu’il meurt lentement celui qui ne prend pas de risques… eh bien, il ne prend aucun risque. Déclare plutôt ta flamme à l’habitude, mon rappeur préféré, là tu as des chances d’être original, voire poétique. Quant aux citations, fais ton bouquet toi-même, va chercher tes fleurs là où elles poussent, dans les livres, pas sur Internet, là où des cueilleurs maladroits ou malhonnêtes assemblent des bouts de végétaux sans racines.

– Je crois que je vois ce que tu veux dire. C’est vrai que j’en passe du temps sur le Net. Au moins, pendant trois semaines, il va falloir que je fasse sans. Sur le bateau, ils ont des problèmes de connexion.

– Au fait, quelles sont les dernières nouvelles concernant cette transat, demanda Swann ?

– Tout est calé grâce à Ludmilla et Karolyn.

– Karolyn a tout organisé. Donc départ d’Altamira vendredi à 18 heures. À bord du… ? Vous ne devinerez jamais. À bord du Françoise-Sagan. Incroyable, non ? Je ne sais pas quel patron de la CMA CGM était fan de littérature. On se trompe parfois sur les marins et les marchands.

– « Adieu tristesse / Bonjour tristesse / Tu es inscrite dans les lignes du plafond / Tu es inscrite dans les yeux que j’aime / Tu n’es pas tout à fait la misère / Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent / Par un sourire / Bonjour tristesse / Amour des corps aimables / Puissance de l’amour / Dont l’amabilité surgit / Comme un monstre sans corps / Tête désappointée / Tristesse beau visage »

– Merci Mam pour la minute poésie. C’est du Sagan ?

– Non, c’est le poème de Paul Éluard qui a inspiré Françoise Sagan. Enfin, pour le titre de son premier roman, parce que pour le reste, ils ont peu en commun. Mais c’est vrai, je serais curieuse de savoir qui a choisi de donner à un monstre des mers, lent, lourd et rentable, le nom de ce petit bout de femme qui aimait aller vite et dépenser sans compter.

– Décidément, je suis cerné par la littérature. Ce porte-conteneur est peut-être une bibliothèque clandestine.

– Ah ah, j’en doute, s’amusa Nadja. Mais tu verras que les mots ne cernent pas, ils portent et emportent au contraire, ils ouvrent et dessinent un monde. Certains disent qu’ils nous masquent la réalité, je ne crois pas. Peut-être même que les mots ne sont pas que des mots. En effet, ils sont partout, on ne peut exprimer la moindre émotion sans eux ; ils ne nous cernent pas, ils ne nous enferment pas, ils sont notre sol et notre horizon.

– Sauf quand on rêve. Quand je m’allonge sur le sable, à l’ombre de la barque de Diego, je n’ai pas de mots dans la tête. J’entends le bruit de la mer et je sens le souffle du vent, il y a un grand silence dans ma tête, je suis vide de mots.

– Je ne crois pas que tu entendes un bruit mais plutôt le son des vagues qui déferlent, le roulement des petits galets ballottés par la marée, la brise qui fait sonner le cordage sur la coque, etc. Tu entends des microhistoires que tu te racontes avec des mots.

Bon, c’est brillant, comme d’habitude avec Nadja, mais je suis plutôt d’accord avec Brad. Je crois au silence sans mots. Je crois aux émotions pures. Je crois aux rencontres muettes. Je crois aux regards qui disent beaucoup sans rien dire. Par exemple, quand on se laissait porter par les courants avec Ola, avant d’arriver au Mexique. On ne parlait pas, on était seulement, seulement une vague, seulement un nuage, des émotions pures. J’ai l’impression que les humains ne savent pas être seulement, il faut toujours qu’ils rajoutent des mots partout. En même temps, en disant ça, j’en utilise des mots…

– Je dois dire aussi que je n’ai pas de racines géographiques ni même culturelles, ou plutôt, c’est un réseau multiple et inextricable. J’habite les langues depuis toujours. À la maison, tous les jours, chacun à son tour, et depuis très jeune, on récitait quelques vers ou quelques lignes appris par cœur. C’était comme ça à Cracovie où je suis née, puis à Saint-Pétersbourg, ça a été comme ça à Londres où nous nous sommes installés en 1971, j’avais dix ans, puis à Paris en 1975, où j’ai rencontré Swann, à Henri IV. Mon grand frère Andrzej était très attaché à sa slavité, il disait du Maïakovski ou du Milosz. C’est drôle, il a épousé une Espagnole et après son divorce, il est parti vivre aux Canaries où il est skipper sur des voiliers de luxe. Ma petite sœur Daria, dès ses deux ou trois ans, récitait des comptines russes apprises à l’école. Moi, j’étais déjà sous le charme de la culture française et je pouvais citer – en français bien sûr – aussi bien Racine ou Ronsard que Desnos ; en arrivant à Paris, j’ai d'ailleurs découvert qu’on ne parlait pas comme dans les livres. Mon père était le seul à avoir recours à un carnet. Il nous a fait découvrir l’Amérique, il lisait des extraits de Conrad, Melville ou Dos Passos. Parfois Daria ne comprenait pas, alors je traduisais à voix basse, sans interrompre Papa. Et puis il y avait ma mère, Ana. Elle était hypermnésique et comme elle a eu très tôt des problèmes de santé, elle restait à la maison et lisait, lisait, lisait… Elle retenait tout. Je ne t’ai jamais raconté, Ludmilla, la première rencontre de Swann avec elle.

– Ça y est, ça va être ma fête.

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