– J’avais lu tant d’histoires d’amour, elles parlaient toutes d’un bouleversement radical. Tu aimes et tu n’es plus toi-même. Le monde n’est plus le même, les mots changent de sens et la vie change de goût. Là je n’ai pas le temps, mais je te raconterai comment le géant français m’a donné un jour un carton plein de romances, novelas rosas – comment on dit déjà, tu sais, la collection Harlequin ?
– Romans à l’eau de rose.
– Ah oui. Tu ne le croiras pas, mais dans le lot, il y avait même L’Homme de Puerto Vallarta. Je ne me souviens plus des histoires, mais c’était parfait pour mon niveau de français de l’époque, évidemment, pas beaucoup d’informations sur comment « faire une cubaine », mais c’était bien pour le vocabulaire et la grammaire de base. Plus tard, mon histoire d’amour préférée, ça a été celle de Ludo et Lila dans les Cerfs-volants de Gary. Tous les ans je faisais un exposé en cours de français et tous les ans, Gary vendait trente exemplaires de son livre à Guadalajara ; ses héritiers devraient me remercier.
– J’avoue. Et donc, Rodrigo ?
– Euh, mince, je me suis encore perdue. Allez, je repars, suis-moi. Je voulais tester, je voulais vérifier. Je voulais être amoureuse. Sauf que très rapidement – excuse, mais pas le temps pour les détails, je prends un raccourci –, je me suis lassée. Santiago était un chic type, assez drôle et jamais à court d’idées, mais il y a eu un truc rédhibitoire, c’est le poids insupportable de nos silences, ça nous rendait trop proches, trop présents.
– No comprendo, tu peux expliquer, por favor.
– Que sí, entiendes muy bien. Bon, je développe. Au bout d’un moment, on a eu moins de choses à se dire, bon, ça, ce n’est pas grave, mais quand on se taisait ensemble, c’était terrible. Et si on ne parlait pas, il fallait qu’on fasse, il fallait qu’on agisse, comme pour pouvoir s’ouvrir et respirer. En fait, soit j’étais épuisée par cette hyperactivité, soit je m’ennuyais comme une huitre morte. Alors je me suis dit qu’on devait en parler, je devais lui avouer que je préfèrerais terminer notre histoire. Mais je n’y arrivais pas. La dernière semaine de vacances, il a disparu et m’a dit qu’il allait à Mexico. Ensuite, le jour de la rentrée, je l’ai revu. Il est venu vers moi, je voulais tout lui dire, mais il avait l’air tellement triste que j’ai pensé, je ne sais pas, que son père avait un cancer et que ce n’était pas le moment de rompre. Et là, écoute bien, il me dit à peu près ça, désolé Ludmilla, je sais que je vais te faire beaucoup de peine, mais voilà, c’est fini entre nous, j’ai rencontré Mercedes. Si tu veux bien, on restera amis, tu es une fille super. Blablabla.
– Non, je n’y crois pas. Brad éclata de rire. Tu ne pouvais pas rivaliser avec Mercedes, das ist eine grosse cylindrée. Puis sans transition il continua, OK, merci pour ce partage, mais ça m’étonne que tu ne m’en aies jamais parlé.
– Mais Brad, c’est juste que…
– … tu ne voulais pas me rendre jaloux.
– Hein ? N’importe quoi. Tu es mon meilleur ami, tu es comme mon frère. On n’est pas jaloux de sa sœur. C’est simplement que j’avais complètement oublié. Ou-bli-é. Mais vraiment. Comme un détail trop insignifiant pour être visible, un nanoévènement. Ah, une chose encore. Je sais que je parle beaucoup, mais parfois quand on est ensemble, on se tait. On peut rester des heures ensemble sans parler. Ça ne m’a jamais pesé. Pareil avec Pap’. Maintenant je le fais moins, mais avant on partait en mer ensemble, on pouvait passer la nuit entière sans dire un mot et ce n’était jamais gênant. Bon on est arrivés, enchaîna-t-elle sans changer de ton ni de rythme. Timing parfait. Je dors chez moi, j’ai des courses à faire demain matin, on se retrouve chez toi à midi pour prendre le bus pour Mexico ; tes parents y sont et nous attendent pour la soirée. Toi, tu dois préparer ton havresac. Adios, voyageur blanc !
– Chao. Euh, mon quoi ? mon havre sac, demanda-t-il ? Mais Ludmilla était déjà loin.