– Et ton histoire de géant, raconte-moi la suite, demanda Brad ?
– En effet, il y a un deuxième épisode qui a lieu au commissariat, mais rassure-toi, on passe du grotesque sordide au burlesque tendre. Ça pleure un peu, ça menace, mais aucune petite fille n’a été maltraitée pendant le tournage, continua Ludmilla en riant. Je ne sais pas si c’est normal, il doit y avoir quelque chose de tordu en moi, mais aujourd’hui, quand je repense à cette histoire, ça m’amuse. Je pourrais être dévastée, mais non, ça me fait rire. Je m’interroge.
– Ludmilla, arrête de t’interroger. Raconte plutôt.
– D’accord. Donc j’ai réussi à m’échapper de la maison et je suis allée me cacher dans les racines du ficus. C’est là qu’il m’a trouvée ; il avançait vite, hagard, faisant des grands gestes désordonnés, marmonnant et toujours en larmes. Quand il m’a vue, j’ai cru lire sur son visage un mélange d’effarement et de soulagement. Ce qui était vraiment drôle – pardon géant français, je ne me moque pas, mais tu m’as bien fait rire ! –, c’est comment il essayait de parler dans un mélange d’espagnol et d’anglais. Évidemment, il ne pouvait pas imaginer que je m’exprimais correctement dans sa langue, moi, enfant de prostituée, vivant dans une modeste cabane. Il voulait aller au commissariat de police pour dénoncer je ne sais quoi. Donc on se retrouve là-bas et il essaie de se faire comprendre par des policiers qui parlaient très bien l’anglais, mais pas le charabia de géant.
« Mi va con la dama et mi visto la chica, esta terriblé, terriblé ! la dama tapa forté con bastone sur la chica et mi esto naked et la chica a visto, esta terriblé, terriblé ! »
Personne ne comprenait ce qu’il disait ni ce qu’il voulait, ils étaient pourtant cinq à l’accueil, attirés par le spectacle qui semblait les distraire. Parmi eux, il y avait Luis qui connaissait Diego et ma situation, il m’a demandé de traduire. Je leur ai donc expliqué la scène en donnant tous les détails. Là, ça riait déjà moins, surtout une jeune policière, sans doute une nouvelle. Brad, tu sais que c’est compliqué la question de la prostitution ici. Pour certains, c’est l’œuvre du diable, pour d’autres c’est une économie souterraine irremplaçable, on parle aussi de pénaliser la demande, bref, en attendant, on ferme les yeux tant qu'il n'y a ni mineure ni lénon, tu sais un proxénète. Comment vous dites ?
– Un maquereau, comme le poisson.
– Pauvre bête ! Donc, la policière, manifestement troublée par mon histoire, dit qu’il faut envoyer les services de protection de l’enfance et me demande de traduire au géant que s’il recommence, ce sera la prison pour lui. « Prisión, si ? Jail. Do you understand, lui dit-elle sur un ton menaçant et convaincant ? » Alors, en découvrant que je parlais français, quelque chose a encore bugué dans son cerveau, il a de nouveau éclaté en sanglots et m’a dit d’accord. La policière a ajouté qu’il devrait me payer une amende, à moi, au titre des daños y perjuicios, mais je ne savais pas traduire dommages et intérêts, alors je lui ai dit qu’il devait me faire un cadeau pour réparer. Il s’est mis à pleurer et à rire en même temps et a dit, « si, si, muchos cados, esta terriblé ». On a quitté le commissariat et il a recommencé avec son charabia, « you voy una roba ou una baga, gusta una baga, what you voy ? » Je lui ai répondu en français quelque chose comme, merci monsieur, j’aimerais bien deux churros. J’ai eu mes churros. Ensuite, il a remarqué le livre que je tenais toujours et quand je lui ai dit que j’adorais lire en français, il s’est illuminé comme le phare de Cabo Corrientes et m’a dit sans changer de langue, « voy livros ? gusta livros ? daccordo, te doy livros ». On s’est donné rendez-vous le lendemain à la plage à six heures. Il m’a apporté un carton avec neuf livres ; que des romances de la collection Harlequin. Un véritable trésor, un des plus beaux cadeaux de ma vie. Deux lui appartenaient, les autres, je ne sais pas où il les avait trouvés.
– Tu vas trouver ça stéréotypé, mais je trouve bizarre, quand même, ce grand bonhomme qui lit des romans d’amour, non ?
– À l’époque je n’avais pas été surprise, ici, on en fait une grosse consommation. Alors bien sûr, pour ce qui est de l’éducation sentimentale et sexuelle des jeunes filles, ce n’est pas terrible ; c’est une littérature d’ouvrières dociles et de secrétaires soumises et pas de guerrières révolutionnaires, mais moi, je les utilisais pour travailler mon français, j’aimais beaucoup aussi les descriptions de vêtements ou d’intérieurs de maison, tout ça était tellement exotique pour moi. Plus tard, j’ai repensé à ces livres quand j’ai lu Un Viejo que leía novelas de amor. Tu te souviens, on a travaillé un extrait pour ton oral du bac.
– Si je me rappelle, le Vieux qui lisait des romans d’amour ? Évidemment, ma note d’espagnol a rattrapé celle de philo ; Sepulveda et toi, vous m’avez sauvé de Spinoza. « El amor es como la picadura de un tábano invisible, pero buscado por todos, l’amour est comme la piqûre d’un taon invisible, mais tout le monde le cherche. » Je crois que c’est le premier livre que j’ai lu en entier. C’est incroyable comment il décrit la jungle amazonienne, tu as l’impression d’entendre les ouistitis hurler et de sentir les moustiques te piquer.
– Tiens, tiens, tu vois, tu as voyagé sans voyager. Eh, regarde, on passe les Jardines Del Recuerdo, on arrive bientôt.