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C'est Peu Dire

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Un Reste À Retrouver

29 décembre 2024 7 29 /12 /décembre /2024 03:33

Le départ fut programmé fin avril, non parce que c’était la fin du deuxième semestre universitaire, mais pour éviter de traverser la Sibérie en plein hiver. Aussi parce que, selon Diego, Nubecito grandissait et s’impatientait. Il avait fallu s’organiser un peu, ce qui n’était pas le fort de Brad qui prétendait, lui qui voyageait depuis tout petit en classe business, qu’il fallait savoir se perdre et improviser pour bien cheminer.

– C’est Maman qui cite toujours Neruda, Camino no camino… comment c’est déjà ?

– C’est vrai, Nadja adore ce poème, « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar, Voyageur, il n’y a pas de chemin, c’est en marchant que le chemin se fait ». C’est de Machado.

– Exactement ce que je disais : y’a-pas-d’camino, no-no, c’est-juste-de-l’impro, yo-yo, continua-t-il !

– Tu proposeras cette traduction à ta mère, dit Ludmilla en riant ; en attendant, c’est-l’bus-ou-l’auto, go-go, qui-fait-l’camino, co-co.

Je ne sais pas vous, mais moi, ces deux-là, ils m’émeuvent, pensait Nubecito sous le charme des pitreries des deux amis. Enfin, je dis qu’ils m’émeuvent, en fait, c’est justement ça qui me turlupine. Nous autres nuages, nous n’avons pas d’émotions. Ils disent de nous, en bas, qu’on est calmes ou en colère, qu’on sème la mort ou donne la vie, mais en fait, on n’est rien que des amas gazeux insensibles et sans intention. Pas de sentiments, pas d’émotions ; est-ce qu’on doit le regretter ? J’hésite. Depuis que je regarde de près les humains, je suis fasciné par leurs sentiments. C’est ce qu’ils ont de plus grand, de plus intense, de plus monstrueux aussi ; c’est unique. L’intelligence, on la trouve chez d’autres ; pareil pour la socialité ou l’organisation ; pour le beau, ils ont du potentiel, mais ils ne sont pas les seuls non plus (et je ne parle pas que d’un ciel de traîne au coucher du soleil sur les côtes hawaïennes !). Mais les sentiments, tous les sentiments, aussi bien la haine que l’amour, là, c’est énorme, c'est surhumain. Enfin, je me comprends. Comment ils ont pu inventer ça ? Je pense à l’amour de Diego pour sa fille – mais cet amour, il est plus fort que mille cyclones et cent tsunamis !

Ludmilla s’était occupée de la première partie du voyage, de Puerto Vallarta à Veracruz. Une première étape de presque cinq heures de bus pour rejoindre Guadalajara où elle avait une chambre à la cité universitaire. Le billet coutait 607 pesos avec la réduction étudiant. C’était une somme conséquente pour Ludmilla, mais Brad savait qu’il ne devait pas lui proposer de payer pour elle. Quand ils sortaient dîner ou boire un verre, ce qui arrivait assez rarement au demeurant, c’était chacun son tour, parce qu’elle n’acceptait pas d’être toujours invitée, mais refusait aussi de partager l’addition : c’est ce que font des collègues de bureau, pas des amis. Il y avait néanmoins deux choses qu’on pouvait lui offrir, et sans limites : des churros au chocolat et des livres.

Ludmilla aimait les livres. Tous les ans elle travaillait comme hôtesse à la Feria Internacional del Libro de Guadalajara, une des plus grandes foires du livre au monde. Ça lui permettait de gagner un peu d’argent. Mais elle savait bien tout ce qu’elle devait aux livres, beaucoup plus que quelques milliers de pesos ; elle leur devait la santé mentale, ni plus ni moins, peut-être même la vie.

Son enfance, dans un environnement tellement sale et violent, elle l’avait traversée grâce à Diego et aux livres. Elle avait beaucoup lu, mais pas pour s’évader, pas pour compenser, pas en s’inventant un monde magique et douillet, au contraire, elle avait lu pour apprendre la vie.

À propos de livre, elle devait en récupérer un à la librairie Carlos Fuentes. Voilà trois semaines qu’elle le cherchait. Elle avait fait tous les libraires et les bouquinistes de la ville, avait chargé un ami de chercher à Mexico, mais en vain. Elle avait bien son propre exemplaire, mais aurait préféré ne pas s’en séparer. Finalement, c’est un vendeur de la librairie qui lui avait trouvé un exemplaire d’occasion sur Mercado libre, l’ebay mexicain, pour deux cents pesos, « couverture tachée, quelques pages cornées, mais état acceptable ». C’était en fait un magnifique objet, une édition ancienne de Travels with a donkey ; il y avait une dédicace à peine lisible, quelques passages soulignés, et, fait incroyable, le livre sentait le pain d’épices, mais vraiment. Elle voulait l’offrir à Brad ; avec son anglais de collégien, ça lui prendrait une bonne partie du voyage pour le déchiffrer.

Le bus arrivait à Tequila, à une heure de Guadalajara. Ludmilla connaissait bien les lieux pour y emmener des touristes de temps en temps faire la ruta del Tequila.

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