Jack Paradise était le patron et fondateur de l’agence Voyage voyage où travaillait Ludmilla. Il était l’un des rares Américains à avoir émigré au Mexique, il y a plus de trente ans. Même s’il se limitait maintenant à l’Amérique du Sud, il partait régulièrement tester de nouveaux « produits » qu’il voulait toujours « propres et insolites ». Jack (enfin, c’est ainsi qu’il se faisait appeler, mais on a l’habitude, ici, d’un certain flottement concernant les noms) envoyait parfois Ludmilla accompagner des groupes francophones sur ces tours. Elle préférait ça à rester derrière le comptoir, même si elle n’était pas dupe sur le caractère insolite du tour. Tout le monde réclame de l’insolite et toutes les agences, évidemment, en vendent. Elle faisait son possible pour éviter les spots incontournables où s’agglutinaient en masse les touristes guidés au mètre près par la géolocalisation et désireux de refaire le selfie vu mille fois sur Instagram.
C’était une mission difficile, d’autant qu’on lui demandait souvent d’aller sur les lieux instagrammables. Concertant sa route du Tequila (elle aimait garder le masculin, ça faisait d’ailleurs plus insolite), elle essayait tout de même de proposer un cocktail complexe et original à ses clients en mélangeant savamment différents ingrédients. Un peu de mythologie, d’histoire préhispanique et de sociologie moderne ; une balade au cœur des champs d’agaves bleu ou sur les pentes du volcan ; la visite d’une distillerie avec explications sur le processus d’élaboration, de la plante à la distillation, en distinguant les méthodes ancestrales et les techniques industrielles modernes. Elle ajoutait quelques touches anecdotiques et culturelles. Elle citait Les Mandarins de Simone de Beauvoir, « nous avons flâné sur l’avenue Jalisco, dans ses marchés miteux, ses dancings, ses music-halls, nous avons rôdé dans la zone et bu du tequilla dans les bars mal famés ». Devant le portrait de Frida Kahlo sur les étiquettes des bouteilles, elle en profitait pour parler un peu de la grande artiste mexicaine, son anticonformisme et sa haine du capitalisme (qui manifestement ne lui en avait pas tenu rigueur). Elle élargissait parfois en évoquant son mari Diego Rivera et le muralisme – « d’ailleurs, pour ceux que ça intéresse, demandez-moi, on a un parcours passionnant à Mexico, “Frida et Diego, les amants révolutionnaires” qui se fait en trottinette électrique ». Elle veillait à ne jamais ennuyer et ne restait pas plus de cinq minutes sur le même thème, un peu comme dans les grandes sections de classes maternelles.
Enfin, avec supplément parce que l’offre était exceptionnelle, elle proposait deux « expériences immersives et initiatiques » : plutôt que d’en rester à une dégustation classique des différentes qualités de téquila, elle invitait à composer soi-même son cocktail ; pour parachever cette journée inoubliable, on pouvait dormir dans des barricas gigantes, chez Carlos, au milieu des agaves – avec une question subsidiaire, fallait-il traduire barrica par barrique, baril ou fût ? Au-delà des chicaneries linguistiques, cette nuit en barrique était l’occasion d’« une expérience sensorielle et métaphysique », celle de penser comme une tequila en passant par toutes les étapes de maturation du précieux élixir. Bien sûr, idéalement, il fallait séjourner trois ans dans ladite barrique pour espérer atteindre le niveau ultime, extra añejo, avec un nouveau problème de traduction doublé d’un problème philosophique : fallait-il dire, vieilli ou mature ? C’était aussi le moment des blagues sexistes qui revenaient systématiquement, quelle que soit l’origine des groupes. - Monsieur : ma chérie ne restera pas plus d’une nuit, déjà demain matin, face au miroir, elle sera horrifiée ; -Madame : trois ans, ça ne sera pas assez pour mon chéri. La route du Tequila avait beaucoup de succès, plus que la route des châteaux que Jack pensait retirer de son catalogue !
– Quelle vie extraordinaire ils auront eue, Frida et Diego, là on est bien sur du parcours insolite. Amants passionnés, défenseurs de la cause indienne, artistes mondialement reconnus... Tu savais que Frida avait hébergé Trotski pendant son exil et qu’ils avaient eu una aventura avant qu’il ne soit assassiné avec un piolet d’alpiniste ! Quelle mort insolite !
– Et toi, tu as déjà eu un amoureux, demanda Brad à brûle-pourpoint ?
– Quoi ? Ce sont les effluves de tequila qui t’inspirent cette question bizarre, s’étonna Ludmilla. Bon, OK, je te réponds. Donc, non. Enfin, oui mais non. Disons que j’ai déjà eu un amoureux, mais que je n’ai jamais été amoureuse. Tu te souviens de Santiago en première S ?