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C'est Peu Dire

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Un Reste À Retrouver

28 janvier 2025 2 28 /01 /janvier /2025 03:35

– Ô mon Pérégrin d’amour, viens que je te couvre de baisers. On ne se voit jamais et voilà que tu m’abandonnes pour un siècle et demi.

– Très chère mère, toujours ton sens de la mesure. Je te ferai remarquer que cette idée de tour du monde, si elle ne vient pas de toi, tu l’as vite reprise à ton compte. Bon, je ne te présente pas Ludmilla, vous avez des amis communs, je crois, Luis, Blaise, Robert Louis et d’autres, j’imagine. Salut Dad. J’espère qu’on dine bientôt parce qu’on n’a rien mangé depuis au moins deux siècles.

– Bonjour les enfants. Le temps de rentrer, de vous doucher et dans moins d’une heure, vous serez devant une bonne assiette de tlacoyos et de tlayudas, pour les amateurs de viande. Allez, embarquez Voyageurs ! Alors Ludmilla, c’est la première fois que tu viens à Mexico ; quelles sont tes premières impressions ?

– C’est grand. Très grand. Trop grand peut-être, mais j’ai hâte de découvrir un peu la ville.

– Tu as raison, quinze fois la taille de Paris, vingt-cinq millions d’habitants, c’est démesuré. Je crois qu’il faut l’aborder comme un ensemble de petites villes qui ont chacune des caractéristiques singulières, chacune a une odeur et une lumière propres. Enfin, tout cela demande de la patience et de la lenteur et vous ne restez que deux jours, c’est encore moins qu’un touriste moyen !

– De la lenteur, oui… continua Nadja. Ah, Swann mon compagnon, mon socio, comme dit Sepulveda, au crépuscule de nos jours, on voudrait, s’il se peut, rejoindre l’aube, mais la Piedra del sol a tourné, nous sommes une espèce en voie d’extinction. Wisely and slow, they stumble that run fast.

– Ça y est, on a perdu Nadja, s’amusa Brad !

– Le mystère des silences et l’impertinence de la lenteur, voilà ce qui se retire quand tout est saturé, quand tout est plein. Le délié de l’existence, voilà ce qui s’éteint.

Personne ne fut étonné de ne pas tout comprendre. Quand Nadja parlait, il fallait plutôt sentir qu’analyser, comme avec un parfum. Ludmilla – wisely and fast – avait quand même pris le temps de prendre quelques notes. Le reste du trajet fut silencieux et on arriva vite à l’appartement de fonction qui se trouvait colonia Polanco. Après une installation rapide, tout le monde se retrouva au salon.

– Bon, apéritif, entrée, plat, dessert, boissons. Tout est là. Chacun se sert et compose son assiette, indiqua Swann.

– Oui mais d’abord, ou pendant, si vous êtes affamés, c’est le moment des cadeaux. Tiens, pour toi, Ludmilla.

– Ah oui ? Donc Nadja, pour ton anniversaire, c’est toi qui offres des cadeaux. C’est sans doute une coutume russo-polonaise. Bon, voyons, qu’est-ce que c’est ? Comme c’est beau ! Qué maravilla. Merci. Merci. Muchísimas gracias. Je devrais dire comme vous, les Français, non je ne peux pas accepter un tel cadeau, c’est trop, vraiment, je ne peux pas… mais dommage, je suis Mexicaine et je dis oui, oui, oui, merci, j’accepte, je prends. El diario de Frida Kahlo. Un íntimo autorretrato. Le Journal de Frida Kahlo. Un autoportrait intime. C’est magnifique. Des poèmes, des dessins, des collages, des réflexions, c’est une œuvre d’art à part entière.

Ludmilla et Nadja, assises l’une à côté de l’autre, feuilletaient l’ouvrage.

– « Alas rotas. Ailes brisées. » C’est étonnant cette référence fréquente aux ailes. Tiens, là encore, « Pies. Para qué los quiero si tengo alas pa’ volar. Des pieds. Pourquoi j’en voudrais si j’ai des ailes pour voler. »

– Oui, les ailes, les pieds. Regarde, « Color de veneno. Couleur de venin. Sol y Luna, pies y Frida. Soleil et Lune, Pieds et Frida ». C’est son corps en miettes, dont elle parle, son corps morcelé, mutilé, désintégré.

– « Yo soy la desintegración » Un pied, une tête, une main, un œil, un sein. Et toujours son fameux monosourcil qui surligne son regard profond comme dans tous ses autoportraits et qui a tant fait couler d’encre. Diego le comparait aux ailes d’un oiseau noir, un merle selon Le Clézio, une mouette peut-être, une colombe selon la chanteuse Chavela Vargas…

Ludmilla se mit à chantonner, ya me canso de llorar y no amenece, je suis fatiguée de pleurer, et le jour ne se lève pas… Paloma negra, paloma negra

– Euh… colombe, mouette, aigle noir… moi je vois autre chose, dit Brad qui se trouvait en face d’elles. Il prit le livre, le retourna et leur montra. Alors ? Non ?

– Ah oui. Zapata ! Les sourcils inversés de Frida sont les moustaches de Zapata, s’écria Ludmilla.

Viva Zapata, hurlèrent-ils en cœur !

Y Viva Chavela !

– Y Viva Ludfrida !

– Ah ah, je pense que notre peintre révolutionnaire aurait apprécié votre joyeuse découverte. Ah, tiens, ça c’est pour toi, mon petit Marco Polo.

– Oh ! Moi aussi j’ai un journal, mais… sans texte ni images. Décidément, je fais tout moi dans cette histoire. Je voyage et j’écris. Et en plus je fais la nounou, enfin le cloud sitter.

– Tu feras tout ça très bien. Tiens, encore un cadeau, dit Ludmilla, et ne t’inquiète pas, tu as droit à 150 kilos sur le cargo.

– Tiens, un livre ! Quelle surprise ! Travels with a donkey in the Cévennes, Robert Louis Stevenson. Et en anglais. Donc tu as aussi pensé à mes devoirs de vacances. Tu me gâtes.

– Je sais. C’est une édition ancienne et illustrée. Regarde, il y a même une dédicace manuscrite. « Never alone in the wilderness of the world, when travelling with U. I. ».

– OK. Première leçon. Donc, ça veut dire, jamais seul dans la sauvagerie…

– « Je ne suis jamais seul dans le désert du monde quand je voyage avec U. » U., je ne sais pas si c’est l’abréviation de You, ou l’initiale d’un prénom. Pareil pour la signature, I. est-ce que c’est I, Moi, ou Irvin ou Iveline…

– C’est charmant et mystérieusement british, ajouta Nadja. C’est émouvant, je trouve, pensez que ce livre a été entre les mains d’une vieille Anglaise, lisant à la lumière d’un feu de cheminée dans un château froid des Cornouailles, un plaid sur les genoux, un ballon de Brandy pas loin. Mais ! C’est curieux, ce livre sent… la cannelle, non ?

– Moi je dirais le pain d’épices…

En attendant, Nubecito faisait des ronds dans le ciel, au-dessus de l’appartement. Le déballage de cadeaux l’ennuyait un peu. Des livres, encore des livres. Mais qu’est-ce qu’ils ont avec les livres ? Bon, d’accord, nous les nuages, on ne lit pas, pour diverses raisons inutiles d’évoquer ici, mais je me demande si l’on ne se prive pas du spectacle du monde à chaque fois que l’on baisse les yeux pour lire. Spectacle du monde, je m’entends, c’est parfois pollué, violent et bête, mais quand même, quand tu lis, tu ne fais rien et pendant ce temps, certains sont très contents d’avoir les mains libres pour faire à ta place. Non ? Peut-être que je deviens un peu parano. Bon, à la limite, des livres d’amour…

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